Home / Romance / IMPOSTURE / Chapitre 5 : Celle qui franchit la nuit

Share

Chapitre 5 : Celle qui franchit la nuit

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-09-13 20:46:12

Éléa

Le calme avant la rupture.

Tout paraît paisible ce soir-là. Trop paisible. Comme si le monde entier retenait son souffle sans comprendre pourquoi. Il y a dans l’air une tension presque imperceptible, un frisson qui ne vient pas du froid mais de l’attente. Je le sens au creux de mes os, à la manière dont mon cœur bat : plus vite, plus fort, comme un tambour de guerre.

C’est ce soir.

Je le sais.

Le plan est prêt. Imparfait, fragile, risqué mais prêt. Et moi aussi. Ou du moins, je n’ai plus le luxe de reculer.

Cela fait combien de temps que j’attends ? Que j’observe ? Que je dérobe des secondes à l’invisible pour préparer ma fuite ? Les jours se sont fondus les uns dans les autres, avalés par la routine clinique, anesthésiés par les sourires vides, les cachets au goût amer, les regards qui percent sans jamais voir.

Mais moi, je vois tout.

Chaque soir, chaque nuit, je l’ai peaufiné en silence, affinant le moindre détail, retenant chaque minute, chaque mouvement. J’ai appris les sons du bâtiment comme on apprend une langue étrangère. Le grincement de la porte des toilettes du premier étage. Le bruit feutré des chaussons de Lisa dans le couloir. Le soupir de la chaudière à minuit et quart. Tous ces détails insignifiants sont devenus mes armes. Ma vérité.

Je suis prête à les utiliser.

Je patiente, assise sur mon lit, les yeux ouverts dans le noir. Je ne dors plus depuis des jours. Juste ce qu’il faut pour tenir. Assez pour survivre. Le sommeil est un luxe que je n’ai plus le droit de m’offrir. Trop de choses en dépendent. Et surtout, je ne veux pas rêver. Pas ici.

Il est 3 h 07 quand la lumière du couloir s’éteint. Le capteur automatique, déréglé, ne détecte plus rien. C’est le premier signal. J’ai vérifié ce détail encore et encore : après 3 h 06, le couloir devient aveugle.

Je me lève sans bruit. Chaque mouvement est mesuré, maîtrisé. Mon sac est prêt : une bouteille d’eau, un peu d’argent, des vêtements de rechange, rien de personnel. Rien qui me trahisse. Rien qui m’attache.

Le badge est dans ma poche. Un badge volé, recopié, falsifié. Il ne fonctionne qu’une fois sur deux. Mais il doit fonctionner ce soir.

Je traverse la chambre, ouvre la porte lentement. Les gonds ont été huilés il y a deux nuits.

Le couloir est désert.

Je marche sans bruit, pieds nus. Le lino est froid, rugueux sous mes orteils. Mon cœur cogne dans ma poitrine comme un avertissement. Devant le poste de soin, je retiens mon souffle. Les écrans sont allumés, mais personne ne regarde. Tant mieux. L’agent de nuit doit être dans la salle de pause, les écouteurs vissés sur les oreilles.

Le badge glisse dans la fente. Rouge. Une seconde. Une éternité. Puis vert.

La porte s’ouvre.

L’air frais me frappe au visage comme une gifle d’existence. C’est la première fois depuis des semaines, peut-être des mois, que je respire l’air de dehors sans barrière. Sans surveillance. Sans permission.

Je cours.

Je traverse les haies. Le grillage derrière le jardin. Là où j’ai repéré ce trou. Je rampe. Je passe. Mes coudes râpent la terre humide. L’odeur de l’humus, des feuilles mortes, m’envahit. Ma respiration devient rauque. J’ai mal partout.

Mais je suis dehors.

Le mot claque dans ma tête : libre.

Un instant suspendu.

Mais le silence est rompu.

Un aboiement sec. Une lumière qui s’allume quelque part, loin derrière.

Et puis

« Arrêtez-la ! »

La chasse a commencé.

Je cours, maintenant vraiment. Mes pieds martèlent le bitume, ma respiration devient bruyante, hachée. Je coupe à travers un terrain vague, les hautes herbes me griffent les jambes. Je bifurque entre deux hangars. Une voiture démarre quelque part.

Un coup de feu.

Je hurle sans m’en rendre compte. La balle a ricoché tout près de moi, contre un container rouillé.

Ils tirent.

Ils veulent me ramener. Ou me faire taire.

