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Giulia Ferrelli
Je m’appelle Giulia Ferrelli, et je suis née dans une maison où les murs transpirent la vertu. Ou, du moins, ce que le monde appelle ainsi.
Fille du sénateur Vittorio Ferrelli, élevée dans l’opulence dorée d’un palais vénitien, j’ai grandi parmi les marbres froids, les tapisseries aux scènes bibliques et les leçons rigides d’une éducation que l’on dit noble. À sept ans, on m’apprenait à décliner les vertus cardinales. À dix, à me taire quand les hommes parlaient. À douze, j'avais déjà compris une vérité plus ancienne que leurs morales : la vertu est une robe trop étroite cousue par des mains d’hommes.
Mais moi, j’observais. Je regardais les mains des domestiques trembler quand ils croisaient le regard d’une belle. J’écoutais les soupirs retenus derrière les portes closes. Et je guettais, silencieuse, la manière dont une femme pouvait plier un homme d’un seul sourire.
Non, je ne connaissais pas encore l’amour. Ni même le sexe. Mais je savais que le désir avait un goût plus précieux que l’encens des églises ou le velours des chapelles. Qu’il était une force, un souffle, une étreinte invisible capable de renverser les rois. Et j’ai décidé que cette arme serait mienne.
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Ce soir, j’ai vingt-et-un ans. Et je suis assise dans le grand salon du palazzo Ferrelli, les jambes croisées sous une robe de soie ivoire si fine qu’elle épouse chaque frisson de ma peau.
La dentelle caresse le haut de ma poitrine, mais s’arrête là où commence l’indécence. Juste assez pour éveiller, jamais pour rassasier. Ma tante Artemisia me lance des regards assassins entre deux gorgées de vin doux. Les convenances, murmure-t-elle. Une autre forme de chaîne.
Mais ce n’est pas elle qui m’intéresse.
C’est lui.
Le comte Lorenzo Baldi, héritier d’un domaine au nord de Florence, riche, cultivé, célèbre pour sa collection d’objets anciens et sa réputation de libertin raffiné.
Il est assis à deux sièges de moi, vêtu d’un habit grenat brodé d’or, ses yeux d’ambre m’analysant avec la minutie d’un homme habitué à choisir ses plaisirs comme on choisit un vin rare. Il me dévisage depuis l’instant où je suis entrée. Il se croit dissimulé derrière ses manières. Il ne sait pas que je vois tout. Que je sens tout.
Je fais glisser un doigt lentement sur le bord de ma coupe en cristal. Un cercle. Un autre. Et je le vois se tendre, imperceptiblement. Il est pris. Déjà.
Je le regarde enfin.
– Vous semblez… pensive, madonna Giulia. Sa voix est grave, voilée, légèrement rauque. Il croit encore parler à une demoiselle bien née, sage et sage encore.
Je penche la tête, offre un demi-sourire.
– Je pense à l’ennui, comte. À tout ce qu’on nous impose.
Un bref silence. Puis un souffle. Il est troublé. J’aime cela. J’aime sentir le pouvoir inverser les rôles. J’aime sentir le contrôle glisser de ses mains vers les miennes.
Je me lève. Ma robe ondule autour de mes hanches comme une promesse chuchotée. Les chandeliers projettent sur mes épaules des ombres tremblantes. Je m’avance vers lui, lentement, et me penche à son oreille.
– Vous connaissez les jardins privés du palazzo ?
Il se fige. Un souffle. Une hésitation. Puis il se lève, docile. Il me suit. Évidemment qu’il me suit.
L’air du soir embaume le chèvrefeuille et la glycine. Sous les cyprès, la lune se faufile entre les feuillages comme une courtisane curieuse. Je sens ses pas derrière moi. Mais je ne me retourne pas. Il n’y a que les faibles qui cherchent la permission dans le regard des autres. Moi, je suis le feu. Je suis la tempête.
Nous atteignons le petit bassin. L’eau, paisible, reflète les étoiles comme des perles égarées. Je m’arrête. Me tourne vers lui. Lentement, je défais un premier bouton. Puis un autre. Puis un troisième.
Mon corsage s’ouvre sur la naissance de mes seins, pâles comme la lune, encore couverts d’un voile de dentelle. Je ne bouge plus. Je le regarde.
– Que faites-vous ? souffle-t-il, la voix nouée.
– J’étudie vos intentions. Les hommes sont si prévisibles.
