LOGINÉva
Je ne dors pas.
Je fixe le plafond.
Je le sens. Dans mes veines. Dans ma gorge. Ce goût amer de dépendance.
Victor.
Je devrais avoir honte. Je devrais fuir. Couper tout. M’enterrer vivante dans une autre vie, une autre peau. Devenir une autre. Disparaître.
Mais je reste là, suspendue à ce silence, à ce vide chargé d’attente. À la mémoire de sa voix.
À ce pouvoir qu’il exerce, même dans l’absence. Même sans un mot.
Je me déteste de l’attendre.
Et pourtant… je l’attends.
Comme on attend une sentence. Comme on attend un feu.
Je prétends que je peux lui résister, mais je mens.
Je suis incapable de tourner la page. C’est une boucle. Un vertige.
Une faim.
Le téléphone est posé sur la table. Muet. Neutre.
Une coque noire. Un écran froid. Un instrument de torture déguisé.
Je pourrais le jeter. Le noyer dans la baignoire.
Je pourrais m’en débarrasser, comme d’un poison.
Mais je guette.
Inconsciemment, je guette.
Chaque vibration imaginaire me fait sursauter.
Chaque minute de silence est un supplice.
Et il finit par sonner.
Numéro masqué.
Toujours.
Je décroche sans réfléchir.
Et sa voix, glaciale, précise, me transperce.
Comme un scalpel.
— Tu es prête ?
Il ne pose pas de questions. Il ne s’embarrasse jamais de justification. Il sait. Comme toujours.
Je ferme les yeux. Je retiens un frisson.
— Oui.
Un mot. Un piège. Un pacte.
Un abandon.
Et je viens de signer.
---
Le lieu est inconnu.
Une adresse reçue par message, sans explication.
Rien d’autre.
Ni heure. Ni contexte. Juste l’ordre muet d’obéir.
J’aurais dû hésiter.
Mais non.
Je m’y rends.
Maquillée trop sobrement. Vêtue trop correctement.
Et pourtant, chaque pas me donne l’impression de me dénuder.
De m’offrir.
Je me sens à découvert. Comme si le simple fait d’approcher de lui effaçait mes défenses, mes masques, mes couches de protection.
Il n’a même pas besoin d’être là pour me désarmer.
Le hall est vaste. Froid. Impersonnel.
Une sorte de sanctuaire moderne.
Le genre d’endroit où rien n’a d’âme. Où tout est contrôle, silence et lignes droites.
Un homme m’attend. Grand. Raide. Silencieux.
Pas Victor.
Il ne dit rien.
Il m’adresse un simple signe.
Un ordre contenu dans un geste.
Je serre les dents.
Je le suis.
Un ascenseur. Un couloir. Une porte.
Et derrière, l’obscurité.
Victor est là.
Assis. Parfaitement immobile.
Le regard droit, dévastateur.
Il me regarde entrer comme s’il m’avait invoquée. Comme si j’étais le fruit d’un rituel.
Comme s’il savait, depuis le début, que je viendrais.
— Tu peux encore partir.
Mensonge.
On ne quitte pas un jeu qu’on a accepté de jouer.
Pas quand c’est lui qui en fixe les règles.
Pas quand il est le seul à savoir jusqu’où elles vont.
— Je suis là, non ?
Je le vois sourire.
Juste un frémissement au coin des lèvres.
Presque imperceptible.
Et pourtant, ça suffit pour me troubler. Pour me raviver de l’intérieur.
— Ce soir, tu ne parleras pas.
Tu écouteras.
Et tu apprendras.
Je hoche la tête.
Silencieuse.
Docile.
En apparence.
Dedans, c’est le chaos. Un mélange de peur, d’excitation, d’attente.
Et quelque chose de plus sombre. De plus ancien.
Quelque chose qui n’a jamais vraiment disparu.
Il se lève.
Il me tourne autour. Lentement.
Comme s’il étudiait une pièce de collection.
Ou un animal qu’il dompte à distance.
Je sens son souffle.
Mais il ne me touche pas.
Et pourtant, je réagis.
Mon corps se tend. Mon cœur cogne plus fort.
Chaque fibre de ma peau est aux aguets.
— Tu as tout oublié.
Comment on cède.
Comment on obéit.
