Lior
Le monde a un goût différent depuis que je l’ai vue. Comme si chaque détail portait maintenant son empreinte. Comme si chaque silence avait sa voix en écho.
Maya.
Ce prénom ne me quitte pas. Il m'habite. Il racle mes nerfs, il colle à mes pensées. Ce n'est pas une obsession, non. C'est pire. C'est une évidence. Comme une faim que rien ne peut étancher, à part elle.
Je la revois, concentrée, penchée sur mon dos, ses doigts fins effleurant ma peau avec la même délicatesse qu’un souffle. Elle m’a lu comme on déchiffre une cicatrice, lentement, méthodiquement, avec cette douleur silencieuse dans les yeux. Elle ne sait pas ce qu’elle a réveillé.
Ce matin, je retourne à elle. Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas besoin. J’ai passé la nuit à relire chaque geste, chaque mot qu’elle n’a pas dit. Elle a cru me repousser, mais je l’ai sentie faiblir. Et ce fléchissement... c’est ma victoire.
Le studio est fermé quand j’arrive. Huit heures. J’attends. Dos au mur, bras croisés. Certains fument pour passer le temps. Moi, j’écoute le silence. J’écoute le monde respirer. Et j’écoute surtout ce que mon corps hurle sans que je puisse l’arrêter : je la veux.
À huit heures quarante, elle arrive. Manteau trop large, regard dissimulé sous des lunettes de soleil inutiles. Elle me voit. Elle ne s’arrête pas. Elle déverrouille la porte sans un mot. Je la suis. Évidemment.
— Tu es en avance, grogne-t-elle.
— Je suis impatient.
Elle retire ses lunettes. Son regard est cerné, mais brûlant. Fatiguée, et pourtant magnifique dans cette fatigue. Une femme qui lutte contre un feu intérieur.
— Assieds-toi. Je vais préparer le matériel.
Je m’installe. Torse nu. Bras détendu. Mais à l’intérieur, c’est le chaos. Elle me fait cet effet. Elle me désarme là où d’autres n’ont jamais eu prise.
Elle revient avec l’aiguille et l’encre noire.
— Le motif, tu ne veux pas le revoir une dernière fois ?
— Non. Je te l’ai confié.
Elle marque un arrêt. Elle ne s’attendait pas à cette confiance. Ou peut-être qu’elle sent ce qu’il y a derrière : ce n’est pas de la confiance, c’est une offrande.
Elle nettoie la zone, doucement. Ses doigts sont glacés. Ou c’est ma peau qui brûle. Je ne sais plus.
Puis l’aiguille commence à vibrer.
La douleur est immédiate. Pure. Elle trace dans ma chair ce qu’elle a imaginé avec son cœur. Et moi, je reste là. Immobile. Chaque point d’encre est comme une morsure. Et je ne veux rien d’autre. Je veux qu’elle me marque. Qu’elle laisse en moi quelque chose d’elle. Un souvenir. Un fragment. Un poison doux.
Le temps passe. Deux heures. Trois. Elle ne parle pas. Mais elle respire plus fort. Je l’entends malgré le bourdonnement de la machine. Elle se bat contre ce qu’elle ressent. Et plus elle résiste, plus elle me donne envie de la briser.
Je parle enfin.
— Tu crois en ce que tu fais ?
Elle relève les yeux, surprise par la question.
— Oui.
— Et tu crois en moi ?
— Je ne crois pas en ce qui me fait peur.
Je souris. Elle avoue. Je suis sa peur. Parfait.
— Alors tatoue-moi ta peur.
Elle hésite, l’aiguille suspendue au-dessus de ma peau.
— Tu veux que je laisse une trace de moi ?
— Je veux que tu laisses une trace que seul moi je peux porter.
Elle m’observe. Longuement. Puis elle reprend. Cette fois, je sens la différence. C’est plus personnel. Plus vif. Presque intime.
Elle me donne une partie d’elle.
À la fin, elle s’écarte. Elle nettoie le dessin en silence. Et quand elle tend le miroir, je découvre ce qu’elle a fait.
