LOGINLe ciel était d’un gris pâle, presque blanc, comme si le dimanche lui-même hésitait à exister.
Léa tenait Émilie par la main, un petit bouquet de pivoines dans l’autre. Elles remontaient l’allée goudronnée qui menait à l’hôpital Saint-Martin. — T’as vu ? On dirait des nuages qui se sont perdus, dit Émilie en levant les yeux. Léa sourit faiblement. Son dos était encore douloureux de la semaine passée. Et dans sa tête, l’ombre de Durval traînait, accrochée à ses pensées comme une vrille. Mais ce matin, elle refusait de le laisser entrer. Aujourd’hui, elle avait besoin de douceur. De silence. De quelque chose de vrai. Elles passèrent la porte du service d’oncologie et montèrent les escaliers jusqu’à la chambre 326. Léa frappa doucement, puis entra. Corinne, leur mère, était éveillée, les yeux un peu creux, mais le sourire lumineux. — Mes deux soleils ! Émilie courut jusqu’au lit, grimpa sur le rebord avec l’agilité d’un chaton. — On t’a apporté des pivoines ! Elles étaient à moitié fermées, alors ça veut dire qu’elles vont durer, hein Léa ?— Exactement, répondit Léa en déposant le bouquet sur la tablette. On a choisi les plus belles. La pièce sentait la lavande synthétique et l’alcool désinfectant. Léa ouvrit un peu la fenêtre pour laisser entrer l’air. Corinne l’observait, devinant dans les cernes et les gestes mécaniques de sa fille la fatigue accumulée. — Tu veux t’asseoir, chérie ? — Oui… un peu. Je t’ai ramené du jus de mangue. Et quelques biscuits. Et… j’ai une surprise. — Une surprise ? Avant que Léa ne réponde, on frappa à la porte. Elle se retourna. Un homme apparut dans l’entrebâillement, un bouquet de lys blancs à la main. — Bonjour… je peux entrer ? Le cœur de Léa fit un bond. — Charles ?! Il entra, un grand sourire au visage, les bras déjà ouverts. — Surprise. Elle se leva, fonça vers lui, et se jeta dans ses bras. L’étreinte fut longue, forte, urgente. Comme si elle retenait une partie d’elle-même depuis des mois, et qu’elle retrouvait enfin un souffle oublié. — Mais… t’es là… pourquoi ? Comment ? — J’ai pu écourter ma mission. Et je ne supportais plus de t’imaginer seule ici. Alors j’ai sauté dans un train. Il déposa un baiser sur son front, puis sur le haut de sa tête. — Bonjour, madame, dit-il en se tournant vers Corinne avec un sourire doux. Je vous ai apporté vos fleurs préférées. Corinne rit, une main sur la poitrine. — Tu es toujours aussi galant. Et charmant. C’est un plaisir de te revoir, Charles. — Moi aussi, madame. Vous êtes rayonnante. — Mens encore, va. Mais reste un peu, ça me change des blouses blanches. Charles posa les lys dans un vase vide près du lit. Léa le regardait avec un mélange d’amour et de soulagement. Il avait changé. Juste un peu. Ses traits étaient plus tirés, ses cheveux plus courts. Mais ses yeux bruns étaient toujours aussi clairs, et son regard, toujours aussi franc. Émilie le regardait aussi, un peu timide. — T’es revenu pour de bon ? — Pour quelques semaines. Après… on verra. Mais je vais rester proche cette fois. Il s’assit sur le fauteuil en plastique. Léa, à ses côtés, entrelaça ses doigts aux siens. — Il s’est passé tellement de choses, dit-elle doucement. — Raconte-moi tout. Pendant que Charles nettoyait le vase, retirant les anciennes fleurs fanées avec soin, Léa lui parla de l’entretien, de Durval, de l’essai, de la journée blanche. Elle évita les détails trop sombres, mais il comprit vite. — Ce type… c’est quoi son problème ? Il t’a traitée comme une stagiaire sans valeur ? — Non. Pire. Comme un objet utile, un outil qu’on teste avant usage. Il est… intelligent, mais froid. Tu sens qu’il attend que tu fasses un faux pas pour te broyer. Charles fronça les sourcils. — Tu peux pas rester là, Léa. Pas si ça devient malsain. — J’ai