Éva
La soirée s’étend devant moi comme une mer calme, mais chaque vague qui la traverse me rappelle que j’ai fait un choix que je ne peux pas effacer. Le vent léger fouette mon visage alors que je m’éloigne du café, mais rien ne parvient à dissiper l’étau invisible qui se resserre autour de ma poitrine. Je marche sans but, mes pas me menant où le cœur veut, et c’est là, dans cette errance nocturne, que je sens la pression d’un poids trop lourd pour mes épaules.
Je m’étais dit que je pourrais fuir, m’échapper de ce monde où tout n’était que manipulation et jeux d’ombres. Je m’étais convaincue qu’une vie sans l’ombre de Victor me permettrait enfin de respirer, de retrouver cette légèreté que je croyais perdue. Mais à chaque pas que je fais, je me rends compte que ce monde, aussi repoussant soit-il, ne m’a jamais quitté. Il m’habite toujours. Lui et ses règles. Ses promesses. Son contrôle.
Victor a raison. Lune n’est pas un souvenir, c’est une partie de moi. Une partie qui ne peut être ni effacée ni ignorée. Et cette pensée me brûle de l’intérieur, comme une marque indélébile. Je suis condamnée à être cette femme, à porter cette peau de traître, à jouer ce rôle jusqu’au dernier acte. Mais ce n’est pas tout ce que je suis. Pas seulement cette ombre, cette manipulatrice. Il y a aussi Éva. Celle qui a rêvé d’une vie différente, d’un chemin où l’amour et la rédemption avaient encore leur place. Mais ces rêves sont en train de s’effriter, sous le poids de la réalité qui revient frapper à ma porte.
Je me trouve devant mon appartement sans m’en rendre compte, les clés entre les mains, le cœur trop lourd pour bouger. La porte s’ouvre sur ce silence familier, cette solitude qui me pèse de plus en plus. J’entre et je pose mes clés sur la table. Mon regard se pose sur le carnet. Le carnet vide. Le carnet qui attend toujours que je le remplisse. Mais comment, après tout ce que j’ai perdu ?
Je me laisse tomber sur le canapé, les mains tremblantes, et je ferme les yeux, cherchant à faire le vide dans mon esprit. Mais tout ce que je vois, ce sont des flashes du passé. Des images de lui. De Victor. Et de moi, Lune. La femme qu’il a faite. La femme que je suis encore.
Une porte frappe dans l’appartement, et je me redresse brusquement. C’est le téléphone. Celui que Victor m’a laissé. Le téléphone crypté. Il vibre. Un message. Je l’ouvre lentement, et les mots me frappent en plein cœur.
Il ne faut pas que tu reviennes. Mais tu reviendras.
Le message est de lui. Je le sais, même avant de le lire. Il me connaît trop bien. Il sait que je n’aurai d’autre choix que de jouer à ce jeu qu’il m’impose. Il me manipule avec la même facilité qu’auparavant. Et, comme avant, je me laisse faire. Je n’ai plus la force de lutter.
Je prends une longue inspiration, cherchant à calmer les battements de mon cœur. Il faut que je reprenne le contrôle. Mais les souvenirs déferlent, et je me souviens de ce que j’ai fait pour lui. Ce que j’ai fait pour survivre. Ce que j’ai perdu dans ce monde. Et je n’arrive plus à respirer.
Je ferme les yeux à nouveau, mais cette fois, ce ne sont pas les images de Victor qui s’imposent. C’est mon reflet. Celui que je vois dans le miroir chaque matin. La femme que je suis devenue. Ce visage marqué par des années d’abnégation, de sacrifices, et de fausses identités. Cette femme qui a cru pouvoir échapper à son passé.
Je me lève brusquement, l’envie de briser quelque chose m’envahit. De hurler. De crier à l’injustice de ce monde qui ne me laisse pas respirer, qui me force à revenir encore et encore. Mais je sais que ça ne servirait à rien. Les démons ne s’en vont pas en criant. Ils restent, immobiles, silencieux, attendant que l’on les affronte. Ou que l’on se soumette.
