Volarion
Je suis brûlé.
Pas par le feu.
Par la chair.
Par cette étrange prison de peau et d’os dans laquelle je me réveille, comme un roi déchu exilé dans le corps d’un homme.
L’air a une densité nouvelle. Je le respire mal. Il entre dans mes poumons, mais ne nourrit rien. Je sens le froid, l’humidité, le poids du monde sur cette peau nue. Ma poitrine se soulève trop lentement. Mon cœur bat trop fort. Trop seul. Trop faible.
Je suis nu, et pourtant, j’étouffe. Comme si ce corps n’était pas le mien. Comme si l’espace entre chaque battement de cœur ne faisait qu’égrener le temps d’un emprisonnement. J’ai la sensation d’avoir été arraché à quelque chose d’immense. Le ciel. Le feu. Le souvenir d’un vol si vaste qu’il couvrait l’horizon.
Maintenant je suis là. Plaqué contre la terre. Prisonnier de ce qu’ils appellent l’humanité.
Je tente de bouger. Mes doigts répondent avec lenteur, maladresse. Ma main touche la terre humide, l’étrange texture du tissu qu’elle a posé sur moi. Elle. La créature lumineuse aux ailes de verre. Lira.
Lira.
Ce nom me traverse comme une déchirure. Il n’est pas nouveau. Il résonne. Il palpite. Il m’écorche.
Il y a quelque chose en elle… qui appartient à avant.
Avant la chute. Avant la douleur. Avant cette forme mutilée.
Je rouvre les yeux. La lumière de l’aube me blesse, me perce comme une lame.
Mais elle est là.
À genoux, si proche que je peux sentir le souffle léger qu’elle tente de réguler. Ses traits sont inquiets, mais beaux comme un souvenir sacré. Elle me regarde comme si elle cherchait à me lire à travers les cendres.
Je veux parler. Ma gorge râpe, sèche. Ma langue est rugueuse, oubliée. Mais je parviens à souffler, d’un ton rauque, déchiré :
— Tu es…
Elle répond. Son nom. Lira.
Et ce nom claque en moi comme un orage étouffé.
— Je sais, dis-je. Parce que je le sais.
Je n’ai aucun souvenir. Aucun mot précis. Mais je sais.
Son nom.
Son odeur.
Sa lumière.
Je ferme les yeux. Une douleur vive me traverse la poitrine, comme un éclair. Mon souffle se bloque. Je lutte. Contre cette chair trop étroite. Contre l’appel lancinant de ma forme ancienne, enfermée quelque part au fond de mon sang.
Je sens encore mes ailes. Fantômes douloureux, absents. Mes griffes. Ma gueule. Le feu.
Tout est là.
Mais prisonnier.
Et elle me consume.
Elle me brûle plus sûrement que les flammes qui m’ont forgé.
— Depuis que je suis tombé… je n’ai rêvé que de toi.
C’est une vérité nue, crue. Je n’ai aucun souvenir construit, mais je me souviens d’elle. De l’écho de sa voix. De sa chute. D’un cri. D’une douleur abyssale qui ne venait pas de moi, mais que j’ai ressentie.
Elle me touche. À peine. Un effleurement tremblant.
Mais c’est suffisant.
La terre se dérobe. Le feu se réveille.
Un feu ancien, intime. Un feu qui ne cherche pas à tuer mais à lier.
Je tends la main. Mes doigts frôlent les siens. Sa peau est douce. Trop douce. Elle sent la forêt, le vent, la magie contenue.
Elle tremble.
Mais elle ne se recule pas.
Je respire plus fort. Mon corps proteste, tiraillé entre ce qu’il était et ce qu’il devient. Chaque muscle est une énigme. Chaque nerf un combat.
Elle me parle. Sa voix est un souffle de mousse. Un baume sur la tempête. Elle dit que je ne devrais pas être humain.
— Et pourtant je le suis. Ici. Avec toi.
Ce n’est pas une excuse. C’est une vérité nue.
Je suis devenu ce que je ne devais jamais être, pour m’approcher d’elle.
Ou peut-être… parce qu’elle seule avait le pouvoir de me faire chuter.
J’ignore ce que je suis, vraiment. Ce qui m’a poussé à franchir la frontière interdite entre les mondes. Mais une chose est sûre : mon essence n’est plus entière. Il y a une brèche en moi. Une faille que seule sa présence comble.
Je la regarde. Longuement. Je bois son image comme on respire après l’asphyxie.
Ses yeux sont d’un vert changeant, abyssal, où l’on pourrait tomber pour toujours. Sa bouche est un serment non prononcé. Son corps frissonne de retenue, mais j’y devine l’appel d’un feu identique au mien.
Ses ailes frémissent.
Inconsciemment.
Comme si elles me reconnaissaient.