pas le choix. Maman a encore trois séances. Les médicaments coûtent une fortune. Et le loyer… Émilie a besoin de stabilité. Il serra sa main plus fort. Son regard se radoucit. — Je vais t’aider. Je suis là maintenant. Elle baissa les yeux. — J’ai appris à ne pas compter sur les promesses. Il resta silencieux un moment. — C’est pas une promesse, Léa. C’est un rappel. Tu n’es pas seule. Corinne toussota doucement, attirant leur attention. — Si je puis me permettre… vous êtes adorables, mais je veux pas que ma chambre d’hôpital devienne un théâtre de mélodrames. Tout le monde rit doucement. — Alors, Charles, dit-elle, t’as trouvé du travail ici ? — Pas encore, madame. Mais j’ai quelques contacts. Je suis sur le coup. — Un homme qui change des fleurs et prend soin de ma fille ? Je lui mets 10 sur 10, dit-elle en clin d’œil à Émilie. La petite rit, puis grimpa sur les genoux de sa mère. — Maman, tu crois que quand tu sortiras, on pourra faire un pique-nique, juste nous quatre ? — Bien sûr, ma puce. Même si je dois me traîner en fauteuil roulant, on ira. Quand l’heure des visites toucha à sa fin, Charles proposa de raccompagner Léa et Émilie chez elles. Dehors, le vent s’était levé. Les feuilles mortes tourbillonnaient autour d’eux. — Tu sais, dit Léa, en regardant la route, parfois j’ai l’impression que ma vie c’est une corde raide. Et qu’on a oublié de m’attacher. — Alors laisse-moi au moins marcher dessous. Pour te rattraper si tu tombes. Elle ne répondit pas. Mais serra sa main. Et ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, elle dormit profondément.Dix années avaient passé.Le temps, patient et discret, avait poli les blessures comme la mer polit la pierre.La maison des Durval n’était plus cet endroit silencieux et glacé d’autrefois. Les rires des enfants, les pas légers sur le parquet, les parfums de gâteaux et de café chaud emplissaient chaque recoin. On y respirait la paix.Maxime avait maintenant seize ans.Brillant, réfléchi, posé il aidait son père à l’entreprise, observant tout, apprenant en silence.Einer se reconnaissait parfois en lui, mais sans l’ombre qu’il portait jadis.Maxime était différent : curieux sans arrogance, sûr de lui sans dureté. Léa disait souvent qu’il avait “le cœur de sa mère et la rigueur de son père”.Les jumeaux, Nel et Veil, douze ans déjà, apportaient la vie partout où ils passaient.Deux garçons identiques, mais si différents. Nel, le rêveur, passait des heures à dessiner ; Veil, l’impulsif, voulait déjà conduire la voiture de son père.Ils se chamaillaient sans cesse, riaient fort, et
Le matin s’annonçait calme. Une lumière pâle filtrait à travers les rideaux, dessinant sur le mur les ombres des feuilles du manguier. Léa s’affairait dans la cuisine, préparant le petit-déjeuner, tandis qu’Einer, encore en pyjama, feuilletait distraitement un dossier sur la table. Le café fumait dans sa tasse, les enfants jouaient dans le salon — un dimanche ordinaire, presque parfait.Puis le téléphone vibra.Une sonnerie courte, étouffée par le bruit des rires et des couverts.Einer jeta un œil à l’écran : un numéro inconnu.Il hésita un instant avant de décrocher.— Allô ?Un silence, puis une voix grave, officielle, un peu embarrassée :— Monsieur Durval ? Ici le docteur Renaud. Je vous appelle de Saint-Malo… C’est à propos de votre père.Un battement suspendu.Einer sentit sa gorge se serrer.— Quoi, mon père ?— Il est décédé cette nuit. Dans son sommeil. Une mort paisible. Il était en vacances dans une maison de bord de mer.Les mots tombèrent, nets, froids, irréversible
