MasukLéa sentit la brûlure monter. Elle ne devait pas pleurer. Elle ne pleurait jamais devant personne. Elle pensa à sa mère, aux factures empilées sur la table, à la chimio repoussée.
Elle redressa les épaules. — Alors testez-moi. Durval arqua un sourcil. — Pardon ? — Testez-moi. Donnez-moi une tâche. Une journée. N’importe quoi. Il la fixa longuement, puis esquissa un sourire fin, presque amusé. Il ne répondit pas. Il tapota ses doigts sur le bureau. — On vous rappellera. Il se leva. Entretien terminé. Léa ressortit, humiliée. Son visage brûlait. Elle marcha lentement jusqu’à l’accueil, les yeux embués. Elle avait tenu bon. Elle avait donné tout ce qu’elle avait. Et ce n’était pas assez. Elle atteignait l’entrée quand une voix l’appela dans son dos. — Mademoiselle Masson ! Elle se retourna. C’était l’assistante en tailleur gris. — Monsieur Durval vous attend ici demain. 7h30. Il souhaite vous mettre à l’épreuve. Une “journée blanche”, comme il dit. Il veut… voir si vous tenez le choc. Léa resta figée. — D’accord. Je serai là. Elle tourna les talons, un nœud dans la gorge. Quelque chose lui murmurait qu’elle venait de mettre un pied dans un engrenage. Mais elle n’avait pas le choix. La lumière filtrée de fin d’après-midi baignait la chambre d’hôpital d’un voile doré, presque paisible. Léa, debout près du lit, tenait la main de sa mère sans dire un mot. Le silence était doux, fragile, tendu comme une corde. Corinne Masson avait perdu du poids. Beaucoup. Ses pommettes saillaient, et ses bras, maigres et livides, semblaient presque étrangers à la femme forte qu’elle avait été. Mais ses yeux étaient encore vifs, encore là. Parfois. Aujourd’hui, ils l’étaient. — Tu as mis du parfum, ma chérie, murmura Corinne, un petit sourire au coin des lèvres. Léa rit doucement, presque gênée. — Juste un peu… j’avais un entretien ce matin. — Ah oui ? Raconte-moi tout. Elle s’assit sur la chaise en plastique et reprit la main osseuse dans la sienne. Elle hésita à raconter toute la vérité. Le regard froid, les remarques cassantes, le dossier refermé sans un mot. Mais elle se contenta d’un résumé : — C’est une grande entreprise. Le patron veut me revoir demain pour… une sorte d’essai. Corinne hocha lentement la tête. Elle savait. Elle sentait la pression. Léa était épuisée, tendue, mais elle ne se plaignait jamais. — Tu vas l’avoir, dit-elle avec une tendresse féroce. Tu mérites mieux que cette vie-là, Léa. Mieux que cette vie-là. Les mots résonnèrent dans la tête de Léa pendant tout le trajet du retour. Le métro était bondé. Léa, debout, calée entre deux épaules étrangères, se laissa emporter par les soubresauts de la rame. Son esprit vagabondait. “Il veut vous mettre à l’épreuve.” Qu’est-ce que ça voulait dire exactement ? Une journée de test ? Une simulation ? Ou un vrai poste, sans la reconnaissance officielle ? Elle n’en savait rien. Mais elle savait une chose : Einer Durval n’était pas un homme qui proposait des deuxièmes chances. Il voulait la pousser à bout. Elle le sentait. Il voulait voir si elle tenait debout sans craquer. Quand elle rentra à l’appartement, il faisait déjà sombre. Émilie faisait ses devoirs sur la table. Elle leva la tête en entendant la porte. — Alors ? — J’y retourne demain. Il m’a donné une chance. Émilie sourit. Léa posa un baiser sur son front. — T’as mangé ? — Oui, j’ai fait des pâtes. — T’es une chef. Une fois sa sœur couchée, Léa ouvrit son armoire. Le choix était mince. Deux pantalons corrects, une chemise blanche qu’elle avait déjà mise, et… une robe noire simple, fluide, élégante, qu’elle n’avait portée qu’une seule fois : au mariage d’une cousine, il y a trois ans. Elle la sortit, la regarda sous la lumière. Sobre. Sérieuse. Presque autoritaire. C’était parfait. Elle la repassa avec soin, le fer glissant sur le tissu comme une caresse. Ensuite, elle posa la robe sur le dossier d’une chaise, comme on préparerait une armure. Elle programma deux réveils. Et s’endormit, enfin, dans un demi-sommeil peuplé d’ombres et de regards froids. Le lendemain, 7h28. Léa était debout dans le hall du Conglomérat Durval. Elle avait mis un peu de fond de teint pour camoufler ses cernes, et attaché ses cheveux