•••Elias
Le lendemain matin…
Ma sœur ne sait pas que je l'entends pleurer la nuit. Je reste allongé dans mon lit, les yeux fixés au plafond, pendant qu'elle sanglote doucement dans la chambre d'à côté. Elle essaie d'étouffer ses larmes dans son oreiller, mais les murs sont fins dans ce vieil immeuble. Chaque fois que j'ai envie de me lever pour la consoler, quelque chose me retient. Peut-être la peur de la voir s'effondrer complètement si elle réalise que je sais à quel point elle souffre.
Ce matin, comme tous les matins depuis six mois, elle fait semblant que tout va bien. Elle prépare mon petit-déjeuner, toast brûlé et thé trop sucré parce qu'on n'a plus de lait, avec un sourire forcé plaqué sur le visage.
— Tu as ton match de rugby cet après-midi ? » demande-t-elle en me tendant mon sac de sport.
— Non, c'était hier.
— Oh. » Son visage se ferme une seconde. « Pardon, j'ai... j'ai oublié.
Elle oublie beaucoup de choses maintenant. Les dates, mes emplois du temps, parfois même de manger. Je veux lui dire que ce n'est pas grave, que je comprends, mais les mots restent coincés dans ma gorge comme toujours. Alors je me contente de hocher la tête et de partir pour le lycée.
Le trajet en taxi-bus jusqu'à Wynberg High School dure quarante-cinq minutes. Quarante-cinq minutes pendant lesquelles je regarde par la fenêtre les townships défiler, puis les quartiers résidentiels où vivent les familles normales avec leurs maisons colorées et leurs jardins bien entretenus. Des familles complètes.
Sarah monte à l'arrêt de Claremont. C'est la seule de ma classe qui me parle encore normalement depuis que papa et maman sont morts. Les autres me regardent avec cette pitié qui me donne envie de vomir, ou alors ils m'évitent complètement comme si la mort était contagieuse.
— Salut, Eli » dit-elle en s'asseyant à côté de moi. « Tu as fait le devoir d'histoire ?
— Lequel ?
— Sur la guerre des Boers. Tu sais, celui qu'on devait rendre aujourd'hui.
Merde. J'avais complètement oublié. Avant, maman vérifiait toujours mon agenda le soir. Elle s'asseyait avec moi à la table de la cuisine et m'aidait à organiser mes devoirs pour la semaine. « L'organisation, c'est la clé du succès, mon chéri », disait-elle.
— Je... j'ai oublié » j'avoue.
Sarah me regarde avec inquiétude. Ce n'est pas la première fois ces derniers mois.
— Tu veux que je te dise ce que j'ai écrit ? Tu pourrais t'en inspirer.
— Non, ça va. Je vais dire à Mrs. Adams que j'étais malade.
Mentir. Je deviens de plus en plus doué pour ça. À l'école, tout va de mal en pis. En cours de maths, je n'arrive pas à me concentrer. Les équations du second degré que Maeve n'a pas pu m'expliquer hier soir dansent devant mes yeux comme des hiéroglyphes. Monsieur Patel me demande de résoudre un problème au tableau et je reste planté là, la craie à la main, incapable de faire le moindre calcul.
— Elias ? » Sa voix est douce, patiente. « Avez-vous besoin d'aide ?
Toute la classe me regarde. Quelques ricanements s'élèvent du fond de la salle. Tommy Venter, le king du lycée avec ses Nike dernière génération et son accent anglais snob, chuchote quelque chose à ses copains. Ils éclatent de rire.
— Non, ça va » je marmonne en rendant la craie.
— Restez après le cours, s'il vous plaît.
Le reste de l'heure s'étire comme un cauchemar. Quand la sonnerie retentit, les autres élèves se précipitent vers la sortie. Tommy s'arrête près de ma table.
— Alors, l'orphelin ? » dit-il assez fort pour que quelques-uns de ses amis l'entendent. « Tu portes encore le même pantalon que lundi. Ça commence à sentir. »
Mes joues me brûlent. Il a raison, je n'ai que deux pantalons d'uniforme et Maeve n'a pas eu le temps de faire la lessive cette semaine.
— Ferme-la, Tommy » murmure Sarah qui range ses affaires près de nous.
— Oh, regardez ! L'orphelin a une petite amie ! » Tommy fait semblant de s'émouvoir. « C'est mignon. Tu lui as dit que ta sœur travaille comme serveuse ? Mes parents ont mangé au Jardin Secret la semaine dernière. Elle avait l'air... désespérée.
Quelque chose explose dans ma poitrine. Je me lève si brusquement que ma chaise tombe en arrière.
— Tu la fermes maintenant !
