LOGINÉléa
La douleur est partout.
Elle pulse sous ma peau comme un second cœur. Chaque battement est une détonation. Mon bras gauche est devenu une masse morte, inerte et douloureuse, que je traîne derrière moi comme une chaîne rouillée. L’épaule est en feu. Une brûlure vive, sale. Je ne sais pas si la balle m’a traversée ou si elle est restée logée là, profondément, comme un souvenir qu’on n’arrive pas à extraire. J’ai trop peur de regarder. Pas encore. Pas tant que je n’ai pas mis de la distance. Pas tant que je suis encore en mode survie.
Le béton est humide sous moi. Froid comme un avertissement. L’odeur d’huile rance, de métal et de vieille friture me donne la nausée. Je suis recroquevillée derrière ces caisses puantes dans une ruelle que personne ne regarde plus depuis longtemps. Mes dents claquent. Je grelotte. Mes vêtements sont trempés de sueur, de sang, de peur. Mais je ne bouge pas. Pas encore.
J’écoute.
Tout.
Le moindre bruit. Une goutte d’eau qui tombe avec régularité quelque part, comme une horloge cassée. Le frottement sec d’un rat dans un coin. Un souffle que je crois entendre, mais qui vient de moi. Ma respiration. Brève. Saccadée.
Puis… plus rien.
Le silence. Dense. Réel. Celui de l’après. L’après-chasse. L’après-peur. L’après-cauchemar.
Ils sont partis.
Je n’ose pas le croire. Mon esprit continue de reproduire le bruit de leurs pas, le rythme de leur course, les ordres aboyés. Attrapez-la ! Pas de traces. Elle ne doit pas s’échapper. La violence des coups. Mon cri. Leur rire.
Mais je suis là.
Vivante.
Je veux pleurer. Mais je n’ai plus de larmes. Je prends une inspiration, profonde, incertaine. Mauvaise idée. Mon thorax se contracte et m’électrise de douleur. Je mords l’intérieur de ma joue pour ne pas hurler. Le sang revient dans ma bouche. Froid. Ferreux.
Ma main droite tremble sans arrêt. Je la regarde, comme si elle appartenait à une autre. Elle semble vouloir me dire quelque chose. Bouge. Sors de là. Ne t’arrête pas.
Je dois bouger.
Je fouille dans mon sac, les gestes maladroits, douloureux. Mes doigts ont du mal à agripper. J’en sors la bouteille d’eau, la bois à moitié. L’eau est tiède, presque écœurante, mais elle m’arrache un soupir de soulagement. Mon t-shirt de rechange est sec, plié contre une vieille pochette plastique. Je le coince sous mon bras, serre les dents, et commence à retirer ma chemise. Chaque mouvement est une torture. Le tissu collé arrache un râle à ma gorge. Dessous, la plaie est ouverte, la chair abîmée. Pas profonde, peut-être. Mais suffisante pour me faire basculer.
J’essaie de nettoyer. Avec ce que j’ai. Je ne pleure pas. Pas vraiment. Juste des gémissements que je retiens mal. J’enroule le t-shirt autour de mon épaule. Un nœud maladroit. Un garrot de fortune. Un bricolage pour rester debout.
Et je marche.
À petits pas. Chaque pas est un effort. Une victoire. Mon dos hurle. Mes genoux cèdent parfois. Mon bras ballant me brûle. Mais je marche.
Je traverse un parking désert, puis une rue endormie. Les lampadaires clignotent. Chaque phare de voiture devient une menace. Chaque silhouette dans le lointain, un piège. Mon corps est aux aguets. Mon cœur bat à un rythme insensé. Je n’ai plus aucune certitude, sauf celle-ci : je dois rester invisible.
Le jour commence à poindre. Lentement. Un ciel pâle, nacré, s’ouvre au-dessus des immeubles gris. L’aube n’est pas belle. Elle est sale. Mais elle est là. Et moi aussi. Vivante. En vie. Et c’est un miracle.
Je repère une laverie automatique. Ouverte. Vide.
Je m’y glisse comme un fantôme.
Le néon clignote. Un bruit de machine en fond. Des tambours qui tournent dans le vide, battant le rappel d’un quotidien qui ne me concerne plus. Je vais directement vers les toilettes. Je m’enferme.
Et là, je me regarde.
Le miroir me renvoie une image déformée. Une étrangère. Le visage sale. Les traits tirés. Les cheveux emmêlés, collés à mon front. Ma bouche est fendue, le coin violemment meurtri. Mon cou porte encore les marques de leurs mains, de leurs cris, de leurs chaînes.
