Maya
Je me réveille en sursaut. Quatre heures quarante-sept.
Mes draps sont en désordre, comme si j’avais lutté toute la nuit. Et c’est vrai, au fond. Ce n’était pas du sommeil, c’était un combat. Une tentative vaine de repousser une présence qui ne me quitte plus.
Lior.
Il s’est glissé dans mes pensées comme une encre noire sous la peau, s’étalant lentement, irrémédiablement, jusqu’à ce que tout ce que je suis en soit taché. Je ferme les yeux. Je vois son regard. Je les rouvre. Je sens encore son odeur.
Je me lève. Douche brûlante. Je veux gommer sa trace, laver ce qu’il a déclenché. Mais rien ne part. Ni la tension, ni la chaleur dans mon ventre, ni cette sensation d’être observée même dans la solitude.
Je m’habille vite. Je sors avant que le soleil ne se lève. J’ouvre le studio une heure plus tôt. Je ne supporte plus les murs de mon appartement. Trop étroits. Trop silencieux. Ici au moins, j’ai mes outils. Mon monde. Mon contrôle.
Je commence un croquis. Rien de prévu aujourd’hui. Aucun rendez-vous. Juste du silence et du vide à combler.
Mais à dix heures, il passe la porte.
Comme s’il avait entendu mon besoin avant moi.
Lior.
Toujours aussi calme. Trop calme. Une tempête en costume sombre. Un regard qui fixe sans jamais trembler. Je ne dis rien. Il s’avance. Il ne demande pas s’il peut entrer. Il sait déjà la réponse.
— J’ai repensé à ce que vous avez dit, hier soir.
Sa voix est grave. Elle accroche les murs. Elle fait vibrer l’air.
Je lève les yeux de mon dessin.
— Et qu’ai-je dit d’inoubliable ?
— Que ce n’était pas un jeu. Que j’étais dangereux. Que vous aviez peur.
Je le fixe. Il s’approche encore. Assez pour que je sente la chaleur de son corps irradier vers moi.
— Et vous êtes revenu malgré ça ?
— Justement pour ça.
Je recule légèrement, mais pas assez. Il me suit du regard. Pas un geste brusque. Tout chez lui est lent, précis, calculé. Comme un prédateur. Comme s’il savait qu’il finirait par m’avoir. Et qu’il n’avait pas besoin de se presser.
— Je ne tatoue pas sans rendez-vous, Lior.
Il sort une enveloppe. Il la pose sur le comptoir.
— Dedans, il y a une photo. Et une question.
Je ne bouge pas. Il me pousse à bout, doucement. Subtilement.
J’ouvre.
C’est une cicatrice. Une longue balafre sur une épaule d’homme. La sienne, sûrement. Mal recousue. Un souvenir brut d’un événement qu’il ne me nomme pas. Je sens mes doigts trembler.
Au dos de la photo, une phrase : Tu peux la rendre belle ?
Je relève les yeux. Il est toujours là, figé. Attentif. Il n’attend pas juste ma réponse. Il attend ma réaction. Ma faille.
— Tu veux que je la tatoue ? dis-je à voix basse.
— Je veux que tu lui donnes un sens. Ou que tu l’effaces.
Le ton a changé. Moins de défi. Plus de douleur. Et cette douleur m’accroche.
Je devrais dire non. Je devrais rester dans les limites. Mais je le fais entrer. Je verrouille la porte. Je tire les rideaux.
— Enlève ta chemise, dis-je sans détour.
Il obéit. Il ne sourit pas. Il ne provoque pas. Il expose.
Et je reste figée devant son dos. Ce n’est pas qu’une cicatrice. C’est une histoire. Un silence trop lourd, trop ancien. La chair parle mieux que les mots. Et cette chair-là a hurlé un jour.
Je m’approche. Je effleure la ligne. Il tressaille à peine.
— Tu l’as eue où ?
— Dans un autre monde. Un monde qui n’existe plus. Mais dont je porte encore les traces.