Julien hocha la tête, un peu plus à l’aise.— Oui, on s’est rencontrés dans le club de rédaction du lycée.— Mmh, intéressant, intervint Einer, la voix grave. Donc tu es un garçon de mots. J’espère que tu sais aussi te taire quand il faut.Léa lui lança un regard noir.— Einer…Il haussa légèrement les épaules.— Je plaisante, évidemment.Mais personne ne rit.Émilie, un peu rouge, posa la main sur celle de Julien.— … il est gentil, tu sais. Il m’aide beaucoup en cours.— J’en doute pas, répondit Einer d’un ton qui signifiait exactement le contraire.Maxime, qui suivait la scène depuis le canapé, chuchota à voix haute :— Papa, tu veux faire comme les papas des films qui font peur aux amoureux de leur fille ?Tout le monde éclata de rire, sauf Einer qui leva les yeux au ciel.— Très drôle, Maxime.Léa vint s’asseoir à côté de son mari, lui attrapant la main discrètement sous la table.— Laisse-les un peu respirer, murmura-t-elle. Regarde-les, ils sont mignons.Einer soupira lo
Ils se regardèrent avec tendresse. L’amour entre eux n’avait pas faibli ; il s’était transformé, plus profond, plus complice. Les tempêtes appartenaient au passé.Un peu plus tard, Einer déposa Maxime à l’école. Léa partit pour son bureau : elle avait repris son poste de secrétaire au sein du groupe Durval depuis un an. Revenir travailler là, aux côtés de son mari, avait été une décision difficile mais nécessaire.Elle aimait cette vie active, ce mélange de famille et de professionnalisme.Dans l’ascenseur du siège, elle croisa Marie Besson, la directrice d’administration, toujours aussi stricte et élégante. Leur relation restait cordiale, bien que tiède.— Bonjour Léa, dit Marie en feuilletant des dossiers. Votre mari a confirmé la réunion de onze heures ?— Oui, tout est noté, répondit Léa poliment.Elles échangèrent un sourire convenu. Depuis des années, une certaine rivalité silencieuse persistait entre elles, comme un vieux parfum qui refuse de disparaître. Mais Léa ne s’en so
Et, d’un mouvement hésitant mais décidé, Maxime repartit. Ses pas étaient maladroits, son équilibre incertain, mais la joie qu’il mettait dans chacun d’eux faisait oublier le reste.À chaque tentative, il tombait, riait, se relevait. Parfois il rampait, parfois il courait presque, mais jamais il n’abandonnait. Et à chaque réussite, Léa battait des mains, le cœur débordant d’amour.Vers midi, la fatigue finit par le gagner. Il s’endormit dans les bras de sa mère, ses petites mains encore agrippées à son col. Léa s’assit sur le canapé, le berçant doucement.— Il a marché, murmura-t-elle, toujours un peu incrédule.— Oui, répondit Einer, adossé à la rambarde de l’escalier. Et tu as vu son regard ? Il savait exactement ce qu’il faisait.Émilie hocha la tête.— Il voulait qu’on le voie.Un silence doux s’installa. Le genre de silence rare, rempli de sens et de paix. Le tic-tac régulier de l’horloge semblait lui aussi battre au rythme des respirations du bébé.Einer finit par s’approcher.
Elle désigna Émilie, qui riait aux éclats avec ses amies, et Maxime, sur les genoux de son grand-père Jason, qui lui tendait une cuillère de gâteau. L’homme, vieilli mais adouci, semblait apaisé lui aussi. Il parlait doucement au bébé, ses yeux brillants d’une fierté qu’il ne cherchait plus à masquer.— Ton père a beaucoup changé, dit Léa.— Oui, répondit Einer, pensif. Peut-être que… moi aussi.Léa posa sa main sur la sienne.— Non, pas peut-être. Tu as changé, Einer. Pour de vrai.Il la regarda longuement, puis lui rendit son sourire.— Alors c’est lui qui m’a sauvé, chuchota-t-il en désignant leur fils.Un instant, le temps sembla suspendu. Puis un cri joyeux les ramena à la réalité :— Le gâteau ! Le gâteau arrive !Tout le monde se rassembla autour de la grande table du jardin. Une immense pâtisserie à deux étages fut déposée devant Maxime. De petites étoiles dorées ornaient la surface, et une bougie en forme de « 1 » trônait au sommet.— Allez, mon grand, fais un vœu, dit Lé