Mais je suis debout.
Je ris. Un son rauque. Cassé. Presque inhumain. Mais c’est un rire. Le premier. Depuis combien de temps ? Des semaines ? Des mois ? Des années ?
Je me lave les mains. Tremblante. Je nettoie ma plaie comme je peux. J’abandonne ma chemise ensanglantée dans la poubelle. Je change de vêtements. Je laisse l’odeur de sang derrière moi. Ou j’essaie.
Je redeviens personne.
Pas Éléa. Pas la patiente. Pas la cobaye. Pas la chose. Pas celle qui pleure en silence. Pas celle qu’on attache. Pas celle qu’on brise.
Juste… une fille. Une silhouette qui traverse la ville à l’aube. Une survivante.
Je quitte la laverie. Le trottoir est tiède. La ville se réveille. Un camion-poubelle au loin. Un chien qui aboie. Des volets qu’on ouvre. Une odeur de pain chaud flotte dans l’air.
Je ferme les yeux. Je respire.
Je pourrais m’écrouler ici. Mais je ne veux pas. Il y a une adresse.
Élisa.
Je repense à sa voix. Calme. Rassurante. À ce moment, furtif, presque irréel, entre deux séances :
« Si un jour tu as besoin… vraiment besoin. Viens à cette adresse. Tu ne dis rien. Tu entres. C’est tout. »
Elle ne savait pas. Pas vraiment. Mais elle avait deviné.
Je marche longtemps. Mon corps me supplie d’arrêter. Mon t-shirt colle à ma peau. Mon épaule saigne encore. J’ai faim. Soif. Froid. Mais j’avance.
Devant l’immeuble, je m’arrête.
C’est modeste. Un petit appartement au-dessus d’une boutique fermée. Il est tôt. Trop tôt pour déranger. Mais quand on n’a plus rien, l’heure ne compte plus.
Je monte l’escalier.
Je frappe.
Une fois. Deux fois. Trois.
Rien.
Puis… un bruit. Une serrure. Une chaîne qu’on retire.
Et la porte s’ouvre.
Élisa.
Ses yeux s’écarquillent. Elle chancelle. Sa main se porte à sa bouche. Elle ne dit rien. Moi non plus.
Je suis là. Tremblante. Sale. Brisée.
Mais vivante.
Et libre.
Elle ouvre la porte en grand. Elle me prend dans ses bras. Je m’effondre.
Pas de peur.
De repos.
Et pour la première fois depuis trop longtemps…
Je ne suis plus seule.
ÉléaLa connaissance est une épée à double tranchant.Savoir qu'Isis Valen est le spectre de mon passé, l'enfant abandonnée des flammes, ne me soulage pas. Cela alourdit au contraire le fardeau. Chaque regard qu'elle porte sur Milo, chaque caresse qu'elle feint pour Hugo, est chargée d'une histoire bien plus sombre et plus complexe que je ne l'imaginais. Ce n'est pas une ennemie, c'est une damnée. Et les damnées sont imprévisibles.La journée a été un champ de mines. Chaque mot, chaque geste était calculé. J'ai joué mon rôle de nounou avec une douceur exagérée, faisant rire Milo à gorge déployée dans le jardin, construisant des châteaux de sable dans son bac à sable. Je suis devenue un miroir de la mère parfaite, renvoyant à Isis l'image de ce qu'elle ne pourrait jamais être authentiquement : naturelle, spontanée, aimante sans effort.Je la sentais nous observer depuis la véranda, immobile, un verre d'eau à la main. Son silence était plus menaçant qu'un cri. Elle voyait la complicité e
ÉléaLe doute est une graine vénéneuse.Une fois plantée, elle enfonce ses racines dans les recoins les plus sombres de l'esprit et corrompt tout.Comment sait-elle ?La question tourne en boucle, un mantra obsédant. Comment cette femme, Isis Valen – le nom me revient enfin, chargé d'une terreur ancienne , a-t-elle su que c'était moi ? La vraie Éléa Morgan. Pas l'actrice sur les écrans, mais la femme derrière le personnage public.Je suis dans ma chambre, les bras serrés autour de mon corps. La confrontation dans la cuisine m'a vidée, mais a solidifié une certitude : ce vol d'identité n'est pas un coup monté par une inconnue. C'est personnel. C'est viscéral.Elle savait.Quand elle m'a trouvée, cette nuit près des rails, elle ne cherchait pas une femme à secourir. Elle cherchait Éléa Morgan. Elle était venue pour moi.Mais pourquoi ? Pourquoi cette vengeance si précise, si méticuleuse ? Pourquoi prendre ma place, mon mari, mon fils ?La colère est un feu stérile sans preuves. Je dois p
