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Chapitre 2 – L’art d’être ignoré

Author: Darkness
last update Last Updated: 2025-11-16 18:48:00

Léo

Elle ne m’avait toujours pas vu.

Ou peut-être que si.

Et c’était bien pire.

J’étais debout au milieu du bar, comme un imbécile élégant, les mains dans les poches, à faire semblant d’être absorbé par le décor, alors que tous mes nerfs vibraient dans sa direction. Elle tournait une page de son livre avec la délicatesse d’une promesse. Je devinais ses ongles courts, sans vernis. Ses doigts fins, précis, comme ceux d’une pianiste ou d’une chirurgienne  une femme qui ne cherche pas à plaire. Juste à être.

Et moi, j’étais là, planté, fasciné comme un gosse devant une vitrine de Noël.

Je me suis approché. Pas tout de suite. Un pas, puis un autre, comme si j’explorais le lieu. J’ai pris un verre au comptoir  whisky, sec, même si je déteste ça  juste pour me donner une contenance. Mes yeux ne la quittaient pas.

Elle lisait toujours. Un petit froncement de sourcils apparaissait parfois sur son visage, comme si une phrase venait de la heurter. Puis ses lèvres se détendaient. Elle souriait. Pas pour séduire. Juste… parce qu’elle était heureuse.

Tu n’as rien à faire ici, me soufflait une voix au fond du crâne. Elle n’est pas de ton monde.

Mais j’étais déjà pris. Trop tard.

Elle m’avait eu sans un mot.

J’ai attendu.

Longtemps.

Je suis resté debout, à quelques mètres, le verre à la main, feignant l’indifférence. Je me suis calé contre un mur, sous une applique en cuivre, comme elle. Peut-être qu’elle verrait l’ironie. Peut-être qu’elle relèverait enfin les yeux.

Rien.

Le bar vibrait de rires, de verres qui s’entrechoquent, de regards qui glissent. Mais autour d’elle, c’était le silence. Une bulle invisible.

Elle avait ce pouvoir rare : elle ne regardait personne. Et donc tout le monde la regardait.

Je me suis surpris à changer de posture. Redresser le dos. Passer une main dans mes cheveux. Ce que je ne fais jamais. Je n’ai pas besoin de ça d’habitude. Je suis le genre de mec qu’on regarde. Pas celui qui quémande.

Mais là… j’étais redevenu proie.

Je l’ai observée. Je l’ai imaginée. Dans un lit défait. Dans une cuisine en désordre. Dans mon monde. Et puis… dans le sien.

J’ai voulu la comprendre.

Je me suis demandé ce qu’elle lisait.

J’ai essayé de deviner les vers à travers la couverture en cuir noir, usée sur les bords.

Du Rimbaud ? Trop classique.

Du Neruda ? Trop sensuel.

Peut-être du René Char. Un truc dense, tranchant, qu’on lit à petites gorgées.

Et là, elle a levé les yeux.

Un instant.

Ses pupilles ont balayé la pièce sans se fixer sur rien. Je suis resté immobile. Presque en apnée. Et puis…

Non. Elle ne m’a pas vu.

Elle a replongé dans son livre comme dans une mer chaude.

Et moi, j’ai pris une gifle invisible.

Ça m’a réveillé. Électrisé.

Elle m’ignorait. Ou faisait semblant de le faire.

Dans les deux cas, elle venait de commettre la pire des provocations : elle avait refusé de me voir.

J’ai posé mon verre vide sur le rebord d’un meuble. Je me suis avancé un peu. Pas trop. Juste assez pour deviner l’odeur discrète qui flottait autour d’elle. Ce n’était pas un parfum tape-à-l’œil. Plutôt une senteur de bibliothèque ancienne, de cuir et de vanille, presque imperceptible.

Elle m’obsédait déjà.

— Vous lisez quoi ? ai-je fini par demander.

Une voix calme. Douce. Pas trop sûre. Je voulais l’approcher, pas l’écraser.

Elle a mis une seconde avant de répondre. Une longue seconde.

Puis elle a levé les yeux. Enfin.

Et mon monde a basculé.

Pas parce qu’elle était plus belle que je l’avais imaginée.

Non. Parce que dans son regard, il n’y avait rien.

Rien pour moi.

Aucune reconnaissance. Aucune excitation. Pas de lumière allumée.

Juste un calme absolu, presque glacial.

— Pessoa, a-t-elle dit simplement.

Sa voix était posée. Grave, un peu rauque. Comme une tasse de thé noir oubliée trop longtemps.

Je me suis figé.

Pessoa.

Putain.

Évidemment.

Elle m’a regardé une seconde. Peut-être deux. Puis elle a refermé doucement le livre sur ses genoux.

— Pourquoi ça vous intéresse ? m’a-t-elle demandé.

Pas agressive. Pas ironique. Juste… vraie.

Et moi, je n’ai pas su quoi répondre.

Parce que la vérité, c’est que je n’en savais rien.

Je ne voulais pas son nom, ni son numéro.

Je voulais sa voix quand elle lit.

Je voulais son silence.

Elle a haussé un sourcil. Elle s’apprêtait à se lever. J’ai senti que si je la laissais partir maintenant, elle disparaîtrait. Pour de bon. Et j’allais y penser tous les soirs pendant des semaines.

Alors j’ai dit :

— Parce que vous avez l’air de comprendre ce que vous lisez. Et moi, je crois que j’ai besoin qu’on m’apprenne.

C’était presque vrai.

Elle a souri. Pas un sourire de conquête. Un sourire discret, presque triste.

— Il n’y a rien à comprendre chez Pessoa. Il faut juste savoir se perdre.

Puis elle s’est levée. Lentement. A pris son manteau. A glissé son livre dans un sac en toile.

Et elle a quitté le bar.

Sans me regarder une dernière fois.

Je suis resté là, comme un idiot, avec un cœur qui battait plus vite que de raison et un prénom inventé sur les lèvres.

Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu envie de recroiser quelqu’un.

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