LOGINLe réveil sonna à 5h45. Léa était déjà debout.
Ses yeux brûlaient encore des heures passées à rédiger le compte rendu de la réunion d’hier. Elle l’avait revu trois fois, vérifié chaque chiffre, soigné la mise en page. Elle avait tout envoyé à l’adresse personnelle du directeur, comme indiqué. Aucune réponse. Évidemment. À 7h00, elle franchit à nouveau les portes du Conglomérat Durval. Toujours cette impression d’entrer dans une cage de verre. Belle. Silencieuse. Dangereuse. Elle était la première dans l’ascenseur. La lumière crue du plafond lui rappelait une salle d’opération. Lorsqu’elle arriva à son bureau improvisé, les dossiers de la veille avaient disparu. À la place, un post-it collé sur l’écran : “Venez me voir. Bureau 42. Maintenant. — E.D.” Un frisson lui remonta la colonne. Cette fois, elle allait le voir, seule. Pas pour un entretien. Pas pour un test anonyme. Pour un face-à-face. Elle ajusta sa chemise, lissa sa jupe, et marcha dans le couloir silencieux comme un couvent d’acier. Le bureau 42 était au dernier étage. Elle frappa. Une voix grave répondit : — Entrez. Elle ouvrit. Einer Durval était debout, dos à elle, face à la baie vitrée. Il ne se retourna pas. — Approchez. Elle obéit, lentement. Il tourna enfin la tête vers elle, son visage toujours aussi fermé, mais ses yeux… curieux. Comme s’il observait un insecte rare. — Votre compte rendu est impeccable. Vous écrivez mieux que certains de mes adjoints. Je ne m’y attendais pas. — Merci, monsieur. — Mais ce n’est pas suffisant. Il se retourna entièrement, croisa les bras. — L’excellence, mademoiselle Masson, n’est pas un acte ponctuel. C’est un état permanent. Une exigence absolue. Elle hocha la tête, les mains croisées devant elle pour masquer leur léger tremblement. — Avez-vous déjà été confrontée à une charge excessive ? À des situations de tension où l’on attend de vous de l’exécution immédiate, sans formation préalable ? — Oui, en stage. Et aussi en gérant la maladie de ma mère tout en m’occupant de ma sœur. Elle regretta ses mots aussitôt dits. Elle n’avait pas prévu de parler de sa vie personnelle. Trop tard. Durval plissa les yeux, curieux. — Votre mère est malade ? — Un cancer. Elle est en chimiothérapie. — Vous vivez seule avec votre sœur, n’est-ce pas ? — Oui. Elle a dix ans. Un silence. Léa aurait voulu disparaître. Il n’avait pas le droit de savoir ça. Pas si tôt. Il fit quelques pas vers elle. Lentement. Mesuré. — Cela explique votre besoin… d’acceptation. Votre insistance. Ses mots, polis, sentaient l’analyse. Elle n’était pas une candidate. Elle était une expérience de laboratoire. — J’ai besoin de ce travail, oui. Mais je suis aussi capable. Je ne suis pas là par charité. Un coin de sa bouche se releva. Pas tout à fait un sourire. Plutôt un frisson de satisfaction. — Je n’offre jamais de charité. Il retourna à son bureau, saisit un dossier et le lui tendit. — Vous allez assister à toutes mes réunions cette semaine. Vous prendrez des notes, vous ferez les suivis, les synthèses. Vous resterez discrète. Mais toujours là. Elle prit le dossier. Son cœur battait fort. — Très bien, monsieur. — Une dernière chose. Elle s’arrêta, la main sur la poignée. — Il y aura des regards. Des jalousies. Vous êtes… nouvelle. Je ne tolère pas les distractions dans mon environnement. Soyez… neutre. Il la fixa. Elle comprit. Ne pas rire. Ne pas séduire. Ne pas déranger. Ne pas exister. Les jours suivants furent un tourbillon. Léa suivait Durval comme une ombre. Réunions tendues, appels impérieux, changements d’agenda à la dernière minute. Il était exigeant, oui. Mais aussi d’une précision redoutable. Et parfois… étrangement attentif. Un matin, elle entra dans son bureau avec le dossier d’un client qu’il attendait. Elle portait une robe bleu nuit, sobre mais élégante, et un foulard beige autour du cou pour cacher une éruption de stress. Il