Destins brisés, cœurs retrouvés

LAURIE

Je m'approche des portes vitrées de Knight Enterprises, et mon cœur cogne si fort sous ma veste que je me demande si quelqu'un peut l'entendre. Deux entretiens déjà dans la poche, passés haut la main, mais aujourd'hui, c'est une autre guerre. Le grand face-à-face. Alexander Knight, le PDG en personne, celui qui tient ma vie entre ses mains. Il peut me propulser dans ce monde de luxe ou me balancer dehors comme une vieille chaussette. Cette pensée me hante depuis des jours, me réveille la nuit, trempée de sueur. Je ne peux pas foirer. Pas maintenant, pas après tout ce que j'ai traversé.

J'ai pas eu une vie en cadeau. Rien n'a été facile, chaque pas a été une bataille. Je m'appelle Laurie Brunel, j'ai 26 ans, et si je tiens encore debout, c'est parce que j'ai appris à encaisser les coups dès le berceau. Née dans une bagnole qui s'est fracassée sur une route glissante, ma mère a clamsé quelques minutes après m'avoir poussée dans ce monde. Mon père, brisé par l'accident, cloué dans un fauteuil roulant, m'a larguée à l'orphelinat sans un regard en arrière. Là-bas, j'ai grandi avec des murs gris, des cris étouffés, et l'odeur de soupe froide qui colle à tout. Les autres gosses partaient, adoptées par des familles souriantes. Moi, je reste, toujours la dernière, celle qu'on oublie. Mais aujourd'hui, c'est fini. Ce rendez-vous, c'est ma porte de sortie, ma chance de prouver que je vaux plus que ce passé pourri.

Je pousse les portes, et le hall m'avale d'un coup. C'est immense, oppressant – des couloirs larges comme des autoroutes, du marbre qui brille sous des lustres trop chics, des plafonds si hauts qu'on dirait qu'ils frôlent les nuages. Tout ici pue le fric, la réussite, un univers à des années-lumière de mes galères. Mes escarpins claquent sur le sol, un bruit sec qui résonne dans ce silence glacial. Je me sens minuscule, une intrusion dans ce décor. Mon tailleur, chopé pour presque rien en dépôt-vente, fait ce qu'il peut pour me donner l'air d'une pro. Il est ajusté, noir, sobre – un miracle qui m'a sauté aux yeux dans le magasin, suspendu là comme s'il m'attendu. « T'es prête, Laurie », qu'il me semblait dire. Mais prêt ou pas, je suis là, et je vais pas reculer.

Les hôtesses d'accueil me repèrent avant même que je sois à mi-chemin. Leurs regards me tombent dessus, lourds, impitoyables. Elles me scannent de la tête aux pieds, analysent chaque couture de mon tailleur, chaque pli de ma chemise. Je sais ce qu'elles voient : pas la femme forte qui a bossé comme une dingue pour arriver ici, mais la gamine des bas quartiers, celle qui n'a pas sa place dans leur tour d'ivoire. Mon sang bout, mais je serre ma sacoche plus fort, les doigts crispés sur la poignée en cuir utilisé. Ce monde n'est peut-être pas fait pour moi, mais aujourd'hui, j'y suis. Et personne – ni leurs yeux de juges, ni leurs sourires en coin – me fera croire le contraire.

Une blonde au brushing trop parfait lève enfin la tête. Ses cheveux sont si lisses qu'elle ressemble à une pub pour shampoing, et son front immense brille sous les néons.

« Bonjour, je suis Mademoiselle Brunel, j'ai rendez-vous avec Monsieur Knight », lâché-je, la voix ferme, même si mes mains tremblent dans mon dos. Elle ne répond pas tout de suite, ses yeux vissés à son écran, son air froid et hautain me jaugeant à travers des lignes de chiffres. Je sens la sueur perler sous mes aisselles, mais je tiens bon, le menton haut. Enfin, un sourire mince craque son masque de glace.

« Oui, il vous attend. Dernier étage, ascenseur de droite. »

Je hoche la tête, muette, et pivote vers les ascenseurs. Mes mains sont moites, glissantes sur ma sacoche, et chaque pas me pèse comme si je traînais des chaînes.

Ce hall, ces salutations, cette montée – c'est toute ma vie qui se joue là-dedans. Je passe devant un mur de verre, et mon reflet me suit : chignon strict, lunettes perchées sur le nez, une touche de rouge à lèvres pour masquer ma peur. J'ai l'air d'une guerrière, mais au fond, mes jambes flageolent. Deux ascenseurs – un pour les paires, un pour les impairs. Je vise celui de droite, appuie sur le bouton, et les portes s'ouvrent dans un sifflement métallique.

Je m'y engouffre, seule, le cœur qui cogne dans ma poitrine comme un tambour de guerre. Les portes se referment, et l'ascenseur démarre, un grondement sourd qui fait vibrer mes os. Dans quelques minutes, je serai face à lui. Alexandre Chevalier. Soit je cloue cet entretien, je prouve que je vaux mieux que mes galères, et je décroche la vie dont je rêve depuis toujours. Soit je me plante, et c'est retour à la case départ – précarité, doutes, une existence qui me colle aux serres comme une ombre poisseuse. Je reste là, figée, la gorge serrée, mais une voix hurle en moi : T'es Laurie Brunel. T'as survécu à pire. Tu vas y arriver.