— Sinon quoi ? » Tommy se rapproche, un sourire mauvais aux lèvres. « Tu vas pleurer comme un bébé ? Comme quand tes parents sont morts ?
Mes poings se serrent. J'ai envie de lui éclater son visage parfait, de lui faire ravaler ses mots. Mais Tommy fait quinze centimètres et vingt kilos de plus que moi. Et surtout, je ne peux pas me permettre d'avoir des ennuis. Maeve a déjà assez de problèmes.
— Messieurs ! » La voix de Monsieur Patel nous fait sursauter. « Tommy, sortez immédiatement. Elias, asseyez-vous.
Tommy s'éloigne en ricanant, mais pas avant de murmurer : « À plus tard, l'orphelin. »
Quand nous sommes seuls, Monsieur Patel s'assoit sur le bord de son bureau. C'est un homme âgé aux cheveux gris, avec des rides de sourire autour des yeux. Il me rappelle un peu papa.
— Elias, je sais que vous traversez une période difficile.
— Ça va, monsieur.
— Non, ça ne va pas. » Sa voix est ferme mais bienveillante. « Vos notes chutent, vous ne rendez plus vos devoirs, vous êtes distrait en cours. Et maintenant Tommy Venter qui vous harcèle.
Je regarde mes chaussures , des Toughees usées que papa m'avait achetées l'année dernière. Elles commencent à être trop petites.
— Voulez-vous que j'appelle votre sœur ? Ou peut-être un autre membre de votre famille ?
— Il n'y a personne d'autre. » Les mots sortent plus amers que je ne le voulais. « Et ma sœur... elle a déjà assez de problèmes.
Monsieur Patel hoche la tête, pensif.
— Écoutez, j'ai perdu mon père quand j'avais votre âge. Je sais ce que c'est de se sentir perdu, en colère contre le monde entier. Mais vous ne devez pas abandonner vos études. C'est le plus beau cadeau que vous puissiez faire à vos parents et à votre sœur. »
— À quoi ça sert ? » J'éclate soudain. « À quoi ça sert d'étudier quand on va peut-être se retrouver à la rue la semaine prochaine ? Quand ma sœur se tue au travail pour qu'on puisse manger ?
Il reste silencieux un moment, me laissant évacuer ma colère.
— Justement » dit-il finalement. « C'est pour ça qu'il faut étudier. Pour que dans quelques années, ce soit vous qui puissiez prendre soin d'elle.
Ses mots résonnent dans ma tête pendant tout le reste de la journée. À la récréation, je m'installe dans un coin de la cour avec mes livres au lieu de rejoindre l'équipe de rugby comme avant. Sarah vient s'asseoir à côté de moi.
— Tu n'as pas à les écouter, tu sais » dit-elle. « Tommy et sa bande. Ils ne savent pas ce que c'est de vraiment souffrir.
— Ma sœur a abandonné ses études pour moi » je lui confie soudain. « Elle devait aller à l'université, étudier le design. Elle avait été acceptée. Mais après l'accident...
— Elle t'aime. C'est ce que font les familles.
— Justement. Elle ne devrait pas avoir à porter tout ça toute seule.
Sarah ne répond pas, mais elle reste assise près de moi en silence. Parfois, le silence vaut mieux que tous les mots du monde.
L'après-midi, je rentre plus tôt que d'habitude. L'appartement est vide, Maeve est au restaurant. Je m'installe à la table de la cuisine et sors mes livres. Équations du second degré. Si Maeve ne peut pas m'aider, je vais apprendre tout seul.
J'ouvre le manuel de maths et commence à lire. Les formules sont compliquées, mais pas impossibles. Papa avait raison, les mathématiques, c'est comme la musique. Il faut juste trouver le rythme.
Une heure plus tard, j'ai résolu mes premiers exercices. Ce n'est pas parfait, mais c'est un début. Mon téléphone vibre. Un message de Maeve.
« Rentre directement à la maison. Je travaille tard ce soir. Il y a des restes dans le frigo. »
Je regarde l'heure. Dix-sept heures. Elle ne rentrera pas avant vingt-deux heures au plus tôt. Encore une soirée seul dans cet appartement trop silencieux.
Je prépare mes affaires pour demain, en m'assurant de ne rien oublier. Devoir d'histoire à rattraper. Contrôle de géographie vendredi. Entraînement de rugby annulé, je n'ai plus les moyens de payer les frais d'équipement.
En rangeant mes livres, je tombe sur une photo qui était glissée dans mon manuel d'anglais. Nous quatre l'été dernier à Hermanus, pour observer les baleines. Papa porte maman sur son dos, elle rit aux éclats. Maeve et moi faisons des grimaces devant l'objectif. Nous avions l'air si heureux, si insouciants.