Comment on brûle.
Il va falloir réapprendre.
Je reste droite.
Mais à l’intérieur, je tremble.
Pas de peur.
Pas vraiment.
D’anticipation. D’acceptation. D’une envie que je ne veux pas nommer.
— Je ne veux pas ton corps. Pas encore.
Je veux ton attention.
Ta discipline.
Ta sincérité.
Je le fixe. Il attend.
Il ne cligne pas des yeux.
Il n’a pas besoin d’insister.
Il est l’insistance.
— Déshabille-toi.
Le ton est calme.
Presque doux.
Et pourtant, c’est un ordre qui claque comme un fouet.
Je recule d’un pas.
Il ne bronche pas.
Il observe.
Je lutte une seconde.
Une infime seconde.
Et je cède.
Pas à lui.
À moi.
À celle que j’ai été.
À celle que je redeviens peut-être.
Ou à celle que j’ai toujours été au fond, sous le vernis.
Un vêtement. Puis un autre.
Jusqu’à n’être plus qu’une vérité nue.
Je ne baisse pas les yeux.
Je reste debout. Exposée.
Offerte.
Il ne dit rien.
Il s’approche.
Il effleure mon menton du bout des doigts.
Un contact à peine réel.
Et pourtant, il me marque.
Comme une signature invisible sur ma peau.
— Tu vas réapprendre à être à moi.
Pas parce que je l’exige.
Mais parce que tu en as besoin.
Il recule.
Lentement.
Avec cette maîtrise insupportable.
Avec cette absence de désir immédiat qui me trouble plus qu’un baiser.
— Habille-toi.
Et rentre chez toi.
C’est tout.
Il me renvoie sans m’avoir touchée.
Sans avoir pris.
Et c’est pire.
Infiniment pire.
Je m’habille. Je sors.
Dans la rue, la nuit m’engloutit.
Le monde continue comme si rien ne s’était passé.
Mais moi…
Je ne suis plus tout à fait la même.
Une chose est claire.
Je reviendrai.
La villa blanche sur les falaises de l'Algarve est baignée de la lumière dorée du couchant. Les vagues de l'Atlantique murmurent en contrebas, un bruit constant et apaisant qui a remplacé le bourdonnement des serveurs et le chuchotement des menaces.Je suis assis sur la terrasse, un verre de vin à la main, regardant la scène.Éva est allongée sur un transat, ses cheveux, plus longs maintenant, caressés par la brise marine. Elle rit, un son clair et libre qui réchauffe des endroits en moi que je croyais à jamais gelés. Elle rit à cause de la petite tornade de cinq ans qui court sur la pelouse, poursuivant un papillon avec une détermination acharnée.Anya.Notre fille.Elle a les yeux de sa mère, d'un vert changeant comme la mer, et mes sourcils têtus. Elle porte une robe blanche tachée d'herbe, et ses pieds nus sont couverts de terre. Elle est l'antithèse parfaite de notre passé d'ombres et de secrets. Elle est la vie, pure, bruyante et sans complexe.— Papa ! Regarde ! crie-t-elle en
BELMONTLa douleur est un océan. Éva navigue dessus, un vaisseau de chair et de volonté brisé par les vagues des contractions. La chambre d’accouchement, autrefois un lieu de peur aseptisée, est devenue un sanctuaire primal. Les lumières sont basses. Le Dr. Lagarde murmure des encouragements. Une infirmière, une de nos recrues, surveille les monitors d’un œil expert, une arme dissimulée sous sa blouse.Et moi, je suis ancré à Éva, sa main écrasant la mienne, son regard accroché au mien comme à une bouée dans la tempête.— Je ne peux plus, Nathaniel, gémit-elle, son visage inondé de sueur et de larmes. C’est trop.— Si, tu peux, dis-je, ma voix plus douce que je ne l’aurais cru possible. Tu es la personne la plus forte que je connaisse. Tu as terrassé des empires. Tu vas terrasser cette douleur.— C’est différent, sanglote-t-elle.— Non. C’est la même bataille. Respire. Concentre-toi. Pousse.Une autre vague la soulève, un grognement rauque, bestial, lui échappant. Ses jointures blanch
