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Léo
— Je suis maudit. Maudit par une odeur de Chanel et un soupir d’ennui conjugal.
Je l’ai dit tout haut, sans vraiment m’adresser à elle. Juste pour le plaisir d’entendre ma voix flotter entre deux éclats de rire forcé. Le genre de phrase qui fait lever un sourcil ou croiser une jambe.
La femme en face de moi ne m’a pas déçu.
Elle a souri ce petit sourire carnivore, bien poli, bien appris. Puis elle a replongé ses lèvres glossy autour de sa paille comme si elle suçait le doigt du diable lui-même. Je me suis senti visé. J’ai toujours été un peu possessif avec les pailles.
Elle était belle. Spectaculairement. Du genre à se faire offrir des coupes de champagne sans rien demander, à faire tourner les têtes même quand elle fait semblant de chercher son téléphone au fond de son sac. Le brushing avait dû lui coûter la moitié de mon salaire mensuel. Et la robe ? Une œuvre d’art. Rouge incendie. Échancrée avec la précision d’un chirurgien esthétique. Elle avait tout compris.
Mais ce qui m’a arrêté net, ce n’est pas son sourire ni ses jambes croisées à la perfection. C’est l’alliance.
Fine, en or blanc, à peine visible si on ne sait pas quoi chercher.
Mais moi, je sais toujours où regarder.
Elle brillait sous la lumière du bar comme un secret bien gardé.
— Et vous êtes… ? m’a-t-elle demandé avec une voix mielleuse et un soupçon de provocation.
— Léo, ai-je répondu.
Pas mon vrai prénom, bien sûr. Je n’étais pas d’humeur à faire du service après-vente. L’expérience m’a appris qu’avec les femmes mariées, mieux valait rester flou. Elles aiment qu’on les devine. Et moi, j’aime disparaître au petit matin.
Elle a souri, lèvres entrouvertes, mascara impeccable.
— Vous êtes dangereux.
— Non. Je suis disponible. Ce qui, vous en conviendrez, est bien plus rare.
Elle a gloussé. C’était gagné. Je n’avais plus qu’à dérouler le tapis rouge. Elle allait me raconter que son mari était en voyage, qu’elle s’ennuyait, qu’elle n’avait pas prévu ça. Elle allait parler comme si je l’avais ensorcelée, comme si c’était moi qui avais franchi la ligne. Mais c’est elle qui m’avait vu en premier. C’est elle qui s’était approchée, le pas hésitant mais l’intention claire.
Je l’écoutais parler, mais dans ma tête, je savais déjà comment ça finirait : dans un Uber trop silencieux, une porte qu’elle refermerait doucement pour ne pas réveiller les enfants, des draps trop propres et un parfum d’interdit.
J’allais l’embrasser. Dans quelques minutes. Elle le sentait. Moi aussi.
Et pourtant…
Quelque chose clochait.
Pas elle. Elle cochait toutes les cases.
Non, ce qui clochait, c’était moi.
Mon attention, mon envie. Quelque chose me glissait entre les doigts.
Alors j’ai levé les yeux.
Et je l’ai vue.
Un peu plus loin, à la table du fond. Une femme seule. Une robe noire — sobre, élégante, sans rien de criard. Pas de bijoux voyants. Pas de décolleté exagéré. Elle était l’opposée parfaite de celle qui me faisait face.
Et pourtant, elle m’a percuté comme une gifle silencieuse.
Elle tenait un livre dans les mains. Un vrai. Pas un gadget pour paraître intellectuelle. Elle lisait vraiment.
Et elle souriait.
Pas à moi.
Pas à personne.
Aux mots.
Comme s’ils lui soufflaient quelque chose d’intime à l’oreille.
Une femme qui lit dans un bar, seule, sans téléphone à la main, sans regards jetés autour… ça n’existe pas. C’est un mirage. Une apparition.
Et elle ne me regardait pas.
Je l’ai sentie avant de la comprendre. Cette tension sous ma peau. Cette envie de me redresser, de me montrer, d’attirer son attention.