Je trace le visage de maman du bout du doigt. Elle me manque tellement que j'ai parfois l'impression que ma poitrine va exploser. Ses câlins le matin, sa façon de chanter faux sous la douche, ses disputes avec papa pour qu'il range ses chaussettes sales.
Papa aussi me manque. Ses blagues nulles qui nous faisaient rire malgré nous, ses conseils de vie pendant qu'on regardait le rugby ensemble le samedi, sa fierté quand je ramenais de bonnes notes.
Ils ne verront jamais mes diplômes. Ils ne connaîtront jamais mes petites amies. Papa ne m'apprendra jamais à conduire. Maman ne rencontrera jamais mes enfants.
Les larmes commencent à couler, et cette fois je ne les retiens pas. Je pleure pour eux, pour Maeve, pour moi. Je pleure pour notre famille brisée et pour cette vie qu'on n'aura plus jamais.
Mais après les larmes, quelque chose de nouveau s'installe en moi. Une détermination que je n'avais pas ressentie depuis l'accident. Monsieur Patel a raison. Je ne peux pas abandonner. Pas maintenant.
Je reprends mes livres et me remets au travail. Équations du second degré, guerre des Boers, conjugaisons anglaises. Chaque exercice résolu est une petite victoire, un pas vers l'avenir où je pourrai prendre soin de Maeve comme elle prend soin de moi aujourd'hui.
Quand elle rentre ce soir-là, épuisée et les pieds endoloris, elle me trouve encore à la table de la cuisine, entouré de cahiers.
— Tu travailles tard » remarque-t-elle avec surprise.
— J'avais des trucs à rattraper.
Elle s'approche et regarde par-dessus mon épaule. Ses yeux s'écarquillent quand elle voit mes équations résolues.
— Tu as fait tout ça tout seul ?
— Papa avait raison. C'est comme de la musique.
Son visage se froisse et pendant un instant, j'ai peur qu'elle se mette à pleurer. Mais elle sourit à travers ses larmes et pose sa main sur ma tête.
— Il serait fier de toi.
— Toi aussi, tu devrais être fière. De ce que tu fais pour nous.
Elle s'assoit à côté de moi, et pour la première fois depuis des mois, nous parlons vraiment. De papa et maman, de nos peurs, de nos espoirs. De cette promesse tacite que nous nous faisons, survivre, ensemble, coûte que coûte.
Cette nuit-là, je n'entends pas Maeve pleurer. Et pour la première fois depuis l'accident, je rêve de l'avenir au lieu du passé.
Nous remontons l'allée sous une pluie de pétales de roses, main dans la main, rayonnants de bonheur. Au passage, je croise le regard de chaque personne qui compte pour nous. Céleste qui applaudit comme une petite fille. Elias qui sourit de fierté. Martha qui pleure de joie. Grace qui crie « Vive les mariés ! » avec son accent du Township.La réception a lieu sur la terrasse et dans le jardin. Tables rondes dressées sous les chênes centenaires, guirlandes lumineuses qui commencent déjà à scintiller dans la lumière déclinante, orchestre de chambre qui joue du jazz en sourdine.Pendant le cocktail, Nicolas et moi circulons entre nos invités. Chaque poignée de main, chaque embrassade, chaque félicitation nous remplit de joie. Ces gens nous aiment, nous soutiennent, croient en notre bonheur.« Félicitations, ma chérie. » Clara, mon ancienne collègue du Jardin Secret, me serre dans ses bras. « Tu es rayonnante »« Merci d'être venue »« Tu plaisantes ? J'aurais raté ça pour rien au monde
•••Maeve Quelques mois plus tard…Je porte ma robe de mariée dans cette même bibliothèque où Nicolas et moi sommes tombés amoureux. Aujourd'hui, je vais épouser cet homme.Ma robe est magnifique, soie sauvage couleur ivoire, coupe empire qui flatte ma taille redevenue fine, dentelle de Calais héritée de ma mère que Céleste a fait intégrer par la couturière. Simple mais élégante, comme je l'espérais. Pas ostentatoire, pas criarde. Juste... moi.« Tu es éblouissante » murmure Elias depuis la porte.Mon petit frère. Qui n'est plus si petit. À dix-sept ans maintenant, il me dépasse d'une tête, ses épaules se sont élargies, sa voix a définitivement mué. Dans son costume gris anthracite, le même tissu que celui de Nicolas, il ressemble à un jeune homme distingué. Plus rien du gamin effrayé que j'élevais il y a deux ans.« Tu n'es pas mal non plus » dis-je en ajustant sa cravate. « Prêt à accompagner ta sœur à l'autel ? »« Prêt. » Il sourit, mais je vois l'émotion dans ses yeux. « Maeve ?