Comme si elles se souvenaient.
Je me redresse lentement. Le monde tangue. Ma vision vacille.
Elle s’approche, sans peur. Ses mains se tendent, prêtes à me soutenir.
Je la laisse faire.
Pas par faiblesse.
Mais parce que c’est elle.
— Tu ne devrais pas te lever, murmure-t-elle.
— Je ne supporte plus d’être couché.
Je m’assieds. Le vent me frappe comme une gifle. Mon corps tremble. Je ne le maîtrise pas encore. C’est comme apprendre à respirer dans une peau étrangère.
Mais je suis vivant.
Elle tire une couverture de sa besace. Elle me la tend.
Je prends le tissu. Nos doigts se frôlent. Encore. Et encore.
Elle ne dit rien, mais je vois cette rougeur qui grimpe le long de son cou.
Elle est troublée.
Et je le suis plus encore.
Je couvre cette nudité qui la gêne plus que moi.
Mais même dissimulée, l’envie entre nous vibre.
Forte.
Latente.
Ancienne.
— Qui es-tu vraiment ? me demande-t-elle.
Je relève les yeux vers elle.
Et je dis la seule vérité dont je suis sûr :
— Volarion.
Elle répète mon nom. Lentement. Comme une offrande.
Comme un sortilège.
— Vo-la-rion…
Le vent se fige.
La forêt écoute.
Et dans sa bouche, mon nom retrouve sa vérité.
Sa place dans le monde.
Je ferme les yeux. Et soudain, une image surgit.
Brusque. Brûlante. Incontrôlable.
Du feu.
Un palais d’obsidienne.
Des chaînes. Des cris.
Une chute.
Ses ailes arrachées dans un éclair sanglant.
Et moi… hurlant.
Mais incapable de la sauver.
Je hurle.
L’écho fait vibrer les arbres. Les pierres. Le ciel.
Je rouvre les yeux, pantelant, glacé de sueur.
Elle est là. Immobile.
Mais ses yeux brillent d’une peur muette.
Elle pose sa main sur mon épaule.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
Je peine à répondre. Les mots viennent de loin.
— Je crois… je crois que j’ai déjà brûlé pour toi.
Elle pâlit.
Son regard se fait plus grave. Plus profond.
— Moi aussi… j’ai rêvé de toi. Avant cette nuit. Avant même de te connaître.
Le silence s’abat. Mais il n’est pas vide. Il est plein. Chargé de vertiges. De mémoires anciennes. De désirs encore contenus.
Alors je tends la main.
Elle hésite.
Puis avance la sienne.
Nos paumes se rejoignent. Lentement. Comme un pacte.
Un serment silencieux.
Quelque chose de plus grand que nous. De plus ancien que les cieux.
Et
sous ma peau, le dragon se réveille.
Pas en colère.
Pas en guerre.
Mais en alerte.
Prêt à aimer.
Ou à détruire.
Selon ce que cette lumière en face de moi décidera.
LiraL’aube n’est pas encore levée.Le monde dort, mais mon sang, lui, est déjà en feu.J’ai passé la nuit sans fermer l’œil, adossée au mur froid, à écouter le souffle lointain du camp, les bruits étouffés qui se meurent dans la nuit. Les heures se sont allongées comme des serpents, lentes et sifflantes, m’enserrant de leur patience venimeuse.Dans ma tête, Thyen est partout. Son rire. Ses pas légers. Le bruit sec de ses pierres contre le feu. Parfois, je crois entendre sa voix, mais ce n’est qu’un souffle de vent à travers les fissures. Chaque murmure de la nuit me rappelle qu’il est quelque part… ou qu’il n’est déjà plus.Quand deux coups sourds frappent contre la porte de la tour, je me redresse d’un bond. Mon cœur cogne si fort que j’ai l’impression que tout le camp pourrait l’entendre.Je ne réfléchis pas.Je prends ma cape.Je descends.L’air du dehors est glacial, tranchant. La brume s’accroche au sol comme une bête sournoise qui refuse de bouger. Le camp est silencieux, trop
LiraIls ont fermé la porte derrière moi.Une simple planche de bois. Pas de serrure apparente. Pas de barre de fer pour me retenir. Et pourtant, je sens la lourdeur de ce geste comme une gifle, comme une sentence silencieuse. C’est pire qu’une prison : c’est un enfermement maquillé en protection, un verdict qu’on ne prononce pas, mais qu’on laisse pourrir dans l’air jusqu’à ce qu’il vous étouffe.Je reste plantée là, immobile, à écouter leurs pas s’éloigner dans l’escalier. Le bruit des bottes sur la pierre rugueuse se répercute comme un écho dans ma poitrine. Plus les sons s’amenuisent, plus le silence s’épaissit, devenant une matière oppressante qui s’accroche à mes épaules.Je ne suis pas en prison, disent-ils.Mais les murs sentent la cage. Et leur odeur est vieille, humide, rance.La tour est glaciale, même au cœur de l’été. Les pierres suintent l’humidité et le temps, comme si elles avaient absorbé la mémoire de toutes les peurs, de tous les cris, de tous les secrets qui ont ja