Une larme solitaire glisse sur ma joue, mais je ne la sèche pas. Je la laisse tomber, comme un symbole de tout ce que j’ai perdu. Ce que je perds encore, à chaque minute qui passe dans ce monde où je n’ai plus de place.
Je me dirige vers le téléphone. Un autre message. Celui-ci est plus court.
Tu as fait le bon choix.
Je souris amèrement. Il veut me faire croire que je suis libre de choisir, mais tout ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, tout ce que j’ai accepté de faire, c’était son choix. Et il m’a laissé l’illusion de la liberté. Mais cette liberté est aussi fragile qu’un mirage. Elle disparaît dès qu’on s’en approche. Il sait ce qu’il fait.
Je prends une profonde inspiration, les poings serrés. Il veut que je revienne. Mais peut-être que, cette fois, je n’y retournerai pas seule. Peut-être que, cette fois, je ferai de lui la dernière victime de ce monde de ténèbres. Peut-être qu’au fond de cette désillusion, il y a encore une part de moi qui peut se battre.
Une part de Lune. Ou de celle que je suis devenue.
Je repose le téléphone et regarde autour de moi. Mon appartement. Mon refuge. Mon piège.
Et soudain, je suis frappée par une pensée, qui m’envahit avec une clarté glacée : même si je fuis, même si je me cache, je ne serai jamais loin de lui. Je suis trop marquée par son empreinte, trop liée à lui pour vraiment m’échapper.
Je ferme les yeux une dernière fois. Je ne veux plus de ce monde. Mais je dois y retourner. Parce qu’il est trop tard. Parce que, quelque part en moi, une voix me dit que je n’ai pas encore fini d’affronter mes démons.
Et cette fois, je les détruirai. Ou je mourrai en essayant.
ÉvaJe ne dors pas.Je fixe le plafond.Je le sens. Dans mes veines. Dans ma gorge. Ce goût amer de dépendance.Victor.Je devrais avoir honte. Je devrais fuir. Couper tout. M’enterrer vivante dans une autre vie, une autre peau. Devenir une autre. Disparaître.Mais je reste là, suspendue à ce silence, à ce vide chargé d’attente. À la mémoire de sa voix.À ce pouvoir qu’il exerce, même dans l’absence. Même sans un mot.Je me déteste de l’attendre.Et pourtant… je l’attends.Comme on attend une sentence. Comme on attend un feu.Je prétends que je peux lui résister, mais je mens.Je suis incapable de tourner la page. C’est une boucle. Un vertige.Une faim.Le téléphone est posé sur la table. Muet. Neutre.Une coque noire. Un écran froid. Un instrument de torture déguisé.Je pourrais le jeter. Le noyer dans la baignoire.Je pourrais m’en débarrasser, comme d’un poison.Mais je guette.Inconsciemment, je guette.Chaque vibration imaginaire me fait sursauter.Chaque minute de silence est un
ÉvaLa soirée s’étend devant moi comme une mer calme, mais chaque vague qui la traverse me rappelle que j’ai fait un choix que je ne peux pas effacer. Le vent léger fouette mon visage alors que je m’éloigne du café, mais rien ne parvient à dissiper l’étau invisible qui se resserre autour de ma poitrine. Je marche sans but, mes pas me menant où le cœur veut, et c’est là, dans cette errance nocturne, que je sens la pression d’un poids trop lourd pour mes épaules.Je m’étais dit que je pourrais fuir, m’échapper de ce monde où tout n’était que manipulation et jeux d’ombres. Je m’étais convaincue qu’une vie sans l’ombre de Victor me permettrait enfin de respirer, de retrouver cette légèreté que je croyais perdue. Mais à chaque pas que je fais, je me rends compte que ce monde, aussi repoussant soit-il, ne m’a jamais quitté. Il m’habite toujours. Lui et ses règles. Ses promesses. Son contrôle.Victor a raison. Lune n’est pas un souvenir, c’est une partie de moi. Une partie qui ne peut être n
