LOGINGiulia
Je me réveille avec l’odeur âcre du matin qui s’infiltre entre les tentures lourdes de ma chambre. Les rayons pâles du soleil caressent les meubles de bois sombre, mais ne parviennent pas à dissiper le poids qui serre ma poitrine. Hier soir, j’ai brisé un masque. J’ai donné à Lorenzo Baldi ce que tous les hommes recherchent le pouvoir de posséder une femme et je l’ai laissé vide, nu devant moi, sans rien.
Ce matin, pourtant, je suis prisonnière.
Le palais Ferrelli est une cage dorée, chaque pierre, chaque tableau, chaque sourire policé une pièce d’une machinerie que je ne contrôle pas. Mère, ma chère mère, se montre ce matin plus froide que le marbre de l’entrée, m’adressant un regard qui ne tolère aucune insubordination.
— Giulia, tu as tenu jusqu’à l’aube cette folie ? sa voix est un glaive invisible.
Je souris, un sourire sans chaleur.
— La folie est un art que je maîtrise, mère. Et je me demande qui ici est vraiment fou.
Elle s’éloigne, le corset de ses robes serré comme une armure. Tout le monde ici joue un rôle, moi y compris. Mais je refuse qu’on me réduise au rôle d’une simple marionnette.
Dans le silence qui suit, je me lève, drapée dans la solitude de mes pensées. Chaque geste est calculé, chaque regard est une bataille. Mais derrière ce théâtre, il y a une autre vérité : la peur. Celle d’être domptée, brisée, réduite à un murmure.
Je descends dans les salons où les invités commencent à arriver. Le cliquetis des talons sur les marbres résonne comme un rappel cruel je suis observée, jugée, enfermée. Les murmures me suivent, comme des ombres acérées.
« La fille du sénateur qui défie les règles… »
« Une tempête en jupons. »
« Elle joue avec le feu. »
Lorenzo est là, son regard brûle encore, chargé d’une tension que je reconnais et que je nourris. Il ne sait pas ce que je suis, mais il commence à comprendre que je ne suis pas une conquête ordinaire.
Je le croise au détour d’un corridor. Ses yeux cherchent les miens, tentent de sonder cette énigme que je suis.
— Vous jouez un jeu dangereux, Giulia, murmure-t-il.
— Le danger est ce qui rend la vie digne d’être vécue, réponds-je en un souffle.
Je poursuis mon chemin, le laissant avec cette réplique qui le laisse muet. Je suis consciente que chaque mot, chaque geste, chaque silence est une pièce sur l’échiquier. Mais à qui appartient vraiment le pouvoir dans ce jeu ?
Plus tard, dans l’intimité du jardin, je retrouve Artemisia. Ma tante, cette femme d’apparence austère, mais qui cache sous ses airs glacés une intelligence acérée et une expérience des hommes que je convoite. Elle me regarde comme on scrute une tempête prête à dévaster.
— Ton jeu est risqué, Giulia. Tu sais que le sénateur Ferrelli attend de toi la conformité, pas la rébellion.
Je souris, la défiant du regard.
— Et pourtant, c’est dans la rébellion que réside la vraie liberté.
Elle secoue la tête, un mélange de tristesse et d’admiration dans les yeux.
— Tu es une Ferrelli, mais aussi un mystère. N’oublie jamais que même les chaînes invisibles peuvent étouffer.
Je la remercie silencieusement de son avertissement, sachant pourtant que je ne céderai pas. Je veux être l’orage, pas le calme plat d’un lac soumis.
Le soir tombe, et avec lui, la promesse d’un nouveau rendez-vous. Cette fois, ce n’est pas Lorenzo qui m’attend, mais une lettre scellée d’un sceau que je reconnais celui de mon père. Ses mots sont un mélange de menace et d’avertissement, un rappel brutal des attentes familiales :
Giulia, cesse ces folies avant qu’elles ne te détruisent. Le nom Ferrelli ne peut être terni par des caprices d’une fille trop libre.