Je m’approche. Très près. Mon souffle effleure sa joue. Ma bouche frôle la sienne sans la toucher. Il retient son souffle. J’entends son désir comme un orage au loin.
– Vous croyez dominer. Mais vous n’avez aucun pouvoir. Pas ici. Pas avec moi.
Il tend la main. Je la stoppe, mes doigts sur son poignet.
– Seulement si je dis oui. Et je le dis. D’une voix si basse qu’elle devient ordre.
Il est fébrile. Trop sûr de lui, et pourtant désorienté. Il me touche comme un homme affamé, mais je le ralentis. C’est moi qui décide. C’est moi qui commande les soupirs et les silences. Sa bouche s’égare sur ma peau, descend, tremble un peu. Il découvre mes seins, mes hanches, mon ventre avec la dévotion d’un homme qui ne sait pas qu’il est en train de perdre.
Je le pousse contre le sol de pierre chaude, m’installe sur lui. Ma robe se déploie autour de nous comme un rideau de théâtre.
Il me pénètre. Trop vite. Trop fort. Je ne crie pas. Je ne gémis pas. Je le regarde. Et je souris.
Je prends le rythme. Le contrôle. Ma main serre ses poignets au sol. Ma voix le guide. Ma bouche lui ordonne. Il devient fou. Il gémit, supplie presque. J’ondule au-dessus de lui comme une déesse antique. Je l’emmène au bord de lui-même. Et je le retiens. Encore. Encore. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un corps offert à ma volonté.
Il jouit avec violence. Je le sens se briser sous moi. Comme un homme qu’on a conquis sans jamais le toucher au cœur.
Il reste là, haletant, vidé, battu. Il me regarde comme un homme qui vient d’entrevoir quelque chose qu’il ne pourra plus jamais atteindre.
Moi, je me lève. Je me rhabille. Lentement. Bouton après bouton. Dentelle sur peau. Tissu sur pouvoir.
– Qui êtes-vous, diable… ? souffle-t-il, les yeux écarquillés.
Je me penche, l’embrasse au coin des lèvres.
– Je suis ce que les hommes craignent et désirent. Je suis ce que vous ne pourrez jamais garder.
Puis je me retourne, et disparais dans les ombres, sans un bruit.
Demain, je serai ailleurs. Dans un autre palais. Sous d’autres yeux. Avec d’autres lèvres à pervertir.
Je suis une légende qu’on ne retient jamais.
Je suis Giulia Ferrelli.
Et ce monde m’appartient.
GiuliaNous volons des heures au temps. Nous quittons le palais par une porte dérobée, enveloppés dans des manteaux sombres. Nous errons dans une Venise qui semble différente, irréelle. Les marchands installent leurs étals, les gondoliers hèlent les premiers clients, les odeurs de pain chaud et de poisson se mêlent à la brume matinale. La vie normale, absurde, continue.Nous ne parlons pas de Contarini, de Raphael, du Conseil. Nous parlons de tout et de rien. De la lumière sur l’eau. D’un passage d’Aristote qu’il aime. De la façon dont je construisais des palais de sable, enfant, sur la plie du Lido. Nous nous tenons la main, comme deux adolescents, et chaque pression de ses doigts est une promesse et un adieu.Nous nous réfugions dans une petite église déserte, San Giovanni Elemosinario. L’air y est frais, sent l’encens et la pierre humide. Nous nous asseyons sur un banc, dans la pénombre d’une chapelle latérale.— Tu crois en quelque chose, Giulia ? me demande-t-il à voix basse, les
GiuliaLe jour se lève, impitoyablement clair. La lumière frappe les eaux du canal comme des lames, se reflète sur les marbres des palais, aveuglante. Je rentre dans le petit salon, et l’air y est encore chargé de notre silence, de nos paroles suspendues. Leone est assis près de la fenêtre, immobile, tourné vers la lumière naissante. Il ne se retourne pas à mon entrée.Le bruit de la porte qui se referme est celui d’un couvercle qui tombe.Je reste debout au milieu de la pièce, les mains vides. Les mots de Contarini tournent dans ma tête, une scie dentelée qui tranche toute possibilité de bonheur. Il ne survivra pas à la saison.— Alors ? dit-il enfin, sans me regarder. Quel est le prix de ma tête ?Sa voix est calme, trop calme. C’est la voix d’un homme qui a déjà vu l’épée de Damoclès et qui en a calculé la trajectoire.— Ce n’est pas ta tête, Leone. C’est ta vie. Ton avenir.—Mais hors de Venise.Je ferme les yeux, rassemblant les lambeaux de mon courage.—Un bateau pour Padoue. Ce
