Mag-log inÉléa
Le calme avant la rupture.
Tout paraît paisible ce soir-là. Trop paisible. Comme si le monde entier retenait son souffle sans comprendre pourquoi. Il y a dans l’air une tension presque imperceptible, un frisson qui ne vient pas du froid mais de l’attente. Je le sens au creux de mes os, à la manière dont mon cœur bat : plus vite, plus fort, comme un tambour de guerre.
C’est ce soir.
Je le sais.
Le plan est prêt. Imparfait, fragile, risqué mais prêt. Et moi aussi. Ou du moins, je n’ai plus le luxe de reculer.
Cela fait combien de temps que j’attends ? Que j’observe ? Que je dérobe des secondes à l’invisible pour préparer ma fuite ? Les jours se sont fondus les uns dans les autres, avalés par la routine clinique, anesthésiés par les sourires vides, les cachets au goût amer, les regards qui percent sans jamais voir.
Mais moi, je vois tout.
Chaque soir, chaque nuit, je l’ai peaufiné en silence, affinant le moindre détail, retenant chaque minute, chaque mouvement. J’ai appris les sons du bâtiment comme on apprend une langue étrangère. Le grincement de la porte des toilettes du premier étage. Le bruit feutré des chaussons de Lisa dans le couloir. Le soupir de la chaudière à minuit et quart. Tous ces détails insignifiants sont devenus mes armes. Ma vérité.
Je suis prête à les utiliser.
Je patiente, assise sur mon lit, les yeux ouverts dans le noir. Je ne dors plus depuis des jours. Juste ce qu’il faut pour tenir. Assez pour survivre. Le sommeil est un luxe que je n’ai plus le droit de m’offrir. Trop de choses en dépendent. Et surtout, je ne veux pas rêver. Pas ici.
Il est 3 h 07 quand la lumière du couloir s’éteint. Le capteur automatique, déréglé, ne détecte plus rien. C’est le premier signal. J’ai vérifié ce détail encore et encore : après 3 h 06, le couloir devient aveugle.
Je me lève sans bruit. Chaque mouvement est mesuré, maîtrisé. Mon sac est prêt : une bouteille d’eau, un peu d’argent, des vêtements de rechange, rien de personnel. Rien qui me trahisse. Rien qui m’attache.
Le badge est dans ma poche. Un badge volé, recopié, falsifié. Il ne fonctionne qu’une fois sur deux. Mais il doit fonctionner ce soir.
Je traverse la chambre, ouvre la porte lentement. Les gonds ont été huilés il y a deux nuits.
Le couloir est désert.
Je marche sans bruit, pieds nus. Le lino est froid, rugueux sous mes orteils. Mon cœur cogne dans ma poitrine comme un avertissement. Devant le poste de soin, je retiens mon souffle. Les écrans sont allumés, mais personne ne regarde. Tant mieux. L’agent de nuit doit être dans la salle de pause, les écouteurs vissés sur les oreilles.
Le badge glisse dans la fente. Rouge. Une seconde. Une éternité. Puis vert.
La porte s’ouvre.
L’air frais me frappe au visage comme une gifle d’existence. C’est la première fois depuis des semaines, peut-être des mois, que je respire l’air de dehors sans barrière. Sans surveillance. Sans permission.
Je cours.
Je traverse les haies. Le grillage derrière le jardin. Là où j’ai repéré ce trou. Je rampe. Je passe. Mes coudes râpent la terre humide. L’odeur de l’humus, des feuilles mortes, m’envahit. Ma respiration devient rauque. J’ai mal partout.
Mais je suis dehors.
Le mot claque dans ma tête : libre.
Un instant suspendu.
Mais le silence est rompu.
Un aboiement sec. Une lumière qui s’allume quelque part, loin derrière.
Et puis
« Arrêtez-la ! »
La chasse a commencé.
Je cours, maintenant vraiment. Mes pieds martèlent le bitume, ma respiration devient bruyante, hachée. Je coupe à travers un terrain vague, les hautes herbes me griffent les jambes. Je bifurque entre deux hangars. Une voiture démarre quelque part.
Un coup de feu.
Je hurle sans m’en rendre compte. La balle a ricoché tout près de moi, contre un container rouillé.