Je serre la lettre, sentant sous ma peau la brûlure d’une révolte qui ne demande qu’à éclater. Je sais que je joue avec le feu, que je risque de tout perdre la famille, le confort, le respect.
Mais qu’est-ce que tout cela face à la promesse de la liberté ?
Je ferme les yeux et murmure, comme une incantation :
— Je suis Giulia Ferrelli, et je ne serai jamais captive.
Plus tard dans la nuit, la maison est silencieuse, mais mon esprit est un champ de bataille. Les ombres dansent, les souvenirs et les désirs s’entrechoquent. Je repense à Lorenzo, à son regard brûlant et à la manière dont il a cédé sous mon pouvoir. Mais aussi à la fragilité cachée derrière sa virilité affichée.
Je suis à la fois tyran et captive. J’impose mes règles, mais je sens les murs se refermer peu à peu. Et pourtant, une part de moi savoure cette lutte, cette danse entre domination et résistance.
Demain sera un autre jour. Un jour où les jeux recommenceront, où les masques tomberont, où je m’approcherai encore un peu plus du feu que je cherche à maîtriser.
Je m’allonge, prête à plonger dans un sommeil agité. Mon dernier souffle s’envole vers la nuit :
— Que le monde tremble. Je suis prête à tout briser.
GiuliaNous volons des heures au temps. Nous quittons le palais par une porte dérobée, enveloppés dans des manteaux sombres. Nous errons dans une Venise qui semble différente, irréelle. Les marchands installent leurs étals, les gondoliers hèlent les premiers clients, les odeurs de pain chaud et de poisson se mêlent à la brume matinale. La vie normale, absurde, continue.Nous ne parlons pas de Contarini, de Raphael, du Conseil. Nous parlons de tout et de rien. De la lumière sur l’eau. D’un passage d’Aristote qu’il aime. De la façon dont je construisais des palais de sable, enfant, sur la plie du Lido. Nous nous tenons la main, comme deux adolescents, et chaque pression de ses doigts est une promesse et un adieu.Nous nous réfugions dans une petite église déserte, San Giovanni Elemosinario. L’air y est frais, sent l’encens et la pierre humide. Nous nous asseyons sur un banc, dans la pénombre d’une chapelle latérale.— Tu crois en quelque chose, Giulia ? me demande-t-il à voix basse, les
GiuliaLe jour se lève, impitoyablement clair. La lumière frappe les eaux du canal comme des lames, se reflète sur les marbres des palais, aveuglante. Je rentre dans le petit salon, et l’air y est encore chargé de notre silence, de nos paroles suspendues. Leone est assis près de la fenêtre, immobile, tourné vers la lumière naissante. Il ne se retourne pas à mon entrée.Le bruit de la porte qui se referme est celui d’un couvercle qui tombe.Je reste debout au milieu de la pièce, les mains vides. Les mots de Contarini tournent dans ma tête, une scie dentelée qui tranche toute possibilité de bonheur. Il ne survivra pas à la saison.— Alors ? dit-il enfin, sans me regarder. Quel est le prix de ma tête ?Sa voix est calme, trop calme. C’est la voix d’un homme qui a déjà vu l’épée de Damoclès et qui en a calculé la trajectoire.— Ce n’est pas ta tête, Leone. C’est ta vie. Ton avenir.—Mais hors de Venise.Je ferme les yeux, rassemblant les lambeaux de mon courage.—Un bateau pour Padoue. Ce