LiraIls appellent cela un Conseil Restreint.Mais je sais ce que c’est.Une scène.Un piège.Une exécution sans corde ni fer.Ils disent que c’est « pour clarifier ». Pour calmer les esprits. Pour ramener l’ordre.Mais les regards dans le camp, eux, ne cherchent plus la clarté. Ils cherchent un responsable. Une offrande. Une proie.Je suis convoquée juste après le coucher du soleil.Pas à la clairière des feux, ni à la salle des décisions où l’on juge les conflits habituels vols, promesses rompues, affronts d’ivresse ou de sang.Non.Je suis conduite dans la vieille tour, l’un des rares vestiges en pierre, à la lisière nord.Un lieu oublié. Glacial. Trop ancien pour qu’on s’y sente vivant.Deux gardes m’escortent. Silencieux. Visages fermés. Ils ne me touchent pas, mais leurs mains restent proches de leurs haches.Comme si j’étais déjà coupable.Comme si, à tout moment, je pouvais mordre, hurler, fuir.Je monte les marches. Une à une.Elles grincent.Et à chaque marche, une pensée me
LiraLe jour s’est levé sans prévenir.Pas comme une aube paisible. Plutôt comme une lame qu’on abat sur une plaie mal refermée. Le froid a traversé les murs de bois, le silence s’est brisé d’un coup, et l’odeur du dehors humide, terreuse, peuplée de chiens, de peur et de feu s’est engouffrée dans la cabane.Je suis encore nue sous la peau que Volarion m’a jetée dessus au petit matin. Lui s’est déjà levé. Son absence m’a réveillée. Et ce vide, dans la cabane, pèse plus lourd que tout ce que nous avons fait cette nuit.Le feu est mort. Les braises sont noires, éteintes, et l’air glacial m’oblige à ramener la peau contre moi, comme si je pouvais encore retenir un peu de lui. De nous. De ce qu’on a osé. De ce qu’on a laissé exploser.Je m’assieds, engourdie, les jambes croisées, la gorge nouée. Je sens encore sa bouche dans ma nuque, ses doigts dans mes hanches, son souffle contre ma peau. Des lambeaux de souvenirs me hantent non pas comme des regrets, mais comme des preuves. Preuves brû
LiraLa nuit est tombée comme un couperet.Le village s’est refermé sur lui-même, englouti dans le froid, les torches basses et les murmures étouffés. On entend les loups hurler au loin, comme des échos arrachés à un cauchemar ancien. Mais ici, dans notre cabane, tout est figé. Étroit. Trop calme. Trop lent. Le silence est un piège, tendu entre nous deux.Je suis allongée, les bras croisés sous ma tête, le regard rivé au plafond de bois, ses poutres gondolées par l’humidité. L’odeur de la mousse séchée, des peaux rousses et du feu mourant sature mes narines, mais c’est son odeur à lui qui m’enivre. Chaude, animale, entêtante. Volarion. Varek, dehors. Mais ici, il n’a pas de masque.Il est là, tout près. Étendu sur le côté, en retrait, mais son souffle est irrégulier. Il se contient. Il lutte.Comme moi.J’ai trop de tension dans la nuque, trop de brûlures dans les reins, trop de souvenirs dans la chair. Son corps. Ses mains. Sa voix. Tout remonte. Tout vibre. Et ce que nous avons tent
LiraLa forêt de l’Est s’étire devant nous comme un piège silencieux. Des arbres hauts, noueux, aux troncs noirs et luisants, s’entrelacent jusqu’à cacher le ciel. L’air y est humide, saturé d’une odeur de mousse ancienne et de bois pourri. Chaque pas résonne entre les racines comme un aveu. On est trop visibles. Trop étrangers.Volarion Varek, maintenant marche quelques mètres devant moi. Il ne parle pas. Il ne se retourne pas. Son dos est droit, son allure assurée, mais je sens son attention vibrer comme une corde tendue. Il écoute. Il attend. Il guette.Nous atteignons les abords de la meute peu après midi, selon la lumière blafarde filtrant à travers le feuillage. Aucun panneau. Aucun cri d’alarme. Seulement une tension soudaine dans l’air, comme si le bois lui-même retenait son souffle.Un craquement sec.Je m’arrête. Lui aussi.Trois silhouettes surgissent entre les troncs. Des hommes. De grands corps taillés pour survivre à l’hiver, torse couvert de peaux, les visages mi-humain