Je grimpe une échelle d’urgence, mains tremblantes. Mes paumes saignent. Mes ongles se fendent. Je ne sais pas où je vais, je cherche juste à fuir. Au sommet du toit, la ville s’ouvre devant moi, lointaine, inatteignable. Mais je suis trop haut. Trop visible.

Un second coup de feu.

Brûlure. Épaule. Je vacille.

Une troisième détonation.

Je tombe.

Le vide me saisit. Une seconde. Deux.

Puis l’eau.

Un fracas. Une morsure glacée.

J’avais oublié le canal.

Je coule. Les ténèbres me happent. Ma poitrine hurle. Mes bras fouettent l’eau dans un réflexe désespéré. J’émerge, haletante, suffocante. Le goût métallique du sang dans la bouche. Mais je reste à flot. Je lutte. Je bats l’eau. L’eau me repousse, me ramène. Mes bras deviennent lourds, mon épaule hurle.

Sur la berge, des silhouettes se penchent au-dessus du vide.

« Elle est tombée. »

« Y a du sang. »

« Elle est morte. »

Ils ne descendent pas. Ils repartent.

Moi, je reste là, tapie contre les berges, les poumons en feu. L’eau me glace, m’engourdit. Mais je suis vivante. Vivante et libre.

Je rampe sur le béton, m’éloigne du pont, du canal, de leurs voix. Je serre les dents. Ma chemise est déchirée, trempée, collée à ma peau. L’épaule me lance, mais je tiens debout.

Je boite jusqu’à la ruelle voisine. Une arrière-cour de restaurant. Un abri. Je me cache derrière des caisses. Le souffle court.

Je pleure. Pas de douleur. Pas de peur.

De soulagement.

Ils me croient morte.

Et ça, c’est une seconde chance.

Je suis vivante. Libre. Et invisible.

Et je vais le rester.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • IMPOSTURE   Chapitre 7 : Celle qui regarde en arrière

    ÉléaJe dors trois jours.Ou peut-être deux. Ou cinq. Le temps n’a plus la même texture ici. Il flotte. Il s’efface. Il me caresse la peau sans jamais vraiment s’y accrocher. Chaque minute semble étirer ses bras, mais mes pensées, elles, s’échappent toujours plus loin, comme un sable qui glisse entre les doigts.Lorsque mes paupières s'ouvrent, ce n'est pas un retour immédiat. D'abord, il y a la sensation de la lumière. Douce, filtrée, lointaine. Puis la conscience revient doucement, comme une vague trop calme, me submergeant lentement. Je sens la chaleur de mon corps, une chaleur inhabituelle, fiévreuse. Mon épaule me brûle, me rappelle sa douleur. Mais elle est étouffée, presque apaisée, comme si le corps était trop épuisé pour encore ressentir l’urgence.Un pansement neuf couvre la plaie. Il est propre, mais je le sais fragile. Il a été changé pendant que je sombrais dans un sommeil profond, un sommeil de rédemption ou de fuite, je n'en suis plus certaine.Il y a une odeur dans l’a

  • IMPOSTURE   Chapitre 6 : Celle qui renaît dans l’aube

    ÉléaLa douleur est partout.Elle pulse sous ma peau comme un second cœur. Chaque battement est une détonation. Mon bras gauche est devenu une masse morte, inerte et douloureuse, que je traîne derrière moi comme une chaîne rouillée. L’épaule est en feu. Une brûlure vive, sale. Je ne sais pas si la balle m’a traversée ou si elle est restée logée là, profondément, comme un souvenir qu’on n’arrive pas à extraire. J’ai trop peur de regarder. Pas encore. Pas tant que je n’ai pas mis de la distance. Pas tant que je suis encore en mode survie.Le béton est humide sous moi. Froid comme un avertissement. L’odeur d’huile rance, de métal et de vieille friture me donne la nausée. Je suis recroquevillée derrière ces caisses puantes dans une ruelle que personne ne regarde plus depuis longtemps. Mes dents claquent. Je grelotte. Mes vêtements sont trempés de sueur, de sang, de peur. Mais je ne bouge pas. Pas encore.J’écoute.Tout.Le moindre bruit. Une goutte d’eau qui tombe avec régularité quelque

