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Chapitre 7

Author: P. A. Lance
last update Last Updated: 2025-05-08 03:45:36

La cafétéria d’EverCore Ind. avait ce bourdonnement perpétuel qu’on retrouvait dans les nœuds stratégiques du pouvoir : un lieu de passage, jamais vraiment neutre. Les discussions semblaient anodines, mais derrière les regards et les mots se tissaient des alliances discrètes. Céleste, elle, s’y rendait toujours à la même heure, observant, écoutant, intégrée mais invisible. Ce matin-là, elle avait troqué son écran contre un roman : Les Pendules, d’Agatha Christie.

Le choix n’était pas anodin. Elle y revenait souvent ces derniers temps, trouvant dans les méandres de cette intrigue une étrange résonance avec sa propre existence : un crime inexplicable, une victime sans identité claire, une maison pleine de mensonges, et une héroïne manipulée par ceux qui tiraient les ficelles.

Elle tourna une page, absente, lorsqu’une voix douce et bien trop assurée l’interrompit :

— Je ne pensais pas croiser quelqu’un ici avec ce livre en main.

Eleanor Vale. Son ton n’avait rien d’agressif, mais quelque chose dans son regard indiquait qu’elle n’avait pas abordé Céleste par hasard. Elle désigna la couverture d’un geste discret, un sourire à peine visible aux lèvres.

Céleste releva les yeux, piquée. Était-ce de la surprise ou une forme de test ?

— Tu l’as lu ? demanda-t-elle, sur ses gardes.

— Trois fois, répondit Eleanor sans détour. C’est l’un de mes préférés. Injustement ignoré, d’ailleurs.

Céleste referma le livre à moitié, glissant son doigt entre les pages comme pour garder une trace.

— Il est brillant. Sombre, surtout. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi… imprévisible.

— Exactement, acquiesça Eleanor en s’asseyant à ses côtés, comme si cette conversation allait de soi. On croit comprendre, mais on ne fait qu’avancer dans le labyrinthe qu’un autre a conçu pour nous.

Céleste sentit son cœur accélérer. C’était trop proche. Le sujet, la posture d’Eleanor, l’impression perverse qu’elle n’était pas la seule à parler en métaphore.

— Je viens d’arriver au chapitre huit, dit-elle, comme pour se rattacher à un fait objectif. L’héroïne pense avoir une longueur d’avance, mais j’ai l’impression qu’elle est instrumentalisée depuis le début.

Eleanor esquissa un sourire, presque complice.

— Ce que j’adore chez Christie, c’est ça : elle écrit des personnages qui croient avoir le contrôle, alors qu’ils sont les marionnettes d’un jeu plus grand. Ce n’est pas la victime ou le tueur qu’il faut observer, mais ceux qui tirent les ficelles autour.

Les mots tombèrent comme des pierres dans l’esprit de Céleste. Elle y reconnut un avertissement voilé. Était-ce une coïncidence ? Ou Eleanor, d’une façon ou d’une autre, devinait-elle ce qui se jouait ?

Elle soutint son regard, cherchant un indice.

— Tu penses qu’on est tous des pions, ici aussi ?

Eleanor inclina légèrement la tête, comme amusée par la question.

— Pas tous. Mais ceux qui veulent survivre doivent accepter de jouer. La neutralité, chez EverCore, est une illusion. Même un café peut être un coup stratégique.

Le silence s’installa entre elles, dense comme un brouillard chargé de sous-entendus. Céleste posa lentement son livre sur la table. Elle se sentit presque mise à nu — non pas par ce qu’elle avait dit, mais par ce qu’elle avait révélé en choisissant ce roman, ce jour précis.

— C’est drôle, dit-elle à mi-voix. J’ai toujours aimé les récits où la vérité est un leurre. Où personne n’est qui il prétend être.

Eleanor la regarda longuement, puis répondit d’un ton calme :

— Moi aussi. Peut-être parce que dans ce genre d’histoire, les gens ne montrent jamais leur vrai visage… sauf à ceux qu’ils choisissent vraiment.

Cette phrase, posée là comme une énigme, résonna dans l’esprit de Céleste. Et si Eleanor savait ? Ou devinait ? Elle reprit une gorgée de café pour masquer la crispation de ses doigts.

— On devrait continuer cette conversation, proposa Eleanor en se levant. Je te prêterai un autre Christie, encore moins connu, mais tout aussi fascinant. Tu verras, on finit toujours par s’y reconnaître.

Céleste hocha la tête, un sourire mesuré sur les lèvres.

— Avec plaisir.

Mais intérieurement, elle notait chaque mot, chaque intonation, comme on mémorise une énigme. L’échange n’était pas anodin. Ce n’était pas une conversation sur un livre. C’était une danse d’observation, un duel feutré entre deux femmes qui savaient que la réalité, ici, était plus perfide que la fiction.

Plus tard dans l’après-midi, alors qu’elle finissait d’annoter un rapport interne, une notification discrète s’afficha sur son écran.

Expéditeur : Daniel Harris

Objet : Dossier prioritaire – À récupérer immédiatement

Intriguée, elle prit l’ascenseur jusqu’à l’étage réservé aux cadres. Le bureau de Daniel Harris était austère, impeccablement rangé. Il l’invita à entrer d’un simple signe de tête, sans lever les yeux de son écran.

— Emilia, voici une tâche qui pourrait te distinguer.

Il fit glisser un dossier vers elle, sans préambule.

Céleste le prit, le parcourut rapidement. Une compilation de rapports confidentiels sur des investissements récents d’EverCore dans plusieurs start-ups technologiques : IA, cybersécurité, biotechnologie.

— Ethan veut un rapport synthétique, objectif et stratégique d’ici vendredi. Tu as trois jours. Il doit pouvoir s’en servir en réunion sans avoir à reformuler une phrase.

Céleste fronça légèrement les sourcils.

— Pourquoi moi ?

Daniel la fixa un instant. Puis, lentement :

— Parce que tu n’as pas encore d’habitudes à désapprendre. Et parce que tu sembles capable de voir ce que les autres ratent.

Un compliment… ou un test ?

— Je m’en occupe, répondit-elle avec calme.

— Si ton analyse est claire et fiable, d’autres tâches suivront. Tu veux progresser ici, non ?

Céleste acquiesça. Chaque marche gravie la rapprochait du cœur névralgique d’EverCore. Et de Julian Vale.

— Considère ce rapport comme ta première vraie pièce sur l’échiquier, ajouta Daniel. Et choisis bien tes mots. Ethan ne tolère ni imprécision… ni opportunisme mal dissimulé.

Elle referma le dossier et se leva.

— Message reçu.

De retour à son bureau, Céleste se mit immédiatement au travail. Elle savait qu’à travers ce rapport, ce n’était pas seulement sa compétence qu’on évaluait, mais sa capacité à s’intégrer dans les rouages d’EverCore sans se faire broyer.

Et tandis qu’elle alignait les données, les pourcentages de croissance et les risques d’instabilité géopolitique, son esprit revenait à Eleanor, à Les Pendules, à sa situation actuelle.

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