chapitre 1 : le murmure de la dernière chance

Le papier officiel craqua sous les doigts tremblants de Livia Moreau. Les mots, imprimés en noir sur blanc avec une froideur administrative, dansaient devant ses yeux fatigués : « AVIS D'EXPULSION – DERNIER RAPPEL ». Un nœud se serra dans son estomac, familier, angoissant. Encore une fois. Les dettes s'accumulaient comme une marée noire, menaçant d'engloutir le peu de stabilité qu'il lui restait : son petit appartement au-dessus de son cabinet de musicothérapie, et le cabinet lui-même, sanctuaire de mélodies et d'espoirs fragiles.

Elle laissa tomber la lettre sur la table basse encombrée de partitions et de factures impayées. Ses épaules s'affaissèrent. Deux ans. Deux longues années qu'Ethan, son frère aîné, son roc, son confident, avait disparu. Journaliste d'investigation tenace, il suivait une piste sulfureuse impliquant des géants de la tech, des malversations financières à grande échelle. Puis, plus rien. Un silence assourdissant, seulement brisé par la mélodie énigmatique qu'il lui avait jouée au piano quelques jours avant de s'évanouir dans la nature, une suite de notes étranges qu'il avait qualifiée de « clé ». Une clé pour quoi ? Elle l'ignorait, mais cette mélodie hantait ses nuits et alimentait le maigre feu de son espoir.

Les économies d'Ethan avaient rapidement fondu, englouties par les détectives privés inefficaces et les frais de recherches infructueuses. Puis, ce furent les siennes, et enfin, les emprunts. Chaque sou gagné grâce à ses rares patients en musicothérapie – des âmes souvent aussi abîmées que la sienne – était immédiatement réinjecté dans ce puits sans fond.

Liv se leva et se dirigea vers le vieux piano droit qui trônait dans un coin du salon, seul meuble de valeur hérité de leur grand-mère. Ses doigts effleurèrent les touches jaunies, esquissant instinctivement les premières notes de la mélodie d'Ethan. Un frisson la parcourut. C'était plus qu'une simple suite de notes ; c'était un fragment de son frère, un écho de sa présence. Mais un écho ne payait pas les factures.

Le téléphone sonna, strident, la tirant de sa rêverie mélancolique. Numéro masqué. Probablement encore un créancier. Elle hésita, puis décrocha, la voix lasse.

« Allô ?

– Madame Livia Moreau ? » La voix à l'autre bout du fil était féminine, nette, précise comme une lame de rasoir. Dépourvue de toute chaleur.

« C'est elle-même, répondit Liv, déjà sur la défensive.

– Je me nomme Hélène Albright. Je suis l'assistante personnelle de Monsieur Kaelen Vance. »

Le nom ne lui disait rien. Encore un commercial agressif ?

« Et que puis-je pour vous, Madame Albright ? demanda Liv, le ton à peine poli.

– Monsieur Vance a pris connaissance de vos qualifications en tant que musicothérapeute. Il souhaiterait solliciter vos services. »

Liv fronça les sourcils. Un nouveau client ? C'était inespéré. Mais le ton de la femme la mettait mal à l'aise.

« J'ai effectivement des créneaux disponibles, répondit-elle prudemment. Votre bureau peut me contacter pour fixer un premier rendez-vous d'évaluation à mon cabinet.

– Ce ne sera pas possible, Madame Moreau. Les conditions de Monsieur Vance sont… particulières. Il exige une discrétion absolue et des séances exclusivement dispensées à sa résidence privée. »

Une résidence privée ? La méfiance de Liv monta d'un cran.

« Écoutez, Madame Albright, je comprends le besoin de discrétion, mais je travaille habituellement dans un cadre professionnel établi…

– La rémunération proposée reflète ces contraintes, la coupa Mme Albright, imperturbable. Monsieur Vance est prêt à vous offrir un contrat d'un an. En échange de votre engagement exclusif et de votre résidence sur place, vous percevrez une somme de… » Elle marqua une pause, puis annonça un chiffre qui fit vaciller Liv.