leva les yeux. Ses pupilles s’attardèrent une seconde de trop. — Vous avez changé de style ? Elle rougit. — Juste une robe. Plus confortable. — Mieux. Puis il reprit sa lecture, comme si rien n’avait été dit. Mais quelque chose s’était glissé dans l’échange. Léa le sentit. Comme une première éraflure dans la paroi glacée entre eux. Le vendredi, il l’appela à 20h. Elle venait de rentrer, encore en train d’enlever ses chaussures. — Léa ? C’est Durval. Je vous envoie un mail ce soir. J’aurai besoin que vous passiez demain matin au bureau. Il y a des documents à préparer pour un dossier urgent. — Demain matin ? C’est… samedi. — Et ? Elle ravala sa remarque. — Très bien. À quelle heure ? — 9h. Et venez seule. J’ai besoin de discrétion. Il raccrocha. Elle resta un moment le téléphone collé à l’oreille, même après la fin de l’appel. Le samedi matin, elle était là. Encore. Les locaux étaient vides. L’écho de ses pas sur le carrelage la fit frissonner. Elle monta jusqu’au bureau 42. La porte était entrouverte. — Entrez, lança la voix grave. Il était en chemise ouverte, veste posée sur le dossier de sa chaise. Une tasse de café à la main. — Merci d’être venue. — J’avais dit que je ferais mes preuves. Il lui tendit une enveloppe. — Rapport confidentiel. Ne le lisez pas. Mais tapez-moi un compte rendu synthétique. Vous avez une heure. Elle s’exécuta. Silencieuse. Concentrée.Mais elle sentait son regard sur elle. — Vous êtes différente des autres. Elle ne répondit pas. — Vous êtes… malléable. Mais avec un feu à l’intérieur. Ça vous rend intéressante. Léa se raidit. — Je suis ici pour travailler, monsieur. Il sourit. Franc. Glacial. — Et je vous observe. Moi aussi. Le venin commençait à couler. Elle ne savait pas encore dans quelle mesure. Mais elle avait franchi un seuil. Et Durval… avait planté ses crochets.Dix années avaient passé.Le temps, patient et discret, avait poli les blessures comme la mer polit la pierre.La maison des Durval n’était plus cet endroit silencieux et glacé d’autrefois. Les rires des enfants, les pas légers sur le parquet, les parfums de gâteaux et de café chaud emplissaient chaque recoin. On y respirait la paix.Maxime avait maintenant seize ans.Brillant, réfléchi, posé il aidait son père à l’entreprise, observant tout, apprenant en silence.Einer se reconnaissait parfois en lui, mais sans l’ombre qu’il portait jadis.Maxime était différent : curieux sans arrogance, sûr de lui sans dureté. Léa disait souvent qu’il avait “le cœur de sa mère et la rigueur de son père”.Les jumeaux, Nel et Veil, douze ans déjà, apportaient la vie partout où ils passaient.Deux garçons identiques, mais si différents. Nel, le rêveur, passait des heures à dessiner ; Veil, l’impulsif, voulait déjà conduire la voiture de son père.Ils se chamaillaient sans cesse, riaient fort, et
Le matin s’annonçait calme. Une lumière pâle filtrait à travers les rideaux, dessinant sur le mur les ombres des feuilles du manguier. Léa s’affairait dans la cuisine, préparant le petit-déjeuner, tandis qu’Einer, encore en pyjama, feuilletait distraitement un dossier sur la table. Le café fumait dans sa tasse, les enfants jouaient dans le salon — un dimanche ordinaire, presque parfait.Puis le téléphone vibra.Une sonnerie courte, étouffée par le bruit des rires et des couverts.Einer jeta un œil à l’écran : un numéro inconnu.Il hésita un instant avant de décrocher.— Allô ?Un silence, puis une voix grave, officielle, un peu embarrassée :— Monsieur Durval ? Ici le docteur Renaud. Je vous appelle de Saint-Malo… C’est à propos de votre père.Un battement suspendu.Einer sentit sa gorge se serrer.— Quoi, mon père ?— Il est décédé cette nuit. Dans son sommeil. Une mort paisible. Il était en vacances dans une maison de bord de mer.Les mots tombèrent, nets, froids, irréversible
