LOGINÉric
Je n’arrive pas à dormir.
Le silence dans la chambre est presque oppressant. On n’entend rien, sinon le souffle régulier de Clara, étendue à mes côtés. Ou peut-être qu’elle fait semblant. Clara a cette manière de se retirer sans faire de bruit, de s’éclipser sans crier, mais son absence se fait sentir comme une gifle silencieuse. Le drap entre nous devient un mur. Une frontière invisible. Une barrière que je ne franchis plus depuis des semaines. Depuis elle.
Jade.
Toujours elle.
Elle me hante. Dans mes insomnies, dans les couloirs de mon esprit, dans chaque espace vacant de mon corps que Clara ne touche plus. Elle est là, comme un écho entêtant. Je ferme les yeux, et ce ne sont pas les souvenirs de mon mariage qui me reviennent. Ce sont les siens. Ses rires, ses mains, sa voix grave, légèrement voilée, ce grain dans ses intonations qui me vrille la mémoire.
Je l’ai laissée entrer , pire : je l’ai appelée.
Et tout a commencé il y a huit mois.
À Lyon.
Une conférence juridique comme tant d’autres. Trois jours d’interventions plates, de powerpoints illisibles, de discussions molles sur la jurisprudence. J’étais venu par obligation, pour représenter le cabinet. Je m’y suis traîné sans grande motivation, persuadé que je rentrerais avec plus de fatigue que d’intérêt. J’étais fatigué déjà. Usé, en fait. Et puis… elle.
Je m’en souviens comme si c’était ce matin.
La salle du cocktail était lumineuse, presque trop. Des projecteurs froids, une moquette beige, des serveurs mécaniques qui passaient entre les groupes de juristes engoncés dans leurs certitudes. Et moi, seul près du mur, un verre à la main. J’observais les visages sans les voir.
Et elle, elle était là.
Accoudée au comptoir, un verre de vin rouge à la main. Pas de badge autour du cou. Pas d’air embarrassé. Elle n’était pas venue apprendre. Elle était venue déranger. Elle le portait dans le regard.
Ses yeux ont croisé les miens. Il n’y avait rien d’innocent dans ce regard. Ni provocation, ni soumission. Juste une évidence. Comme si elle m’avait attendu. Comme si elle savait ce que j’étais venu chercher, avant même que je m’en rende compte.
Rien de criard chez elle. Une robe noire, simple mais diablement ajustée, fendue légèrement sur la cuisse, qui découvrait une épaule nue. Sa peau était pâle, mais pas fragile. Sa bouche rouge, éclatante, comme une promesse. Elle ne regardait pas. Elle piégeait.
Et moi, comme un con, je suis tombé dedans.
Je me suis approché. Pas pour lui parler. Juste pour exister dans son champ de vision. Peut-être pour qu’elle me chasse, peut-être pour qu’elle me dévore. Je ne sais pas ce que j’espérais. Ou peut-être que si. Peut-être que j’avais déjà envie de faire une erreur. Une vraie. Une erreur qu’on choisit en silence.
— Vous avez l’air de vous ennuyer autant que moi, a-t-elle dit, sans même se tourner.
Sa voix. C’était une gifle douce, rauque, presque trop calme. Une voix de fin de nuit. Une voix qu’on n’oublie pas.
— J’avoue que j’ai connu plus palpitant, ai-je répondu, sans cacher mon sourire.
— Et pourtant, vous êtes resté.
— Par devoir professionnel. Et vous ?
Elle s’est enfin tournée vers moi. Lentement. Elle a planté ses yeux dans les miens, et j’ai eu cette impression étrange : elle me lisait. Pas comme un livre ouvert. Comme un verdict. Froid. Définitif.
— Je suis venue pour voir jusqu’où vous irez.
Je me souviens avoir ri. Un rire nerveux, étonné, troublé.
— Pardon ?
— Ne jouez pas au naïf, Éric.
Elle connaissait mon prénom. J’ai eu un petit frisson. Pas de peur. D’excitation. De vertige.
— On s’est déjà vus ?
— Non. Mais je vous ai lu.
Elle a bu une gorgée de vin sans me quitter des yeux. Et à cet instant précis, j’ai senti la ligne de crête. Cette ligne que je n’aurais jamais dû franchir.
Mais je l’ai fait.