Je l’examine en silence. Je prends des mesures. Je fais des esquisses rapides. Une branche d’olivier. Un serpent. Un animal mythique. Chaque idée me semble trop faible. Trop décorative.
— Tu veux cacher ou sublimer ? je demande.
Il me regarde par-dessus son épaule.
— Je veux que tu comprennes. Et que tu marques à ton tour.
Je me fige.
— Ce n’est pas juste un tatouage, alors.
— Non. C’est un pacte.
Je ne réponds rien. Parce que je sais qu’il a raison. Ce que je vais tracer sur sa peau ne s’effacera jamais. Ce que je ressens maintenant non plus.
Je commence à dessiner. Des lignes fines. Des courbes puissantes. Un animal aux yeux de feu. Une créature hybride. Sauvage. Blessée. Vivante.
Il me regarde faire pendant des heures. Il ne parle pas. Il ne bouge pas. Et plus je dessine, plus je m’oublie. Plus je me perds dans la création, dans sa présence, dans cette tension invisible qui lie nos gestes.
— Tu dessines comme on respire, dit-il doucement.
— Et toi, tu me regardes comme on me lit.
Il s’approche. Il s’assoit à côté de moi. Je sens sa jambe frôler la mienne. Je ne me recule pas.
— Pourquoi tu te caches, Maya ? demande-t-il, presque tendrement.
Je serre les dents.
— Et toi, pourquoi tu cherches autant ?
Il ne répond pas.
Son regard descend sur mes lèvres.
— Tu crois que tu peux me repousser encore longtemps ? murmure-t-il.
Je réponds sans réfléchir :
— Je crois que je n’ai pas envie de réussir.
Le silence tombe. Épais. Chargé d’un désir qu’on n’ose pas toucher. Pas encore.
Il se lève. Il remet sa chemise.
— Je reviendrai demain. Pour l’encre.
Je hoche la tête. Mécanique. Vidée. Saturée.
Il sort.
Et je reste seule. Les doigts tachés de graphite. Le cœur cabossé. L’âme marquée.
Je crois que je suis déjà tatouée de lui.
L’orage menace au loin. Le ciel est chargé, bas, comme ma patience. Je suis debout devant la baie vitrée de mon bureau, les mains croisées dans le dos, les yeux fixés sur l’horizon nocturne. Les lumières de la ville vacillent, minuscules, pathétiques. Tout ce monde qui vit… sans savoir que je pourrais l’éteindre d’un claquement de doigt.Mais ce soir, je ne pense pas à la ville.Je pense à elle.Elle m’évite. Me fuit. S’imagine hors de portée.Elle rêve.Maya a cru que me dire non la sauverait. Que me repousser mettrait un terme à ce que je ressens. À ce que je suis. Elle croit qu’elle a gagné quelque chose. De la liberté, peut-être.Mais je ne suis pas un homme qu’on tient à distance.Je suis le roi. Et quand un roi veut une chose, il la prend.Je pivote lentement. Sur mon bureau, les écrans diffusent les images de ses derniers mouvements. Elle travaille tard. Elle sort peu. Elle se méfie. Elle sent que je suis proche. Elle a ce sixième sens qu’ont les bêtes traquées.Mais elle ne m’
La nuit est glaciale, mais l’intérieur du manoir est baigné de chaleur. Une chaleur lourde. Chargée de tension, de murmures et d’ombres qui rampent le long des murs comme des bêtes apprivoisées.Je pénètre dans la salle de réunion, mon pas régulier résonnant sur le marbre noir. Tous se taisent dès qu’ils m’aperçoivent. Les rires étouffés s’évanouissent. Les regards s’alignent. Je suis en retard. Je le sais. Ils n’osent pas me le faire remarquer.Pas parce qu’ils me respectent.Parce qu’ils me craignent.— Où est Ezio ? demandé-je sans lever les yeux.— Il est en route, me répond Saul, mon bras droit, la voix prudente.Je hoche la tête et prends place à l’extrémité de la longue table rectangulaire. Ma chaise est plus haute. Plus sombre. C’est un trône dans un royaume sans couronne.Je n’ai pas besoin de bijoux pour qu’on sache que je suis le roi ici.— Rapports, dis-je.Le déluge commence. Trafic d’armes. Paiements en retard. Territoires disputés à l’Est. Négociations avec les Serbes.