Julien hocha la tête, un peu plus à l’aise.— Oui, on s’est rencontrés dans le club de rédaction du lycée.— Mmh, intéressant, intervint Einer, la voix grave. Donc tu es un garçon de mots. J’espère que tu sais aussi te taire quand il faut.Léa lui lança un regard noir.— Einer…Il haussa légèrement les épaules.— Je plaisante, évidemment.Mais personne ne rit.Émilie, un peu rouge, posa la main sur celle de Julien.— … il est gentil, tu sais. Il m’aide beaucoup en cours.— J’en doute pas, répondit Einer d’un ton qui signifiait exactement le contraire.Maxime, qui suivait la scène depuis le canapé, chuchota à voix haute :— Papa, tu veux faire comme les papas des films qui font peur aux amoureux de leur fille ?Tout le monde éclata de rire, sauf Einer qui leva les yeux au ciel.— Très drôle, Maxime.Léa vint s’asseoir à côté de son mari, lui attrapant la main discrètement sous la table.— Laisse-les un peu respirer, murmura-t-elle. Regarde-les, ils sont mignons.Einer soupira lo
Ils se regardèrent avec tendresse. L’amour entre eux n’avait pas faibli ; il s’était transformé, plus profond, plus complice. Les tempêtes appartenaient au passé.Un peu plus tard, Einer déposa Maxime à l’école. Léa partit pour son bureau : elle avait repris son poste de secrétaire au sein du groupe Durval depuis un an. Revenir travailler là, aux côtés de son mari, avait été une décision difficile mais nécessaire.Elle aimait cette vie active, ce mélange de famille et de professionnalisme.Dans l’ascenseur du siège, elle croisa Marie Besson, la directrice d’administration, toujours aussi stricte et élégante. Leur relation restait cordiale, bien que tiède.— Bonjour Léa, dit Marie en feuilletant des dossiers. Votre mari a confirmé la réunion de onze heures ?— Oui, tout est noté, répondit Léa poliment.Elles échangèrent un sourire convenu. Depuis des années, une certaine rivalité silencieuse persistait entre elles, comme un vieux parfum qui refuse de disparaître. Mais Léa ne s’en so
Et, d’un mouvement hésitant mais décidé, Maxime repartit. Ses pas étaient maladroits, son équilibre incertain, mais la joie qu’il mettait dans chacun d’eux faisait oublier le reste.À chaque tentative, il tombait, riait, se relevait. Parfois il rampait, parfois il courait presque, mais jamais il n’abandonnait. Et à chaque réussite, Léa battait des mains, le cœur débordant d’amour.Vers midi, la fatigue finit par le gagner. Il s’endormit dans les bras de sa mère, ses petites mains encore agrippées à son col. Léa s’assit sur le canapé, le berçant doucement.— Il a marché, murmura-t-elle, toujours un peu incrédule.— Oui, répondit Einer, adossé à la rambarde de l’escalier. Et tu as vu son regard ? Il savait exactement ce qu’il faisait.Émilie hocha la tête.— Il voulait qu’on le voie.Un silence doux s’installa. Le genre de silence rare, rempli de sens et de paix. Le tic-tac régulier de l’horloge semblait lui aussi battre au rythme des respirations du bébé.Einer finit par s’approcher.
Elle désigna Émilie, qui riait aux éclats avec ses amies, et Maxime, sur les genoux de son grand-père Jason, qui lui tendait une cuillère de gâteau. L’homme, vieilli mais adouci, semblait apaisé lui aussi. Il parlait doucement au bébé, ses yeux brillants d’une fierté qu’il ne cherchait plus à masquer.— Ton père a beaucoup changé, dit Léa.— Oui, répondit Einer, pensif. Peut-être que… moi aussi.Léa posa sa main sur la sienne.— Non, pas peut-être. Tu as changé, Einer. Pour de vrai.Il la regarda longuement, puis lui rendit son sourire.— Alors c’est lui qui m’a sauvé, chuchota-t-il en désignant leur fils.Un instant, le temps sembla suspendu. Puis un cri joyeux les ramena à la réalité :— Le gâteau ! Le gâteau arrive !Tout le monde se rassembla autour de la grande table du jardin. Une immense pâtisserie à deux étages fut déposée devant Maxime. De petites étoiles dorées ornaient la surface, et une bougie en forme de « 1 » trônait au sommet.— Allez, mon grand, fais un vœu, dit Lé