Elle s’appelait Jade. Jade Derval. Elle n’était pas juriste. Elle écrivait. Des articles acérés. Des chroniques en ligne sur le pouvoir, le droit, l’hypocrisie des élites. Elle avait parlé de moi, apparemment. Elle m’avait disséqué sans me connaître. Et ce soir-là, elle avait décidé de voir si j’étais aussi conforme à ce qu’elle avait deviné.
Je ne me souviens plus vraiment du reste du cocktail. Ni des mains serrées, ni des cartes échangées. Je ne retiens que cette phrase qu’elle m’a soufflée en partant, penchée contre mon oreille, alors que je sentais déjà le parfum chaud de sa nuque :
— Si tu viens, ne frappe pas , entre.
Elle m’a donné le nom de son hôtel. Une adresse. Pas un numéro. Elle savait que je viendrais.
Et j’y suis allé.
Il a suffi de trois heures pour tout faire basculer. Pour que mon corps oublie Clara, pour que mon alliance cesse d’être une promesse et devienne un mensonge.
Jade n’était pas douce. Elle était brûlante , exigeante , sensuelle. Elle m’a pris comme un défi, m’a entraîné dans un vertige que je n’avais jamais connu. Avec elle, ce n’était pas seulement le plaisir c’était la perte de contrôle. Elle m’a regardé comme un homme qu’elle allait défaire. Et je me suis laissé faire.
Quand je suis rentré le lendemain, Clara dormait déjà.
Et j’ai menti.
Comme je mens encore. Chaque jour.
Je me tourne dans le lit. Clara respire calmement. Elle m’échappe, elle le sent. Je l’aime encore, je crois. Mais plus de la même façon. Je suis devenu multiple. Divisé. En morceaux.
Je ferme les yeux, mais Jade est là.
Elle revient, sans honte, sans remords. Son rire, ses griffures, ses silences.
Elle revient, parce qu’au fond, je ne l’ai jamais laissée partir.
Et je ne suis plus sûr d’en avoir envie.
BlackParfois nos épaules se frôlent. Parfois nos mains aussi. Il n’y a pas de gestes calculés, seulement l’envie de rester proches. Et à chaque contact, je sens un peu plus cette tension invisible s’évaporer.On s’arrête au bord d’un petit parc. Elle s’assoit sur un banc, les genoux ramenés contre elle. Le ciel est pâle, voilé, mais il y a une clarté douce, presque timide. Je la rejoins, sans rompre le silence. Il n’y a rien à dire que son souffle contre le mien ne dise déjà mieux.— Tu sais, souffle-t-elle, je crois que je ne cherche plus à comprendre pourquoi c’est toi. Je crois juste… que c’est toi.Ses mots me traversent comme un coup de vent chaud en hiver. Je tourne lentement la tête vers elle. Elle me regarde comme si elle venait de me confier quelque chose de sacré.Je tends la main, frôle doucement sa joue du bout des doigts. Sa peau est tiède, vivante. Elle ne recule pas.— Et moi… je ne veux plus être ailleurs qu’ici. Avec toi.Elle ferme les yeux un instant, inspire profo
BlackLa lumière du matin s’est installée doucement, caressant les murs, glissant sur ses traits fatigués mais apaisés. Nous restons là, immobiles, dans cette cuisine devenue un sanctuaire fragile. L’air est épais de tout ce qui n’a pas été dit, de tout ce qui attend encore d’être confronté.Elle s’appuie contre le comptoir, croisant les bras, les épaules légèrement voûtées. Son regard cherche le mien, hésitant, comme s’il fallait franchir un autre mur invisible.— Je… je ne sais pas si je peux vraiment te faire confiance, murmure-t-elle.Ce n’est pas une accusation, juste un aveu qui pèse plus lourd que n’importe quel reproche.Je baisse les yeux, le souffle court, conscient que c’est un chemin qu’on doit parcourir, pas à pas, avec soin, dans la douleur autant que dans l’espoir.— Je sais. Et je ne te demande pas de le faire tout de suite. Je ne te demande pas de m’abandonner ta peur, ta douleur. Juste… de m’accepter dans tout ça. Avec mes failles, mes erreurs.Elle tourne la tête, u