Un dragon. Noir et éclaté, courbé sur ma cicatrice. Mais ce n’est pas un dragon de conte. Il est brisé, sauvage, les ailes incomplètes. Il ne vole pas, il rampe. Il saigne encore. Mais il tient bon. Et dans son œil, elle a glissé une touche d’or.
Moi.
Je me relève, lentement. Elle me tend un tissu pour me couvrir. Je ne le prends pas. Je la fixe.
— Tu as mis quelque chose de toi, là-dedans.
Elle recule d’un pas.
— C’est un travail, Lior.
— C’est une confession.
Elle serre les dents. Elle refuse de plier. J’admire ça.
Alors je fais ce que je n’avais pas prévu. Je m’approche. Je prends son poignet.
Elle ne bouge pas.
Je le relève à hauteur de mes lèvres.
— Tu me marques, je te marque.
Je baisse lentement la tête et je dépose un baiser là, juste au creux de sa peau, là où la veine palpite.
Elle halète. Une inspiration trop courte. Trop vive. Son corps trahit ce qu’elle veut cacher.
— Arrête, souffle-t-elle.
— Dis-moi de sortir, et je sors.
Elle ne dit rien. Elle tremble.
Alors je relâche son poignet. Je recule.
— Je reviendrai, Maya.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as réveillé quelque chose que tu ne contrôles plus.
Je la laisse là. Le silence est plus lourd que mille cris. Mais je sais. Elle m’a tatoué la peau, moi je suis déjà en train d’écrire en elle. L’encre n’est pas encore visible, mais elle est là. Elle coule doucement, lentement.
Et bientôt, elle ne pourra plus me laver de sa mémoire.
Je suis déjà là, sous sa peau.
MAYAJe n’ai pas dormi.Pas vraiment.Pas profondément.Depuis des jours, peut-être des semaines, mon corps reste en alerte, même quand mes paupières se ferment. Même quand la fatigue me broie les os. Même quand mes pensées s'effilochent dans le vide. C’est comme vivre dans un souffle suspendu.Mais cette nuit…Il est là.Et c’est peut-être la seule chose qui empêche mon cœur de se fissurer une fois de plus.Je le sens avant même que ses pas ne trahissent sa présence. Avant même que le loquet ne grince. C’est dans l’air. Dans ce battement en moins. Dans ce frisson qui me traverse comme une onde. Il approche. Il hésite. Il entre.Je ne me retourne pas tout de suite.Je reste dos à lui, assise sur le lit, la chemise de nuit glissant sur une épaule nue. La lune découpe mon corps à travers la fenêtre. Je suis vulnérable, exposée, mais je m’en fiche.Je veux qu’il me voie comme ça.Pas forte. Pas armée. Pas protégée par ma rage ou mes silences.Juste Maya.Quand il referme la porte derrièr
LUCIAIl ne dit rien.Et c’est justement ce silence qui me brûle plus que n’importe quel mot.Je suis là, debout, les poings crispés, la gorge nouée, le cœur en ruine, et lui… il reste là, figé, à détourner les yeux comme si affronter ma douleur serait un poids trop lourd.Je me sens trahie.Pas par un ennemi, non.Mais par lui.Par celui qui devait être mon refuge, mon roc, ma protection quand tout s’écroule.Et dans notre monde, quand tout s’écroule… les corps tombent avec le silence.— Tu savais… Tu sentais qu’elle était là, pas vrai ? chuchoté-je, la voix chargée d’un venin que je peine à retenir.Lior lève lentement la tête vers moi. Son regard est fatigué, un peu perdu, mais surtout… coupable.Il a ce regard qu’ont les soldats revenus trop tard du front.Je n’ai pas besoin d’une réponse.Je la vois. Je la sens.Il a ressenti l’ombre. Il l’a sentie rôder.Et il n’a rien fait.— Lucia, ce n’est pas si simple…— Pas si simple ? Je ris, un rire amer, blessé. Tu trouves ça compliqué,