C'était… absurde. Indécent. De quoi rembourser toutes ses dettes, sécuriser son appartement, financer de nouvelles recherches pour Ethan pendant des années, et même mettre de côté. Une bouée de sauvetage en or massif jetée dans son océan de désespoir.

« Vous… vous êtes sûre du montant ? » bégaya-t-elle, le cœur battant la chamade.

« Parfaitement, Madame Moreau. La somme serait versée en partie à la signature du contrat, puis mensuellement. Naturellement, un accord de confidentialité des plus stricts serait requis. Monsieur Vance est une personnalité… recluse. Il ne tolère aucune intrusion dans sa vie privée. »

Recluse. Le mot résonna étrangement.

« Et qui est ce Monsieur Kaelen Vance exactement ? Et pourquoi moi ? Il y a sûrement des thérapeutes plus… renommés.

– Monsieur Vance a ses raisons. Il dirige Nexus Corp. Quant à vous, votre approche, disons… non conventionnelle, et votre situation actuelle, ont retenu son attention. »

Nexus Corp. Le nom la frappa comme un coup de poing invisible. Nexus Corp ! C'était l'une des entreprises tentaculaires qu'Ethan avait dans son viseur. Une multinationale à la pointe de l'innovation technologique, spécialisée dans l'intelligence artificielle et la cybersécurité, mais aussi entourée d'une aura de secret et de rumeurs persistantes sur ses pratiques. Son frère avait été convaincu qu'ils cachaient quelque chose d'énorme.

Un frisson glacial parcourut l'échine de Liv. Coïncidence ? Ou quelque chose de bien plus sinistre ? L'argent était une tentation immense, presque irrésistible face à l'abîme financier qui s'ouvrait devant elle. Mais travailler pour le PDG d'une entreprise que son frère soupçonnait… c'était comme danser avec le diable.

Et pourtant… si elle était à l'intérieur ? Si elle pouvait avoir accès à des informations, même infimes ?

« Votre situation actuelle… » avait dit Mme Albright. Ils savaient. Ils savaient qu'elle était aux abois. C'était peut-être pour cela qu'ils l'avaient choisie. Quelqu'un de désespéré est plus malléable.

« Je… je dois réfléchir, » murmura Liv, la gorge sèche.

« Monsieur Vance n'est pas un homme patient, Madame Moreau. Il attend une réponse d'ici demain soir. Si vous êtes intéressée, un véhicule viendra vous chercher pour une première entrevue et la signature des documents préliminaires. L'adresse vous sera communiquée après votre accord verbal. Pensez-y. C'est une offre qui ne se représentera pas. »

Sur ces mots, la communication fut coupée, laissant Liv dans un silence vibrant d'incertitudes.

Elle regarda la lettre d'expulsion, puis la photo d'Ethan souriant, posée sur le piano. La mélodie énigmatique flottait encore dans son esprit.

Nexus Corp. Kaelen Vance. Un milliardaire reclus. Une offre trop belle pour être honnête.

Mais si c'était sa seule chance ? Une chance de survivre, et peut-être, juste peut-être, de découvrir ce qui était arrivé à Ethan ?

Le murmure de cette dernière chance était assourdissant, étouffant presque la voix de la raison qui lui criait de fuir.

Elle prit une profonde inspiration. Demain soir. Elle avait jusqu'à demain soir pour décider si elle allait plonger dans l'inconnu, au risque de se perdre, ou de tout perdre. La somme promise brillait comme un phare dans sa nuit, mais l'ombre de Nexus Corp et le souvenir de son frère jetaient une pénombre inquiétante sur cette lumière.

Son regard se posa à nouveau sur le piano. Lentement, elle s'assit et laissa ses doigts retrouver la mélodie d'Ethan. Cette fois, elle ne sonnait pas seulement comme un écho du passé, mais comme un avertissement, ou peut-être… une invitation.