Je sens ses lèvres sur les miennes comme un coup de poing dans la poitrine.Brûlant. Brutal. Vivant.Tout mon corps réagit, pris de court par la violence de ce baiser. Mes mains s’agrippent à son sweat, mes ongles creusent son dos, ma bouche répond à la sienne sans penser, sans filtrer. J’ai oublié la peur, oublié la raison. Il m’embrasse comme un homme affamé, et j’ai le vertige d’être son seul repas.Et je déteste ça.Je déteste cette faille en moi qui s’ouvre sous ses doigts. Cette faille que je croyais avoir scellée à coups de solitude, de méfiance, de silence.Il est trop proche. Trop réel. Trop vivant.Il sent le froid du dehors, mais il brûle de l’intérieur. Sa main dans mes cheveux, sa bouche sur la mienne, son souffle saccadé… tout en lui est une tempête qui m'arrache à mes repères.— Arrête, soufflé-je entre deux souffles.Mais ma voix est trop basse. Trop éraillée. Trop faible.Et lui, il ne m’écoute pas.Ou peut-être qu’il entend, mais qu’il comprend autre chose. Il entend
Je devrais être loin. À cette heure-ci, j’ai mille choses à gérer. Des hommes à contrôler. Des deals à conclure. Des menaces à éliminer.Mais je suis là.Assis dans ma voiture, moteur coupé, devant chez elle.Je la regarde par la vitre embuée. Elle n’a pas fermé les rideaux. Trop habituée à son anonymat, trop confiante dans l’ombre. Erreur. Chaque lumière chez elle est une invitation. Et moi, je n’ai jamais été capable d’ignorer une provocation.Elle est dans son salon, un carnet sur les genoux, concentrée, le visage tiré, les cheveux encore humides. Une main soutient sa tempe, l’autre esquisse des formes rapides. Elle mordille son crayon. Elle ne sait pas qu’elle m’a déjà dessiné mille fois dans sa tête.Je ne suis pas un homme à obsessions. Je prends. Je consomme. Je jette. Je laisse des corps derrière moi – au sens propre comme au figuré. Mais elle… elle ne se laisse pas prendre. Elle me griffe. Me résiste. Elle ne ploie pas.Et c’est pour ça que je la veux.Je l’ai sentie dans cha
MayaJe devrais être en train de ranger mon studio. Fermer les volets. Désinfecter les aiguilles. Me laver de lui. Mais je reste là, figée. Mon regard est encore accroché à l’endroit où il m’a touchée. Mon poignet brûle. Comme si le baiser qu’il y a déposé avait laissé une marque invisible.Lior.Il a quitté la pièce il y a dix minutes. Ou une heure. Je ne sais plus. Le temps ne tourne plus normalement quand il est là. Il le tord. Il le brise. Il le refaçonne à son image.Mon souffle est court. Mes mains tremblent. Mon cœur bat trop vite pour que ce soit simplement de la peur. Et c’est ça qui m’effraie le plus.Ce n’est pas lui qui me fait peur.C’est ce qu’il provoque en moi.Je me déteste de penser à sa peau chaude, tendue sous mes doigts. À la façon dont ses yeux m'ont regardée comme s'ils pouvaient déshabiller mes pensées. Il n’a rien dit de séduisant. Pas un mot doux. Pas une promesse. Et pourtant… tout chez lui est une invitation au danger.Je sais qu’il est toxique. J’en suis c
LiorLe monde a un goût différent depuis que je l’ai vue. Comme si chaque détail portait maintenant son empreinte. Comme si chaque silence avait sa voix en écho.Maya.Ce prénom ne me quitte pas. Il m'habite. Il racle mes nerfs, il colle à mes pensées. Ce n'est pas une obsession, non. C'est pire. C'est une évidence. Comme une faim que rien ne peut étancher, à part elle.Je la revois, concentrée, penchée sur mon dos, ses doigts fins effleurant ma peau avec la même délicatesse qu’un souffle. Elle m’a lu comme on déchiffre une cicatrice, lentement, méthodiquement, avec cette douleur silencieuse dans les yeux. Elle ne sait pas ce qu’elle a réveillé.Ce matin, je retourne à elle. Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas besoin. J’ai passé la nuit à relire chaque geste, chaque mot qu’elle n’a pas dit. Elle a cru me repousser, mais je l’ai sentie faiblir. Et ce fléchissement... c’est ma victoire.Le studio est fermé quand j’arrive. Huit heures. J’attends. Dos au mur, bras croisés. Certains fument pour