LUCIELe silence qui suit la tempête n’est jamais un répit. C’est une trahison.Un calme trompeur, pesant, saturé de cette attente insoutenable qui précède toujours la tempête suivante.Le souffle suspendu d’un monde au bord du basculement.Chaque fibre de mon être s’éveille dans ce vide oppressant, ce moment où tout semble figé, où même le temps retient son souffle.Je profite de ce silence. Je me glisse dans l’ombre comme une vague noire, insaisissable, fluide.Je deviens ce que personne ne peut saisir, ce que personne ne peut anticiper.Une ombre au cœur même de l’obscurité.Le vent est mon complice. Il caresse les feuilles mortes, pousse un soupir lugubre à travers les branches tordues des arbres.Il transporte leurs murmures, leurs secrets, leurs failles.Je tends l’oreille.Je sens leurs présences dispersées, éparpillées, mais jamais réellement brisées.Ils sont blessés, fatigués, rongés par la peur.Et pourtant, ils tiennent encore.Lucia est fragile. Oui. Une flamme vacillante
LUCIALe silence tombe enfin, lourd et oppressant, comme une chape de plomb qui recouvre la forêt endormie. Autour de nous, les bruissements des feuilles se font rares, les cris se dissipent, et les cliquetis des armes s’effacent lentement, emportés par un vent glacial qui s’engouffre entre les troncs, chuchotant d’anciens secrets.Je reste debout, silhouette fragile et tremblante au cœur de cette immensité obscure. Mon corps tout entier vibre encore, marqué par la violence du combat. Mes muscles sont douloureux, crispés, mes articulations raides, et mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va déchirer ma cage thoracique, résonnant dans ma poitrine comme un tambour de guerre.Je me sens vidée.Brisée.Et pourtant… plus vivante que jamais.À mes côtés, Lior respire avec difficulté. Ses traits sont tirés, marqués par la fatigue et la tension, mais ses yeux brûlent d’une intensité qui embrase mon sang, me donne la force de tenir.Il ne parle pas.Ne bouge pas.Mais sa présence es
LIORLe vent froid me brûle la peau, s’engouffre sous mes vêtements, mais il ne fait plus qu’un avec la rage qui couve en moi. Cette colère qui consume, qui dévore, qui me pousse à avancer malgré la nuit épaisse. Chaque pas dans la forêt devient un défi, chaque bruissement de feuilles un danger imminent. Lucie est proche. Je le sens dans l’air, dans cette tension électrique qui fait vibrer l’atmosphère autour de nous. Sa présence glaciale s’insinue partout, tord la réalité, déforme les ombres. C’est comme si la forêt elle-même retenait son souffle, figée dans cette attente oppressante.— On avance, dis-je à voix basse, presque un murmure.Derrière moi, Nath, Yona et Élie suivent, silhouettes concentrées, immobiles, comme des ombres prêtes à surgir.Le fil rouge que Lucie a laissé derrière elle n’est pas un chemin, c’est un piège. Un leurre destiné à nous entraîner là où elle veut, à nous guider dans sa toile.Elle joue avec nous.Elle veut qu’on croit qu’on la rattrape.Mais c’est ell
LIORLe vent est glacial. Il fouette mon visage et m’arrache presque un grognement, mais je ne le sens pas vraiment. Ma colère consume tout, elle brûle mes veines, embrouille mes pensées, alimente ma traque. Elle devient le feu qui me pousse en avant, toujours plus loin, toujours plus vite.Lucia est en danger.Je suis là, sur ses traces, avec Nath, Yona et Élie.Mais c’est moi qui la cherche. Moi, qui la dois sauver.Je serre les poings. Les doigts crispés autour du manche de mon couteau, une arme qui me rassure, mais aussi un symbole de ce combat qui ne se mène pas seulement avec le métal.Lucie.Son nom sonne dans ma poitrine comme un coup de poing sourd. Un rappel lancinant de ce qu’elle représente. Celle qui me hante, celle qui détruit, celle qui m’a fait vaciller.Je n’ai pas peur de mourir.Ce que je redoute, c’est ce qu’elle pourrait faire à Lucia.Ce qu’elle pourrait lui arracher.Ce que je ne pourrai pas réparer.Cette cicatrice dans nos vies, plus profonde que toutes les bl