BELMONTSept mois. Le ventre d’Éva est maintenant une planète autour de laquelle notre univers tout entier gravite. Une boule de vie, de promesse, et de peur viscérale. Chaque mouvement du bébé est une bénédiction et un rappel cuisant de sa vulnérabilité.La Fondation fonctionne comme une horloge suisse en apparence. En réalité, c’est une forteresse en état d’alerte maximale. J’ai démantelé personnellement trois cellules dormantes liées à Croft. Des hommes ont disparu. Des comptes se sont évaporés. Le message est clair : approchez-vous, et vous cesserez d’exister.Mais Croft est un spectre. Elle ne attaque pas frontalement. Elle corrode. Des rumeurs infondées sur la Fondation apparaissent dans la presse. Des inspecteurs fiscaux zélés lancent des audits. Une tentative de piratage sophistiquée a visé les dossiers médicaux d’Éva. Chaque incident est une piqûre d’épingle, destinée à nous épuiser, à nous distraire.Aujourd’hui, c’est la répétition.Nous sommes dans la maternité privée, ult
BELMONTLe printemps inonde Lisbonne de lumière. Depuis le bureau d'Éva à la Fondation, la vue sur le Tage est aveuglante. Mais aujourd'hui, son regard n'est pas tourné vers l'extérieur. Il est fixé sur l'écran de son ordinateur, sur les résultats d'analyses médicales qui viennent de tomber.Elle est immobile. Trop immobile. Son visage est d'une pâleur de cire.— Éva ?Ma voix semble la faire sortir d'une transe. Elle lève des yeux si grands, si pleins d'une terreur et d'un émerveillement que je n'y avais jamais vus, que mon propre cœur se glace.— Nathaniel, murmure-t-elle, et sa voix est un fil fragile.Je traverse la pièce en deux enjambées, posant les mains sur son bureau.—Qu'est-ce qu'il y a ? Tu es malade ?C'est la seule peur qui subsiste en moi. La perdre. La perdre à une maladie, à un accident, à quelque chose contre quoi même ma fortune et ma volonté ne peuvent rien.Elle secoue la tête, incapable de former les mots. Elle tourne l'écran vers moi.Je lis. Des termes médicaux
BELMONTLa menace de Croft plane sur nous, un nuage toxique dans le ciel serein de notre nouveau monde. Pendant des jours, l'atmosphère du penthouse a été électrique, chargée de stratégie et de paranoïa. Nous avons renforcé la sécurité, passé au crible chaque employé de la Fondation, traqué les ombres numériques laissées par notre ennemi.Ce soir, la tension a atteint son point de rupture.Nous sommes dans la salle de contrôle privée, un sanctuaire dans le sanctuaire. Les murs affichent des flux de données en continu, des cartes thermiques de nos systèmes, des visages et des noms de contacts à travers le monde. Nous venons de passer douze heures d'affilée à éplucher les moindres recoins de l'empire fantôme de Croft. Nous avons trouvé des choses. Des choses qui glacent le sang.Éva éteint le dernier écran d'un geste brusque. Le silence qui suit est assourdissant.—Assez, dit-elle, sa voix rauque de fatigue. Je n'en peux plus.Elle se lève, et je vois la lassitude qui ploie ses épaules,
BELMONTDeux ans. Le temps que les fondations, à la fois réelles et métaphoriques, soient coulées. La "Fondation Émergence" possède désormais un siège social à Lisbonne, une façade de verre et d'acier tournée vers l'Atlantique. Légalement, c'est un groupe d'investissement éthique. Dans ses sous-sols blindés, c'est le cœur opérationnel de notre guerre silencieuse.Éva siège au conseil d'administration, vêtue de tailleurs sobres qui ne peuvent masquer la froide détermination dans son regard. Moi, je reste dans l'ombre, le directeur des "acquisitions spéciales", un titre qui fait sourire ceux qui en connaissent la signification.Nous avons équilibré nos vies sur une corde raide. Les jours sont consacrés à la Fondation, à investir dans des technologies vertes, à financer des orphelinats. Les nuits... les nuits sont pour l'Organisation. Pour traquer les prédateurs que la loi ne peut ou ne veut atteindre.Ce soir, la tempête fait rage sur Lisbonne. La pluie cingle les baies vitrées du penth