MayaJe me réveille en sursaut. Quatre heures quarante-sept.Mes draps sont en désordre, comme si j’avais lutté toute la nuit. Et c’est vrai, au fond. Ce n’était pas du sommeil, c’était un combat. Une tentative vaine de repousser une présence qui ne me quitte plus.Lior.Il s’est glissé dans mes pensées comme une encre noire sous la peau, s’étalant lentement, irrémédiablement, jusqu’à ce que tout ce que je suis en soit taché. Je ferme les yeux. Je vois son regard. Je les rouvre. Je sens encore son odeur.Je me lève. Douche brûlante. Je veux gommer sa trace, laver ce qu’il a déclenché. Mais rien ne part. Ni la tension, ni la chaleur dans mon ventre, ni cette sensation d’être observée même dans la solitude.Je m’habille vite. Je sors avant que le soleil ne se lève. J’ouvre le studio une heure plus tôt. Je ne supporte plus les murs de mon appartement. Trop étroits. Trop silencieux. Ici au moins, j’ai mes outils. Mon monde. Mon contrôle.Je commence un croquis. Rien de prévu aujourd’hui.
MayaJe sens encore ses yeux sur ma nuque.Comme un feu qui n’éclaire rien mais brûle tout. Lior. Son prénom claque dans ma tête avec une régularité inquiétante, comme un tambour de guerre que je suis seule à entendre. Depuis qu’il a passé la porte une deuxième fois, depuis qu’il a retiré sa chemise sans une once d’hésitation, quelque chose en moi s’est déplacé. Je lutte. Mais c’est une guerre silencieuse, déséquilibrée. Une guerre que je mène seule contre une attraction qui me dépasse, me ronge, me consume par endroits.Je nettoie les aiguilles avec une minutie maladive. Je range les encres, encore et encore. Je passe et repasse la lingette sur la table alors qu’elle est déjà propre. Mes gestes sont automatiques, trop rapides, trop nerveux. Mes pensées sont pleines de bruit. Pleines de lui.Il m’a regardée comme un homme qui sait exactement ce qu’il fait. Et ce qu’il veut.Et ce qu’il veut… c’est moi.Pas pour une histoire. Pas pour du miel ou des fleurs. Non. Il me veut comme on veu
LiorJe la sens encore.L’odeur de son shampoing, entre le jasmin et l’orage. Le frôlement involontaire de ses doigts sur ma peau. Ses yeux, clairs mais gardés. Maya. Elle porte son prénom comme un secret. Et moi, je porte mes ruines avec insolence.Je remonte dans la voiture sans démarrer. Les phares de la rue trouent l’obscurité. Mon bras me brûle doucement, là où ses aiguilles ont percé la peau. Ce n’est pas la douleur du tatouage. C’est autre chose. Une marque plus profonde. Une empreinte invisible.Elle m’a regardé comme on regarde un danger. Avec lucidité. Avec peur. Et peut-être aussi… avec cette attraction qu’on refuse de nommer. Celle qui naît dans le creux du ventre et fait battre le cœur plus fort que de raison.Je n’avais pas prévu de pousser cette porte. Je devais juste passer, récupérer quelque chose, repartir. Et puis j’ai vu ses dessins. Précis, vivants, douloureux. Comme elle.Alors j’ai improvisé.Ce n’est pas mon genre, normalement. Je ne laisse pas de place à l’imp