  • IMPOSTURE   Chapitre 5 : Celle qui franchit la nuit

    ÉléaLe calme avant la rupture.Tout paraît paisible ce soir-là. Trop paisible. Comme si le monde entier retenait son souffle sans comprendre pourquoi. Il y a dans l’air une tension presque imperceptible, un frisson qui ne vient pas du froid mais de l’attente. Je le sens au creux de mes os, à la manière dont mon cœur bat : plus vite, plus fort, comme un tambour de guerre.C’est ce soir.Je le sais.Le plan est prêt. Imparfait, fragile, risqué mais prêt. Et moi aussi. Ou du moins, je n’ai plus le luxe de reculer.Cela fait combien de temps que j’attends ? Que j’observe ? Que je dérobe des secondes à l’invisible pour préparer ma fuite ? Les jours se sont fondus les uns dans les autres, avalés par la routine clinique, anesthésiés par les sourires vides, les cachets au goût amer, les regards qui percent sans jamais voir.Mais moi, je vois tout.Chaque soir, chaque nuit, je l’ai peaufiné en silence, affinant le moindre détail, retenant chaque minute, chaque mouvement. J’ai appris les sons

  • IMPOSTURE   Chapitre 4 : Celle qui veut fuir

    ÉléaIls respirent ma vie pendant que je suffoque dans une cage.Je croyais pouvoir attendre. Observer. Laisser le temps les démasquer, les juger.Je croyais être patiente, forte, capable d’encaisser encore un peu.Mais je me suis menti.Je suis à bout.Le silence n’apaise plus. Il me ronge.Il n’a plus rien d’un refuge, il est devenu un cri sans voix, une plainte continue dans mon crâne.Les jours se répètent, toujours plus vides, toujours plus cruels.Et l’image d’eux, heureux, insouciants, dans cette vie volée… me consume.Je suis en trop. Une anomalie dans l’équation parfaite de leur bonheur.Alors ils m’effacent. Lentement. Avec douceur, certes, mais avec constance.Je ne peux plus rester ici.Je vais partir.Pas plus tard.Pas demain.Bientôt.Je vais fuir cet entre-deux, ce monde suspendu, cette prison déguisée en refuge.Et je ferai tout. Tout pour y arriver.Mentir. Tromper. Ruser. Mordre s’il le faut.On me surveille, je le sais.Des infirmiers, des regards feutrés, des voix

  • IMPOSTURE   Chapitre 3 : Celle qui regarde

    ÉléaJe ne dors plus.Je ne rêve plus.Je regarde.Depuis cette chambre étroite où le silence colle aux murs comme une peau trop serrée, je regarde. L’air est froid ici, lourd de non-dits, saturé de souvenirs que je n’ai plus le droit de prononcer.Je regarde.Et tout me revient par éclats.Mon nom sur leurs lèvres. Mon reflet dans ses gestes. Ma voix dans sa gorge.Ce n’est plus moi.Et pourtant, c’est encore moi.Isis.Elle s’est glissée dans mes contours avec la minutie d’un faussaire amoureux. Elle me hante autant que je la hante, désormais. Deux femmes pour une seule vie, et moi enfermée dans l’angle mort du monde, quelque part entre la mémoire et l’oubli.Je suis celle qu’on ne voit plus, mais que l’on imite. Celle dont on parle à voix basse, dans les soupirs, dans l’ombre des regards.J’aurais dû mourir ce jour-là. J’aurais dû. Le choc, le feu, la chair en miettes.Mais j’ai survécu. Mal.Le monde a cru que j’étais partie. Hugo a pleuré une tombe vide.Et Isis… Isis a saisi l’o

  • IMPOSTURE   Chapitre 2 – Le Jeu Miroir

    IsisJe me suis réveillée avant l’aube, nue dans des draps qui n’étaient pas les miens, avec un corps qui ne m’appartenait plus tout à fait. Hugo dormait encore, allongé à côté de moi, la main posée sur ma hanche, comme un verrou tiède. Sa respiration était calme. Régulière. Il rêvait peut-être d’elle. D’elle à travers moi.Je ne bougeais pas.Je n’osais pas.Une partie de moi voulait rester là, figée, suspendue dans cette illusion parfaite. Mais l’autre… l’autre hurlait. Elle se débattait sous ma peau, refusait l’évidence. Je n’étais pas Éléa. Je ne serais jamais Éléa. Même s’il me regardait avec ces yeux-là. Même s’il murmurait ces mots-là.Et pourtant… cette nuit, j’avais tout pris.Je m’étais donnée. Offerte. Jetée dans ses bras comme dans un vide délicieux.La veille.Il m’avait prise par la main en montant l’escalier. Lentement. Comme s’il redécouvrait chaque marche, chaque seconde entre nous. Je tremblais. Pas de peur. D’avidité. D’impatience brûlante. J’étais sur le point de g

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status