en un chignon strict. Elle portait la robe noire, des chaussures plates, un sac bien rangé. Tout en elle criait efficacité, propreté, neutralité. L’assistante en tailleur gris l’accueillit sans émotion. — Suivez-moi. Elles marchèrent dans un couloir encore vide. Les bureaux étaient plongés dans le silence. La plupart des employés ne commenceraient leur journée que dans une heure. On l’installa dans un petit bureau vide, avec un ordinateur, une pile de dossiers et un post-it : “Classer. Vérifier les fautes. Réorganiser en P*F.” — E.D Pas de bonjour. Pas de consigne claire. Juste une tâche, impersonnelle, sèche. Un test. Léa retroussa ses manches et s’y mit . Les dossiers étaient un mélange de comptes rendus de réunions, de courriels imprimés, de plannings internes. Mal scannés, parfois flous. Des erreurs, des doublons. Une montagne de travail. Elle s’enfonça dans le rythme. Corriger. Trier. Sauvegarder. Classer. Ne pas lever les yeux. Ne pas se tromper. Vers 9h30, une femme entra sans frapper. Elle déposa une autre pile sur le bureau. — Monsieur Durval veut que ceux-là soient prêts aussi avant midi. Léa acquiesça sans discuter. Elle sentit qu’on la regardait. Qu’on l’évaluait. Même si Durval n’était pas là physiquement, il était partout. À 13h, personne ne lui avait parlé de pause déjeuner. Elle continua. La tête lui tournait un peu. Elle n’osait pas quitter sa place. À 14h, l’assistante revint : — Monsieur Durval souhaite que vous assistiez à la réunion à 15h. Salle 8. Ne parlez pas. Prenez des notes. — Très bien. Elle réajusta sa robe, but une gorgée d’eau tiède, et partit vers la salle de réunion. La salle était remplie de cadres supérieurs. Tous tirés à quatre épingles. Elle entra en silence, s’installa au fond, carnet en main. Durval arriva cinq minutes plus tard. Costume noir, sans cravate, regard coupant. Il ne la salua pas. Il parlait vite, d’un ton sec, précis. Il dirigeait la réunion comme un chef d’orchestre autoritaire. À plusieurs reprises, il interrompit ses collaborateurs, corrigea leurs chiffres, humiliant l’un d’eux d’un simple regard. Léa prenait note. Chaque mot. Chaque inflexion À la fin, il s’adressa à elle sans la regarder : — Je veux le compte rendu sur mon bureau demain à 7h. Puis il sortit. La journée se termina à 19h30. Léa quitta l’immeuble épuisée, le dos raide, les yeux lourds. Elle ne savait pas si elle avait réussi. Mais une chose était claire. Durval savait qu’elle reviendrait. Et quelque part, il comptait sur ça.Léa resta assise sur le lit, Ses yeux étaient rouges, brûlants de fatigue et d’émotions trop longtemps contenues.Ses doigts tremblaient, comme incapables de tenir le papier glacé de la couverture.Chaque page qu’elle avait lue résonnait dans sa tête, frappant son cœur avec une violence inattendue.Elle avait vu un autre Durval, un jeune homme brisé, un adolescent frappé par la vie, trahi par la famille et par le destin.Et maintenant… maintenant elle comprenait.Dans un geste impulsif, elle referma le carnet.La couverture heurta la table de chevet avec un bruit sec, presque violent.Elle le repoussa en arrière, le regard vide, les mains serrées contre sa poitrine.Puis, incapable de retenir le torrent d’émotions, elle éclata en sanglots.Ses larmes coulaient sans retenue, roulant sur ses joues, trempant son t-shirt.Elle sanglotait pour la douleur de Durval, pour la violence qu’il avait subie, pour la solitude dans laquelle il avait grandi.Mais elle sanglotait aussi pour e
La nuit était noire et silencieuse sur la ville endormie.Einer roulait lentement sur les routes pavées de gravier, encore tremblant de l’alcool qui avait accompagné sa soirée.Il avait tenté de se vider l’esprit, d’oublier la tension insupportable qui le liait à son frère, Maxime.Mais les mots échangés plus tôt cette semaine-là, les insultes, les provocations et la trahison mentionnée par Einer, brûlaient encore dans sa mémoire.Maxime était parti en colère après leur dernière rencontre. Leur relation s’était détériorée si rapidement, qu’Einer avait fini par se sentir à la fois coupable et soulagé de la distance qui s’était installée entre eux.Et maintenant, ce vide qu’il avait créé involontairement allait le frapper de plein fouet.Le téléphone sonna.Une sonnerie brisée, désespérée.— Allô ?Une voix étranglée, celle d’un policier :— Einer Durval ? Nous avons un accident. Votre frere Maxime… il…Einer sentit son corps se figer. Les mots restèrent suspendus dans l’air comm