Ils tirent.
Ils veulent me ramener. Ou me faire taire.
Je grimpe une échelle d’urgence, mains tremblantes. Mes paumes saignent. Mes ongles se fendent. Je ne sais pas où je vais, je cherche juste à fuir. Au sommet du toit, la ville s’ouvre devant moi, lointaine, inatteignable. Mais je suis trop haut. Trop visible.
Un second coup de feu.
Brûlure. Épaule. Je vacille.
Une troisième détonation.
Je tombe.
Le vide me saisit. Une seconde. Deux.
Puis l’eau.
Un fracas. Une morsure glacée.
J’avais oublié le canal.
Je coule. Les ténèbres me happent. Ma poitrine hurle. Mes bras fouettent l’eau dans un réflexe désespéré. J’émerge, haletante, suffocante. Le goût métallique du sang dans la bouche. Mais je reste à flot. Je lutte. Je bats l’eau. L’eau me repousse, me ramène. Mes bras deviennent lourds, mon épaule hurle.
Sur la berge, des silhouettes se penchent au-dessus du vide.
« Elle est tombée. »
« Y a du sang. »
« Elle est morte. »
Ils ne descendent pas. Ils repartent.
Moi, je reste là, tapie contre les berges, les poumons en feu. L’eau me glace, m’engourdit. Mais je suis vivante. Vivante et libre.
Je rampe sur le béton, m’éloigne du pont, du canal, de leurs voix. Je serre les dents. Ma chemise est déchirée, trempée, collée à ma peau. L’épaule me lance, mais je tiens debout.
Je boite jusqu’à la ruelle voisine. Une arrière-cour de restaurant. Un abri. Je me cache derrière des caisses. Le souffle court.
Je pleure. Pas de douleur. Pas de peur.
De soulagement.
Ils me croient morte.
Et ça, c’est une seconde chance.
Je suis vivante. Libre. Et invisible.
Et je vais le rester.
ÉléaLa connaissance est une épée à double tranchant.Savoir qu'Isis Valen est le spectre de mon passé, l'enfant abandonnée des flammes, ne me soulage pas. Cela alourdit au contraire le fardeau. Chaque regard qu'elle porte sur Milo, chaque caresse qu'elle feint pour Hugo, est chargée d'une histoire bien plus sombre et plus complexe que je ne l'imaginais. Ce n'est pas une ennemie, c'est une damnée. Et les damnées sont imprévisibles.La journée a été un champ de mines. Chaque mot, chaque geste était calculé. J'ai joué mon rôle de nounou avec une douceur exagérée, faisant rire Milo à gorge déployée dans le jardin, construisant des châteaux de sable dans son bac à sable. Je suis devenue un miroir de la mère parfaite, renvoyant à Isis l'image de ce qu'elle ne pourrait jamais être authentiquement : naturelle, spontanée, aimante sans effort.Je la sentais nous observer depuis la véranda, immobile, un verre d'eau à la main. Son silence était plus menaçant qu'un cri. Elle voyait la complicité e
ÉléaLe doute est une graine vénéneuse.Une fois plantée, elle enfonce ses racines dans les recoins les plus sombres de l'esprit et corrompt tout.Comment sait-elle ?La question tourne en boucle, un mantra obsédant. Comment cette femme, Isis Valen – le nom me revient enfin, chargé d'une terreur ancienne , a-t-elle su que c'était moi ? La vraie Éléa Morgan. Pas l'actrice sur les écrans, mais la femme derrière le personnage public.Je suis dans ma chambre, les bras serrés autour de mon corps. La confrontation dans la cuisine m'a vidée, mais a solidifié une certitude : ce vol d'identité n'est pas un coup monté par une inconnue. C'est personnel. C'est viscéral.Elle savait.Quand elle m'a trouvée, cette nuit près des rails, elle ne cherchait pas une femme à secourir. Elle cherchait Éléa Morgan. Elle était venue pour moi.Mais pourquoi ? Pourquoi cette vengeance si précise, si méticuleuse ? Pourquoi prendre ma place, mon mari, mon fils ?La colère est un feu stérile sans preuves. Je dois p