GiuliaJe soupire. La vérité, toute la vérité.—Il me devait la vie. Sa sœur était emprisonnée pour un crime qu’elle n’avait pas commis. J’ai fait jouer des influences, falsifié des témoignages. Je l’ai libérée. En échange, il m’a juré une dette. Il était le garde du Doge, parfaitement placé. Il surveillait Raphael pour moi. Et ce soir, il avait pour ordre de te protéger, coûte que coûte.Je vois la déception s’enfoncer un peu plus en lui. Même le geste de bravoure qui m’a sauvé la raison d’être était calculé. Rien n’est pur dans mon univers.—Tout est transaction, n’est-ce pas ? dit-il, écho de mes propres pensées. Tout a un prix.Je m’approche enfin, incapable de supporter la distance.—Pas tout. Pas ceci.Je prends sa main, je la presse contre ma poitrine, là où mon cœur bat un rythme désordonné.—Ce sentiment, Leone. La paix que je trouve à tes côtés. La façon dont tu me regardes sans voir d’abord un outil ou un obstacle. Cela, je ne l’ai pas calculé. Cela, je ne peux pas le monna
LeoneLa nuit ne finit pas avec le départ des gardes. Elle s’épaissit, se transforme en une substance gluante qui colle à la peau, aux vêtements, à l’âme. Je reste figé sur place, les jambes lourdes comme du marbre, tandis que la salle se vide autour de nous. Les murmures sont des insectes qui bourdonnent à mes oreilles. Je ne les entends pas. J’entends encore le choc de l’acier, le râle de Morosini terrassé, et les mots de Giulia. C’est le monde dont je fais partie.Mon monde, à moi, est fait de parchemins, de dialogues socratiques, de l’ombre paisible d’un cloître. Pas de ce théâtre cruel où l’amour est une arme et la trahison, une manœuvre politique.Giulia lâche ma main. Sa chaleur, fugace, est déjà remplacée par le froid du palais. Elle se tourne vers Alvise Contarini, qui attend, patient et immobile comme une araignée au centre de sa toile neuve.—Nous devons parler, dit-elle. Pas ici.Contarini incline légèrement la tête.—Mon bureau. Dans une heure. Vous savez où.Il s’éloigne
GiuliaLe silence tombe comme une lame. Tous les regards, avides ou terrifiés, oscillent entre Raphael, Contarini et moi. Le sourire figé sur mes lèvres est le dernier rempart de mon personnage. À l'intérieur, tout n'est que tumulte.Raphael avance d'un pas, défiant l'autorité muette de Contarini. Sa voix, habituellement si contrôlée, gronde dans le grand hall.— Cette mascarade a assez duré, Alvise ! Tu n'as aucune preuve. Rien que les ragots d'une femme déçue !Contarini ne bronche pas. Son visage est un masque de pierre usé par les ans et les secrets d'État.— Le Conseil des Dix n'agit pas sur des ragots, Raphael. Il agit sur des faits. L'accumulation du pouvoir personnel au détriment de la Sérénissime est un crime. Le détournement des fonds publics est un crime. La conspiration avec des puissances étrangères… est un crime de la plus haute trahison.Un frisson parcourt l'assistance. Trahison. Le mot le plus dangereux de Venise.C'est à ce moment que je fais mon mouvement. Je m'avan
GiuliaLa lettre est partie, confiée à un canal si secret que même les murs ont des oreilles sourdes. Maintenant, l'attente. Un poison lent qui suinte dans mes veines. Chaque pas dans le couloir, chaque chuchotement, est un écho de la menace de Raphael. Je suis une corde tendue à se briser.Je ne retourne pas à la maison San Barnaba. Trop dangereux. Je le mets en danger à chaque visite. Mon amour pour lui est devenu une épée suspendue au-dessus de sa tête. Alors j'agis. Je plonge plus profondément dans les entrailles de la bête, dans le réseau d'influence que j'ai moi-même tissé.Mes agents rapportent des mouvements. Raphael mobilise ses partisans les plus loyaux, ceux qui lui doivent tout. Il nettoie les écuries, éloigne les indécis. Il prépare le terrain pour une purge. Je le sens. L'air est électrique, chargé de l'odeur de l'orage avant la tempête.Mon propre camp se forme, silencieusement. Des regards entendus lors des conseils, des messages codés échangés lors de réceptions. Des