GiuliaJe soupire. La vérité, toute la vérité.—Il me devait la vie. Sa sœur était emprisonnée pour un crime qu’elle n’avait pas commis. J’ai fait jouer des influences, falsifié des témoignages. Je l’ai libérée. En échange, il m’a juré une dette. Il était le garde du Doge, parfaitement placé. Il surveillait Raphael pour moi. Et ce soir, il avait pour ordre de te protéger, coûte que coûte.Je vois la déception s’enfoncer un peu plus en lui. Même le geste de bravoure qui m’a sauvé la raison d’être était calculé. Rien n’est pur dans mon univers.—Tout est transaction, n’est-ce pas ? dit-il, écho de mes propres pensées. Tout a un prix.Je m’approche enfin, incapable de supporter la distance.—Pas tout. Pas ceci.Je prends sa main, je la presse contre ma poitrine, là où mon cœur bat un rythme désordonné.—Ce sentiment, Leone. La paix que je trouve à tes côtés. La façon dont tu me regardes sans voir d’abord un outil ou un obstacle. Cela, je ne l’ai pas calculé. Cela, je ne peux pas le monna
LeoneLa nuit ne finit pas avec le départ des gardes. Elle s’épaissit, se transforme en une substance gluante qui colle à la peau, aux vêtements, à l’âme. Je reste figé sur place, les jambes lourdes comme du marbre, tandis que la salle se vide autour de nous. Les murmures sont des insectes qui bourdonnent à mes oreilles. Je ne les entends pas. J’entends encore le choc de l’acier, le râle de Morosini terrassé, et les mots de Giulia. C’est le monde dont je fais partie.Mon monde, à moi, est fait de parchemins, de dialogues socratiques, de l’ombre paisible d’un cloître. Pas de ce théâtre cruel où l’amour est une arme et la trahison, une manœuvre politique.Giulia lâche ma main. Sa chaleur, fugace, est déjà remplacée par le froid du palais. Elle se tourne vers Alvise Contarini, qui attend, patient et immobile comme une araignée au centre de sa toile neuve.—Nous devons parler, dit-elle. Pas ici.Contarini incline légèrement la tête.—Mon bureau. Dans une heure. Vous savez où.Il s’éloigne
GiuliaLe silence tombe comme une lame. Tous les regards, avides ou terrifiés, oscillent entre Raphael, Contarini et moi. Le sourire figé sur mes lèvres est le dernier rempart de mon personnage. À l'intérieur, tout n'est que tumulte.Raphael avance d'un pas, défiant l'autorité muette de Contarini. Sa voix, habituellement si contrôlée, gronde dans le grand hall.— Cette mascarade a assez duré, Alvise ! Tu n'as aucune preuve. Rien que les ragots d'une femme déçue !Contarini ne bronche pas. Son visage est un masque de pierre usé par les ans et les secrets d'État.— Le Conseil des Dix n'agit pas sur des ragots, Raphael. Il agit sur des faits. L'accumulation du pouvoir personnel au détriment de la Sérénissime est un crime. Le détournement des fonds publics est un crime. La conspiration avec des puissances étrangères… est un crime de la plus haute trahison.Un frisson parcourt l'assistance. Trahison. Le mot le plus dangereux de Venise.C'est à ce moment que je fais mon mouvement. Je m'avan
GiuliaLa lettre est partie, confiée à un canal si secret que même les murs ont des oreilles sourdes. Maintenant, l'attente. Un poison lent qui suinte dans mes veines. Chaque pas dans le couloir, chaque chuchotement, est un écho de la menace de Raphael. Je suis une corde tendue à se briser.Je ne retourne pas à la maison San Barnaba. Trop dangereux. Je le mets en danger à chaque visite. Mon amour pour lui est devenu une épée suspendue au-dessus de sa tête. Alors j'agis. Je plonge plus profondément dans les entrailles de la bête, dans le réseau d'influence que j'ai moi-même tissé.Mes agents rapportent des mouvements. Raphael mobilise ses partisans les plus loyaux, ceux qui lui doivent tout. Il nettoie les écuries, éloigne les indécis. Il prépare le terrain pour une purge. Je le sens. L'air est électrique, chargé de l'odeur de l'orage avant la tempête.Mon propre camp se forme, silencieusement. Des regards entendus lors des conseils, des messages codés échangés lors de réceptions. Des