HélèneLa journée s’étire,lourde et électrique. Chaque minute est un fil tendu entre l’usurpatrice et moi, et nous marchons toutes les deux sur ce câble, un sourire figé aux lèvres. Ma nouvelle résolution est un cristal froid dans ma poitrine. Je dois être un miroir. Je dois être si vrai, si vivant, que son faux-semblant paraîtra aussi terne que de la cendre.Hugo a quitté la maison pour son bureau après le petit-déjeuner. Son départ a laissé un vide que nous nous sommes empressées de combler par notre silence hostile. L’air est épais, chargé de tous les mots non dits.Je m’occupe de Liam. C’est mon territoire, mon bastion. Nous jouons aux Lego dans le salon, construisant et démolissant des châteaux bien plus solides que le mien. Ses rires sont des cloches qui sonnent la révolte dans mon cœur. Je les laisse résonner, libres et bruyants.—‘Lène, regarde le monstre !Je prends une figurine et lui fais poursuivre le bonhomme Lego qu’il tient dans sa main.— Grrr ! Attention, le monstre v
SelèneLa porte refermée, le silence qui retombe est plus lourd que la pierre. Je reste un long moment agenouillée sur le sol, la chaleur de Liam encore enveloppée autour de mon cou comme un fantôme doux et cruel. Le regard de l'usurpatrice, cette flamme de panique suivie de l'avertissement glacé, est gravé au fer rouge derrière mes paupières.Cette vie est mienne. Lui est à moi.Ses mots silencieux résonnent dans le bourdonnement de ma tête. Je me relève, les jambes tremblantes. La passivité n'est plus une option. La stupéur a cédé la place à une colère froide, une détermination de glace. Je dois observer, apprendre, trouver la faille dans son armure.La matinée s'étire, lente et étrangement normale. Je descends, feignant un calme que je suis loin de ressentir. L'odeur du café et des toasts flotte dans la cuisine. Elle est là, dos à moi, en train de verser du jus d'orange dans un verre pour Liam, installé sur sa chaise haute. Elle fredonne, un air anodin qui sonne faux à mes oreilles
SélèneLe jour se lève, gris et frileux, sans avoir effacé la nuit. La trace des lèvres d'Hugo sur les miennes est une marque de feu indélébile, un sceau gravé dans ma peau et ma mémoire. Je me suis réfugiée dans mon lit, recroquevillée, à écouter battre le silence. Le sommeil n'a été qu'un leurre, une brève absence peuplée du même vertige, du même goût d'interdit et de vérité.Si c'était une erreur... pourquoi cela ressemblait-il tant à la vérité ?La question tourne, obsédante, mais une autre, plus froide, plus impérieuse, finit par submerger le tourbillon de mes sentiments. Une question qui ne concerne pas Hugo, ni ce baiser qui nous a à la fois rapprochés et déchirés.Qui est-elle ?Cette femme. Celle qui porte mon visage, mon nom, ma vie. Celle qui a pris ma place dans le lit de mon mari, qui serre contre elle mon fils, qui respire mon air.La colère, cette fois, est plus forte que la confusion. Elle se lève en moi, non pas comme un feu dévorant, mais comme un glacier, déterminé
SélèneUn bruit m’arrache au sommeil.Un craquement léger, presque timide.Je ne sais pas s’il vient de la maison ou de moi.La nuit est épaisse, presque liquide.Je cligne des yeux, désorientée.Le silence a quelque chose d’irréel, comme s’il appartenait à un autre monde.Ma gorge est sèche, râpeuse.Je me redresse, hésitante. La chambre baigne dans une pâleur d’argent : la lune s’est posée sur les draps, comme une main glacée.Je passe mes doigts dans mes cheveux, chassant le reste du rêve.Je ne me souviens pas des images, mais je garde la sensation de sa voix.Sa voix, douce et grave, me disant encore : Attends-moi.Je me lève.Les draps glissent, me quittent comme une peau.Le parquet gémit sous mes pas nus.Chaque craquement semble résonner trop fort, comme si la maison me surveillait, complice et inquiète.Je pousse la porte, lentement.Le couloir m’accueille, long, étroit, presque vivant.L’air y est plus froid, plus dense.Une odeur de bois, de nuit et de souvenir flotte dans