ÉvaJe me suis retrouvée là, à marcher dans les rues de Paris, avec cette boîte noire entre les mains. Chaque pas que je fais me rapproche de cette réalité que je croyais avoir fuie. Mon passé. Lune. Ce nom, cette identité que j’avais laissée derrière moi, et que je pensais pouvoir oublier comme une peau morte. Mais ce n’était pas aussi simple. Rien n’est jamais aussi simple avec Victor.Je me rappelle encore de la première fois que je l’ai rencontré. C’était à la sortie d’une réunion où j’avais mis en œuvre tous mes talents pour manipuler une situation à mon avantage. Il avait observé chaque geste, chaque mot. Et il m’avait vue, tout entière, dans ma splendeur et dans mes faiblesses. Une rencontre qui avait changé ma vie.Victor… Il n’était pas un homme comme les autres. Il était l'ombre dans laquelle je m'étais perdue. D'abord, il était un mentor, un guide dans l'ombre. Puis, il est devenu plus que cela. Un manipulateur, un maître du jeu. Un homme impitoyable, dont l'esprit tranchan
ÉvaIl fait nuit quand je quitte le bureau. Une nuit lourde, sans vent, où même l’air semble figé dans une attente fiévreuse. Je marche lentement. Je n’ai pas envie de rentrer. Pas envie de retrouver le silence de mon studio, le vide organisé de mon existence. J’ai la gorge nouée, comme si chaque respiration m’écorchait de l’intérieur.Je tourne à droite, puis encore à droite. Mes pas me guident sans y penser, comme un instinct revenu d’un autre temps. J’arrive devant une porte noire, discrète, sans enseigne. Une sonnerie. Une caméra. Une seconde d’hésitation. Puis je parle.— Lune.Le déclic est immédiat. La porte s’ouvre.À l’intérieur, les murs sont couverts de velours foncé. La lumière est basse, dorée, presque intime. Tout est comme avant. Le parfum du bois ciré, la chaleur du cuir, la musique classique qui flotte en arrière-fond. Et ce silence feutré qui vous avale dès l’entrée. Je laisse mes doigts glisser sur la rampe de l’escalier. Je descends.En bas, le couloir est désert.
ÉvaIl est si près que je sens la chaleur de son souffle. Ma peau se tend, malgré moi. Ce corps que j’ai appris à ignorer se souvient. Il se réveille, malgré mes efforts. Une partie de moi se tend, se prépare. Une partie de moi accepte déjà ce retour en arrière. Mais je ne peux pas. Pas maintenant. Pas après tout ce que j’ai fait pour m’échapper.Puis il s’éloigne. Sans attendre ma réponse. Parce qu’il sait. Il sait que je flancherai. Il sait que j’ouvrirai l’enveloppe. Que je reviendrai à lui, de gré ou de force .Quand il quitte la pièce, je reste seule.Le monde autour de moi n’a pas bougé. Les bruits du standard, les pas dans le couloir, les fax qui cliquettent. Mais en moi, quelque chose s’est fissuré.Je fixe l’enveloppe. Elle semble palpiter, comme un cœur maudit.Et je comprends. Ce n’est pas de lui que j’ai le plus peur.C’est de moi.Je n’ai pas ouvert l’enveloppe. Pas encore. Mais elle est là, posée sur ma table basse, au centre de mon salon trop ordonné. Son simple poids d
ÉvaChaque matin, je prends le même métro.Même rame, même horaire, même place quand elle est libre. Ligne 9, direction Pont de Sèvres. Je me glisse dans la foule comme dans une seconde peau. Silencieuse. Anonyme. Invisible.Je ne me mêle à personne. Je n'échange pas de regards. C’est une sorte de danse muette où chacun connaît sa place, où chacun joue son rôle. Personne ne me remarque. Et c’est parfait ainsi. Chaque matin, j’embrasse cette solitude douce, ce cocon qui me protège des autres.À 7h52, je passe les portiques. Je sais que je suis dans les temps. À 8h06, je monte dans l’ascenseur en verre du bâtiment gris qui abrite les bureaux de Delcourt & Associés, cabinet d’avocats d’affaires. La vue depuis l’ascenseur est splendide, mais je n’y prête pas attention. Je me concentre sur mon reflet dans le verre, sur la manière dont je suis devenue presque une étrangère pour moi-même. Je souris brièvement à la réceptionniste, je réponds à quelques bonjours de manière mécanique, et je m’i