Léa resta un long moment assise sur le bord du lit, le carnet serré contre sa poitrine.Le silence de la chambre pesait lourd, seulement percé par le tic-tac régulier de l’horloge murale.Elle inspira profondément, tentant de calmer le tourbillon qui l’assaillait.Tout ce qu’elle avait lu la bouleversait.Le Durval qu’elle connaissait dans le présent n’était qu’une façade un masque soigneusement sculpté pour cacher la douleur et la colère accumulées depuis l’enfance.Chaque page, chaque confession dans ce carnet noir, dévoilait un garçon brisé, un adolescent seul face à un père violent et à un frère plus fort que lui.La mort de sa mère l’avait frappée particulièrement.Elle avait cru connaître Durval, comprendre ses silences et sa froideur.Mais maintenant, elle voyait à quel point il avait été privé de tout soutien, de toute affection.Sa mère était tout ce qui lui restait de douceur, et lorsqu’elle était morte, une part de l’humanité de Durval avait disparu avec elle.Léa pa
La lumière des projecteurs dansait sur les murs, se mêlant à la fumée et aux éclats de rire.La musique, trop forte, faisait vibrer le plancher du grand salon.Autour d’eux, les jeunes de la haute société s’agitaient, un verre à la main, profitant de la fin de l’été et de l’argent de leurs parents.Einer, appuyé contre le mur, regardait sans un mot.Il ne venait pas souvent à ce genre de soirée.Il n’aimait pas la foule, ni les conversations creuses, encore moins ces regards qui pesaient sur lui depuis qu’il avait changé.Mais Maxime avait insisté.— Allez, petit frère, viens t’amuser un peu. C’est pas en t’enfermant à la salle de sport que tu vas découvrir la vie.Einer avait fini par accepter, sans savoir vraiment pourquoi. Peut-être par curiosité. Peut-être pour mesurer à quel point il avait cessé d’être celui qu’il était.Maxime, lui, était dans son élément : charmeur, entouré, bruyant.Il saluait, plaisantait, levait son verre à chaque phrase.Einer restait en retrait, son
La chaleur de juillet planait sur le domaine Durval.Le soleil s’écrasait sur les pierres du manoir, et les cigales, dans les arbres, semblaient seules à oser troubler le silence.Au loin, on distinguait une voiture sombre remonter l’allée gravillonnée.Le majordome quitta le perron, redressa sa veste, et annonça d’une voix formelle :— Monsieur Maxime est arrivé.Dans le hall, Einer leva à peine les yeux.Il savait que ce jour viendrait.Depuis des semaines, son père ne parlait que du « retour du grand frère », celui qui faisait la fierté de la famille, l’étudiant brillant à l’étranger, celui qui, à dix-huit ans, l’avait autrefois humilié devant tout le monde.Einer ferma son livre, se leva calmement et alla se poster près de la fenêtre.Il observa la voiture s’arrêter.Maxime en descendit, bronzé, sûr de lui, vêtu d’une chemise claire et de lunettes de soleil qu’il retira d’un geste lent.Même de loin, on pouvait sentir son arrogance.Le majordome s’inclina.Maxime entra da
À dix-sept ans, Einer Durval n’était plus le garçon maigre et tremblant qu’on avait humilié dans la cour familiale.Deux ans s’étaient écoulés depuis la bagarre avec Maxime.Deux ans à ravaler sa honte, à serrer les dents, à compter chaque minute en silence.Un matin, sans prévenir, il s’était levé avant l’aube.Il avait enfilé des baskets usées, un t-shirt noir, et il était sorti courir dans le froid.Le manoir dormait encore.Chaque respiration lui brûlait la gorge, chaque pas lui rappelait la douleur qu’il avait connue.Mais il courait.Et dans cette souffrance volontaire, il trouva une étrange paix.Peu à peu, il s’imposa une routine : le matin, la course ; le soir, la salle de sport du quartier.Au début, les entraîneurs riaient doucement de lui — ce jeune riche à la mine fermée, qui ne parlait jamais.Puis ils cessèrent de rire.Einer progressait vite.Ses gestes étaient précis, presque mécaniques.Il frappait le sac de frappe jusqu’à ce que ses phalanges saignent.