Je glisse l'alliance à son autre main, puis je me relève et la prends dans mes bras. Nous restons enlacés un long moment, savourant ce moment parfait. Autour de nous, les roses de maman embaument l'air du soir, la fontaine murmure sa mélodie éternelle, et les glycines de la tonnelle nous enveloppent de leur parfum sucré.« Pourquoi deux demandes ? » murmure-t-elle contre mon cou.« Parce que la première, c'était pour la famille. Pour qu'ils soient témoins de notre bonheur. Celle-ci, c'est pour nous. Pour que ce moment nous appartienne. »« Et l'alliance ? »« C'était celle de mon père. Maman me l'a donnée le jour où je suis rentré de Paris. Elle savait déjà que j'allais tomber amoureux de vous. »« Harold portait cette bague ? »« Pendant quarante-cinq ans. Jusqu'à sa mort. »Elle examine l'anneau avec émotion, comme si elle tenait un trésor sacré.« Pour l'éternité, lit-elle. « C'est ce qu'il avait fait graver pour Céleste ? »« Non. C'est ce que j'ai fait graver pour nous. »Ses lar
Nicolas bégaie comme un adolescent. C'est adorable.« Allez, grand frère », je l'encourage. « Maintenant que le secret est éventé... »« Elias ! »« Quoi ? Tu attends quoi ? L'autorisation du président ?»« J'attends le bon moment ! »« Quel meilleur moment que maintenant ? » demande Céleste. « En famille, dans cette maison qui vous a vus tomber amoureux ? »Nicolas nous regarde tour à tour, puis éclate de rire.« Vous êtes terribles. Tous »Il se lève et va vers Maeve. Mon cœur bat la chamade. C'est en train d'arriver. Vraiment.« Maeve D'Almeida », dit-il en prenant ses mains dans les siennes. « Ces sept mois avec toi ont été les plus beaux de ma vie. Tu m'as appris ce qu'était l'amour véritable. Tu m'as rendu meilleur. Plus humain. Plus heureux. »« Nicolas... »« Laisse-moi finir. » Il s'agenouille près de sa chaise. « Je sais que nous n'avons pas suivi le chemin traditionnel. Je sais que notre histoire a commencé dans la douleur. Mais regarde où nous en sommes maintenant. »Il so
•••Elias Université du Cap, six mois après le départ de TristanNicolas m'aide à préparer mon dossier universitaire.« Tu vas étudier l'ingénierie », me dit-il en relisant ma lettre de motivation pour la troisième fois. « Tu as le potentiel, Eli. Je le sais depuis le premier jour. »Nous sommes dans son bureau du manoir, entourés de plans d'architecture et de maquettes de bâtiments durables. Sur son ordinateur, des projets révolutionnaires pour les townships, des résidences étudiantes écologiques, des centres communautaires auto-suffisants. Nicolas ne se contente pas de construire des bâtiments, il construit l'avenir. Et maintenant, il m'aide à construire le mien.« University Davis dit que j'ai mes chances pour Stellenbosch et UCT » dis-je en consultant mes notes.« Tes chances ? » Nicolas rit. « Eli, tu es premier de ta promotion en maths et en sciences. Tu as été élu capitaine de l'équipe de rugby junior. Tes professeurs ne tarissent pas d'éloges. Tu n'as pas tes chances, tu es un
•••MaeveManoir Johnson, une semaine après le départ de Tristan. « Maeve... » Nicolas me fait face, ses yeux ambrés graves. « Tu as bon cœur. C'est une de tes plus belles qualités. Mais n'oublie jamais ce qu'il t'a fait. Ce qu'il nous a fait. Les mensonges de son enfance n'excusent pas la cruauté de l'homme qu'il est devenu. »Il a raison. Même si je comprends mieux maintenant la rage qui habitait Tristan, la souffrance inconsciente de se sentir étranger dans sa propre famille, rien ne justifie sa méchanceté. Rien ne justifie d'avoir essayé de tuer son frère adoptif par jalousie.Céleste nous rejoint sur la terrasse, vêtue d'un tailleur blanc qui la fait paraître plus jeune que ses cinquante-huit ans. Pour la première fois depuis que je la connais, elle semble vraiment détendue.« Comment tu te sens ? » demande-t-elle à Nicolas.« Vivant. Entier. Heureux. »« Et toi, ma chérie ? » Elle se tourne vers moi avec cette tendresse maternelle qui me bouleverse encore.« Libre » dis-je simpl