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Chapitre 8

Chapitre 8

Extrait du journal intime de Gabriela :

 

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai vingt ans. Mais ce soir, en rentrant chez moi, j’ai compris que je ne le fêterais pas avec ma famille, autour d’une pâtisserie, comme nous en avions l’habitude.

Dès que j’ai passé la porte, j’ai de nouveau entendu des cris et des pleurs. Je savais bien d’où cela provenait, et je me doutais aussi de la scène à laquelle j’allais être confrontée : ma mère devait sans doute être en train de sangloter tandis que mon frère tentait de contenir sa colère, sans trop de succès. Il est dur de voir souffrir les êtres que l’on aime, et pourtant, il allait falloir que je m’y habitue, au vu de la récurrence de leurs conflits !

Je connais par avance la teneur de leur dispute : au départ, ma mère et mon frère font le même constat, mais avec des réactions contradictoires : le gouvernement de Perón est corrompu ! Mon frère Manolo a dû déclarer que dès qu’il y a du pouvoir en jeu, les hommes perdent la tête et n’ont plus de valeurs humanistes.

La première femme de Perón, Éva dite Evita, avait toujours eu du charisme, mais elle n’avait pas de véritables prérogatives... ou bien était-elle d’accord avec son mari ? Mais j’ai du mal à l’envisager : comment peut-on être sur la même longueur d’onde que lui ? Cela me dépasse ! Eva a été aimée par le peuple et protégée jusqu’à sa mort ; sans doute parce qu’elle avait l’air de vouloir nous aider, nous, les ouvriers. Isabel, sa deuxième épouse, était de la même trempe que son compagnon puisqu’elle a agi comme lui dès qu’elle a été présidente. Nous avons connu plusieurs Juntes, ces coups d’état qui devait nous amener la démocratie, mais chaque gouvernant suivant ne vaut pas mieux que le précédent.

Mon pays vit avec une chape de plomb sur la tête ! Nous nous trouvons tous dans une situation précaire. Rien ne se parle par crainte de représailles, des personnes ont subi des passages à tabac et à présent, ceux qui osent protester disparaissent. On retrouve de plus en plus de corps sans vie dans des fossés, avec de multiples traces de coups qui ont fini par avoir raison d’eux.

Le plus grave est que la police ne semble pas vouloir intervenir. Beaucoup d’étrangers sont arrivés dans mon pays, et ce depuis des années, des Allemands en majorité. Ils vous regardent de haut en bas avec un air qui vous glace le sang, comme s’ils désiraient vous déshabiller ou vous faire du mal. Ces hommes se comportent comme les maîtres du monde et me font froid dans le dos ! Ils sont près des arcanes du pouvoir, et je ne comprends pas que le gouvernement les traite comme des invités de marque ! Ou je le devine trop et cela me pétrifie...

Mais je reprends donc mon histoire : j’ai franchi la porte de la cuisine et à mon arrivée, les mots douloureux m’ont encore plus atteinte. Ma mère était assise devant le poêle, comme souvent, et pleurait silencieusement. Mon frère avait le visage fermé. Il disait :

– Maman, tu ne peux pas nier ce qui se passe !

– Mais pourquoi tu irais au-devant des ennuis, Manolo, on n’en a pas assez ?

– Parce que c’est en voulant faire l’autruche et en agissant comme si les problèmes n’existaient pas que l’on en récolte beaucoup plus ! Je ne désire pas habiter dans un monde de terreur Mama 9, comprends-le ! Je ne souhaite pas que ma petite sœur ressente de la peur quotidiennement ! Je réclame que l’on puisse vivre sereinement. C’est notre droit !

 

Mon cœur s’est serré en entendant mon frère parler de moi. Les larmes me sont montées aux yeux : s’il se bat tous les jours et prend des risques pour contrer le gouvernement, c’est donc aussi pour moi, pour mon bien. Mais cela signifie que s’il meurt, cela sera à cause de moi, et cette possibilité m’est difficilement supportable.

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