HélèneLa journée s’étire,lourde et électrique. Chaque minute est un fil tendu entre l’usurpatrice et moi, et nous marchons toutes les deux sur ce câble, un sourire figé aux lèvres. Ma nouvelle résolution est un cristal froid dans ma poitrine. Je dois être un miroir. Je dois être si vrai, si vivant, que son faux-semblant paraîtra aussi terne que de la cendre.Hugo a quitté la maison pour son bureau après le petit-déjeuner. Son départ a laissé un vide que nous nous sommes empressées de combler par notre silence hostile. L’air est épais, chargé de tous les mots non dits.Je m’occupe de Liam. C’est mon territoire, mon bastion. Nous jouons aux Lego dans le salon, construisant et démolissant des châteaux bien plus solides que le mien. Ses rires sont des cloches qui sonnent la révolte dans mon cœur. Je les laisse résonner, libres et bruyants.—‘Lène, regarde le monstre !Je prends une figurine et lui fais poursuivre le bonhomme Lego qu’il tient dans sa main.— Grrr ! Attention, le monstre v
SelèneLa porte refermée, le silence qui retombe est plus lourd que la pierre. Je reste un long moment agenouillée sur le sol, la chaleur de Liam encore enveloppée autour de mon cou comme un fantôme doux et cruel. Le regard de l'usurpatrice, cette flamme de panique suivie de l'avertissement glacé, est gravé au fer rouge derrière mes paupières.Cette vie est mienne. Lui est à moi.Ses mots silencieux résonnent dans le bourdonnement de ma tête. Je me relève, les jambes tremblantes. La passivité n'est plus une option. La stupéur a cédé la place à une colère froide, une détermination de glace. Je dois observer, apprendre, trouver la faille dans son armure.La matinée s'étire, lente et étrangement normale. Je descends, feignant un calme que je suis loin de ressentir. L'odeur du café et des toasts flotte dans la cuisine. Elle est là, dos à moi, en train de verser du jus d'orange dans un verre pour Liam, installé sur sa chaise haute. Elle fredonne, un air anodin qui sonne faux à mes oreilles
SélèneLe jour se lève, gris et frileux, sans avoir effacé la nuit. La trace des lèvres d'Hugo sur les miennes est une marque de feu indélébile, un sceau gravé dans ma peau et ma mémoire. Je me suis réfugiée dans mon lit, recroquevillée, à écouter battre le silence. Le sommeil n'a été qu'un leurre, une brève absence peuplée du même vertige, du même goût d'interdit et de vérité.Si c'était une erreur... pourquoi cela ressemblait-il tant à la vérité ?La question tourne, obsédante, mais une autre, plus froide, plus impérieuse, finit par submerger le tourbillon de mes sentiments. Une question qui ne concerne pas Hugo, ni ce baiser qui nous a à la fois rapprochés et déchirés.Qui est-elle ?Cette femme. Celle qui porte mon visage, mon nom, ma vie. Celle qui a pris ma place dans le lit de mon mari, qui serre contre elle mon fils, qui respire mon air.La colère, cette fois, est plus forte que la confusion. Elle se lève en moi, non pas comme un feu dévorant, mais comme un glacier, déterminé
SélèneUn bruit m’arrache au sommeil.Un craquement léger, presque timide.Je ne sais pas s’il vient de la maison ou de moi.La nuit est épaisse, presque liquide.Je cligne des yeux, désorientée.Le silence a quelque chose d’irréel, comme s’il appartenait à un autre monde.Ma gorge est sèche, râpeuse.Je me redresse, hésitante. La chambre baigne dans une pâleur d’argent : la lune s’est posée sur les draps, comme une main glacée.Je passe mes doigts dans mes cheveux, chassant le reste du rêve.Je ne me souviens pas des images, mais je garde la sensation de sa voix.Sa voix, douce et grave, me disant encore : Attends-moi.Je me lève.Les draps glissent, me quittent comme une peau.Le parquet gémit sous mes pas nus.Chaque craquement semble résonner trop fort, comme si la maison me surveillait, complice et inquiète.Je pousse la porte, lentement.Le couloir m’accueille, long, étroit, presque vivant.L’air y est plus froid, plus dense.Une odeur de bois, de nuit et de souvenir flotte dans