Mais elle ne bougeait pas. Ne levait pas les yeux.
Et moi, j’avais soudain l’impression d’être transparent.
J’ai dégluti. Lentement. Comme si quelque chose en moi se remettait en question.
Ce n’est pas qu’elle était plus belle.
Elle était plus mystérieuse.
Et moi, j’ai toujours été accro à ce que je ne peux pas avoir tout de suite.
— Excusez-moi, ai-je soufflé à ma compagne de la soirée.
— Déjà ? s’est-elle étonnée, vexée. On n’a même pas commencé.
Je lui ai souri.
Un sourire désolé. Mais pas trop. Juste ce qu’il faut de cruauté pour lui faire comprendre qu’elle ne comptait déjà plus.
— C’est vrai. Mais j’ai… mieux à faire.
Je me suis levé. Lentement. Avec la désinvolture de ceux qui savent exactement ce qu’ils font. Elle m’a regardé partir, les lèvres entrouvertes, la main toujours sur son verre à moitié vide. Elle ne comprenait pas.
Mais dans ma hiérarchie à moi, l’indifférence valait bien plus que la disponibilité.
Et ce soir, j’avais vu une femme qui ne me regardait pas.
Et putain, ça, c’était un problème que j’avais très envie de résoudre.
LéoJe refermai la porte de ma chambre avec une force contenue, un claquement sec qui résonna comme une tentative désespérée de chasser le tumulte incessant qui s’agglutinait en moi. Cette journée plus lourde que toutes celles que j’avais traversées récemment semblait s’être invitée en force, emplie de silences pesants et de regards brûlants, de non-dits plus tranchants que des lames. Et pourtant, malgré cette façade de colère contenue, c’était au fond de moi que les flammes dansaient, furieuses et indomptées.Elle. Lys. Ce nom résonnait désormais comme un écho obsédant, une énigme que je n’avais pas demandé à déchiffrer mais qui, sournoisement, me dévorait. J’avais toujours cru que rien ni personne ne pourrait me faire vaciller, que j’étais maître de mon propre univers. Mais face à elle, je me découvrais fragile, réduit à un simple être humain, minuscule devant l’immensité de ce mystère.Je m’appuyai contre le mur froid, ferme les yeux un instant, laissant échapper un soupir profon
Jules— Mec, t’as vu sa tête ? On dirait qu’il s’est pris un mur.Je décale légèrement mon gobelet, sans lâcher la scène des yeux. Léo, notre Léo, celui qui dribble les silences comme d'autres jonglent avec des mots, est figé. Pas tendu. Pas nerveux. Figé. Comme s’il n’osait plus respirer.Max hoche la tête à côté de moi en sirotant son café, l’air aussi perplexe que moi.— Je te jure, murmure-t-il, j’ai jamais vu Léo comme ça. Il a l’air… paralysé. On dirait un ado en pleine crise existentielle. Tu crois qu’elle lui fait peur ?— Non, je dis. Elle le fascine. Et c’est pire.Là-bas, il est assis en face d’elle. La fille du jeudi matin. La fille du couloir B. Celle qui lit comme si le monde autour n’existait pas. Celle qu’on a tous remarquée, sans jamais réussir à l’approcher. Trop silencieuse. Trop ailleurs. Trop ancrée dans quelque chose qu’on n’arrive pas à nommer.Elle lit. Toujours. Sans lever les yeux. Même quand on la regarde trop longtemps. Même quand on espère qu’elle daigne s