BlackLe silence entre nous ne s’est pas dissipé avec la nuit. Il est devenu un souffle, un murmure qui s’infiltre partout, un poids aussi lourd que les regrets que je traîne. Chaque seconde, il s’insinue un peu plus profondément, m’empoisonnant le cœur et l’esprit, en même temps qu’il crée un espace fragile où tout pourrait basculer.Je reste immobile, figé dans cette chambre qui semble à la fois trop petite et trop vaste. Le temps semble suspendu, chaque tic-tac de l’horloge résonnant comme un coup de marteau sur une enclume. À peine conscient du monde autour de nous, mon esprit est tendu comme une corde prête à craquer. Elle dort enfin, ou du moins elle essaie, mais je sais que ce sommeil est fragile, qu’il vacille au moindre battement trop fort de la peur.Je la regarde, ses paupières légèrement closes, ses traits tendus par la fatigue et l’angoisse. Son souffle est irrégulier, parfois retenu, comme si le poids du passé pesait encore trop lourd sur sa poitrine. Je me demande comme
BlackJe ne dors pas.La nuit s’étire, lourde, étouffante, comme un voile épais qui écrase le moindre souffle d’air.Le silence est dense, presque palpable, une masse invisible qui pèse entre les murs, entre nous, chargée de tout ce qui n’a pas été dit, de tout ce qui reste suspendu, fragile, prêt à se briser au moindre frémissement.Je sens son souffle contre moi, un souffle léger, régulier, presque fragile, qui rythme chaque battement de mon cœur.C’est comme un fil ténu qui me retient, m’ancre au présent, à elle.Elle dort, ou du moins elle essaie.Sous ma main, je devine le soulèvement lent et irrégulier de sa poitrine, le rythme parfois saccadé de son cœur, encore là, battant contre moi, pour moi.Mais je sens aussi sa tension, ce léger frisson qui traverse ses muscles, cette crispation furtive qu’elle ne peut pas entièrement dissimuler.Comme si elle était prête à fuir à la moindre alerte, à s’échapper d’un monde qui l’étouffe.Elle ne me fait pas totalement confiance, pas encor
SilviaLe jour n’est pas encore levé.Mais je le sens.À la manière dont la lumière tremble doucement contre mes paupières closes,À ce souffle léger qui effleure la chambre,À ce frisson presque imperceptible qui traverse l’air tiède et immobile.Ce n’est pas une promesse encore.Juste une hésitation, fragile comme un papillon posé sur la peau du monde.Un souffle suspendu entre la nuit qui s’achève et le matin qui attend,Comme si ce dernier craignait de briser le silence avec son éclat.Je suis lovée contre lui.Ou peut-être… c’est lui qui s’est noué à moi, s’est enraciné sous ma peau, au creux de mes os.Je ne sais plus vraiment.Je ne distingue plus où il finit et où je commence.Nos corps s’entrelacent dans une harmonie confuse, une frontière effacée, une fusion douce et brûlante.Son torse chaud respire doucement contre mon dos,Chaque battement caressant la peau de mon épaule comme une promesse silencieuse.Ses jambes, emmêlées aux miennes, me retiennent comme les racines soli
SilviaJe n’ai pas dormi.Pas vraiment.J’ai menti à la nuit comme je lui ai menti à lui.Avec douceur. Avec tendresse.Avec cette forme de tendresse qui n’est jamais que de la peur habillée.J’ai gardé les yeux fermés, la respiration feinte, le corps abandonné sous les draps froissés, comme si j’étais innocente. Comme si j’étais à lui.Comme si j’étais encore cette femme-là. Celle qu’il pense pouvoir aimer.Mais la vérité, c’est que je l’ai senti s’éloigner bien avant qu’il ne se lève.Je l’ai senti se contracter, se refermer sur lui-même, lutter contre le besoin de me réveiller d’un mot ou d’un geste.Je l’ai senti se tendre, chaque muscle vibrant d’un non-dit.Je l’ai senti peser ce qu’il voulait savoir, contre ce qu’il pouvait supporter.Puis il s’est levé.Et son absence a laissé un vide dans l’air.Un vide dense. Absolu. Un vide qui suinte le soupçon.Un froid plus tranchant que l’hiver.Le genre de froid qu’on ressent quand une présence s’arrache à vous. Pas le corps. L’âme.Je