LysIl a dit :— C’est Pessoa qui vous empêche de me voir ou est-ce que je suis simplement invisible ?La voix posée. Grave, modulée avec ce qu’il faut de distance. Pas trop agressive. Pas trop humble non plus. Le genre de phrase qu’il a répétée devant un miroir en ajustant sa montre. Il attend une réaction. Il vit pour ça, je crois. Pour les effets. Pour l’impact. Il veut provoquer quelque chose.Mais je ne bouge pas.Je ne cède rien. Pas tout de suite.Je tourne une page, lentement. Je sens son regard. Il attend. Il guette. Il croit pouvoir m’atteindre avec une réplique. Il ne comprend pas que je suis ailleurs. À des années-lumière des jeux de scène.Enfin, je relève les yeux. Une seconde. Deux.— Invisible, non. Bruyant, plutôt.Et je replonge dans mon livre, comme s’il n’était qu’un courant d’air.Je pourrais sourire, bien sûr. Juste un peu. Par politesse. Par réflexe. Mais non. Je ne veux pas. Pas encore. Ce serait céder trop vite. Ce serait reconnaître le jeu. Or je ne joue jama
LysJe l’ai vu dès qu’il est entré.On les reconnaît vite, ceux qui n’ont jamais douté de leur pouvoir. Ils marchent comme s’ils repoussaient l’air devant eux, comme si le monde leur appartenait depuis l’enfance et que personne n’avait encore eu le courage de leur dire le contraire. Pas besoin de mots. Leurs silences sont pleins de bruit.Je ne les aime pas. Mais je les regarde.Par réflexe. Par lucidité.Le bar sentait le cuir usé, les vapeurs d’alcool rassis et le bois ciré. Une odeur familière. Rassurante. Le genre de lieu où les habitués sont des ombres, et les étrangers des cibles. J’aimais ça. M’asseoir à une table reculée, dans la pénombre, les genoux croisés, un verre de whisky à portée de doigts, Pessoa entre mes mains. J’aimais ce silence volontaire. J’aimais être seule. J’aimais me faire oublier.Mais lui, il ne m’a pas oubliée.Léo. C’est ainsi qu’il s’est présenté à l’autre femme. Celle qui s’était déjà redressée sur sa banquette comme une fleur carnivore flairant sa proi
LéoElle ne m’avait toujours pas vu.Ou peut-être que si.Et c’était bien pire.J’étais debout au milieu du bar, comme un imbécile élégant, les mains dans les poches, à faire semblant d’être absorbé par le décor, alors que tous mes nerfs vibraient dans sa direction. Elle tournait une page de son livre avec la délicatesse d’une promesse. Je devinais ses ongles courts, sans vernis. Ses doigts fins, précis, comme ceux d’une pianiste ou d’une chirurgienne une femme qui ne cherche pas à plaire. Juste à être.Et moi, j’étais là, planté, fasciné comme un gosse devant une vitrine de Noël.Je me suis approché. Pas tout de suite. Un pas, puis un autre, comme si j’explorais le lieu. J’ai pris un verre au comptoir whisky, sec, même si je déteste ça juste pour me donner une contenance. Mes yeux ne la quittaient pas.Elle lisait toujours. Un petit froncement de sourcils apparaissait parfois sur son visage, comme si une phrase venait de la heurter. Puis ses lèvres se détendaient. Elle souriait. P
Léo— Je suis maudit. Maudit par une odeur de Chanel et un soupir d’ennui conjugal.Je l’ai dit tout haut, sans vraiment m’adresser à elle. Juste pour le plaisir d’entendre ma voix flotter entre deux éclats de rire forcé. Le genre de phrase qui fait lever un sourcil ou croiser une jambe.La femme en face de moi ne m’a pas déçu.Elle a souri ce petit sourire carnivore, bien poli, bien appris. Puis elle a replongé ses lèvres glossy autour de sa paille comme si elle suçait le doigt du diable lui-même. Je me suis senti visé. J’ai toujours été un peu possessif avec les pailles.Elle était belle. Spectaculairement. Du genre à se faire offrir des coupes de champagne sans rien demander, à faire tourner les têtes même quand elle fait semblant de chercher son téléphone au fond de son sac. Le brushing avait dû lui coûter la moitié de mon salaire mensuel. Et la robe ? Une œuvre d’art. Rouge incendie. Échancrée avec la précision d’un chirurgien esthétique. Elle avait tout compris.Mais ce qui m’a







