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Chapitre 6 : Celle qui renaît dans l’aube

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-09-13 20:46:53

Éléa

La douleur est partout.

Elle pulse sous ma peau comme un second cœur. Chaque battement est une détonation. Mon bras gauche est devenu une masse morte, inerte et douloureuse, que je traîne derrière moi comme une chaîne rouillée. L’épaule est en feu. Une brûlure vive, sale. Je ne sais pas si la balle m’a traversée ou si elle est restée logée là, profondément, comme un souvenir qu’on n’arrive pas à extraire. J’ai trop peur de regarder. Pas encore. Pas tant que je n’ai pas mis de la distance. Pas tant que je suis encore en mode survie.

Le béton est humide sous moi. Froid comme un avertissement. L’odeur d’huile rance, de métal et de vieille friture me donne la nausée. Je suis recroquevillée derrière ces caisses puantes dans une ruelle que personne ne regarde plus depuis longtemps. Mes dents claquent. Je grelotte. Mes vêtements sont trempés de sueur, de sang, de peur. Mais je ne bouge pas. Pas encore.

J’écoute.

Tout.

Le moindre bruit. Une goutte d’eau qui tombe avec régularité quelque part, comme une horloge cassée. Le frottement sec d’un rat dans un coin. Un souffle que je crois entendre, mais qui vient de moi. Ma respiration. Brève. Saccadée.

Puis… plus rien.

Le silence. Dense. Réel. Celui de l’après. L’après-chasse. L’après-peur. L’après-cauchemar.

Ils sont partis.

Je n’ose pas le croire. Mon esprit continue de reproduire le bruit de leurs pas, le rythme de leur course, les ordres aboyés. Attrapez-la ! Pas de traces. Elle ne doit pas s’échapper. La violence des coups. Mon cri. Leur rire.

Mais je suis là.

Vivante.

Je veux pleurer. Mais je n’ai plus de larmes. Je prends une inspiration, profonde, incertaine. Mauvaise idée. Mon thorax se contracte et m’électrise de douleur. Je mords l’intérieur de ma joue pour ne pas hurler. Le sang revient dans ma bouche. Froid. Ferreux.

Ma main droite tremble sans arrêt. Je la regarde, comme si elle appartenait à une autre. Elle semble vouloir me dire quelque chose. Bouge. Sors de là. Ne t’arrête pas.

Je dois bouger.

Je fouille dans mon sac, les gestes maladroits, douloureux. Mes doigts ont du mal à agripper. J’en sors la bouteille d’eau, la bois à moitié. L’eau est tiède, presque écœurante, mais elle m’arrache un soupir de soulagement. Mon t-shirt de rechange est sec, plié contre une vieille pochette plastique. Je le coince sous mon bras, serre les dents, et commence à retirer ma chemise. Chaque mouvement est une torture. Le tissu collé arrache un râle à ma gorge. Dessous, la plaie est ouverte, la chair abîmée. Pas profonde, peut-être. Mais suffisante pour me faire basculer.

J’essaie de nettoyer. Avec ce que j’ai. Je ne pleure pas. Pas vraiment. Juste des gémissements que je retiens mal. J’enroule le t-shirt autour de mon épaule. Un nœud maladroit. Un garrot de fortune. Un bricolage pour rester debout.

Et je marche.

À petits pas. Chaque pas est un effort. Une victoire. Mon dos hurle. Mes genoux cèdent parfois. Mon bras ballant me brûle. Mais je marche.

Je traverse un parking désert, puis une rue endormie. Les lampadaires clignotent. Chaque phare de voiture devient une menace. Chaque silhouette dans le lointain, un piège. Mon corps est aux aguets. Mon cœur bat à un rythme insensé. Je n’ai plus aucune certitude, sauf celle-ci : je dois rester invisible.

Le jour commence à poindre. Lentement. Un ciel pâle, nacré, s’ouvre au-dessus des immeubles gris. L’aube n’est pas belle. Elle est sale. Mais elle est là. Et moi aussi. Vivante. En vie. Et c’est un miracle.

Je repère une laverie automatique. Ouverte. Vide.

Je m’y glisse comme un fantôme.

Le néon clignote. Un bruit de machine en fond. Des tambours qui tournent dans le vide, battant le rappel d’un quotidien qui ne me concerne plus. Je vais directement vers les toilettes. Je m’enferme.

Et là, je me regarde.

Le miroir me renvoie une image déformée. Une étrangère. Le visage sale. Les traits tirés. Les cheveux emmêlés, collés à mon front. Ma bouche est fendue, le coin violemment meurtri. Mon cou porte encore les marques de leurs mains, de leurs cris, de leurs chaînes.

Mais je suis debout.

Je ris. Un son rauque. Cassé. Presque inhumain. Mais c’est un rire. Le premier. Depuis combien de temps ? Des semaines ? Des mois ? Des années ?

Je me lave les mains. Tremblante. Je nettoie ma plaie comme je peux. J’abandonne ma chemise ensanglantée dans la poubelle. Je change de vêtements. Je laisse l’odeur de sang derrière moi. Ou j’essaie.

Je redeviens personne.

Pas Éléa. Pas la patiente. Pas la cobaye. Pas la chose. Pas celle qui pleure en silence. Pas celle qu’on attache. Pas celle qu’on brise.

Juste… une fille. Une silhouette qui traverse la ville à l’aube. Une survivante.

Je quitte la laverie. Le trottoir est tiède. La ville se réveille. Un camion-poubelle au loin. Un chien qui aboie. Des volets qu’on ouvre. Une odeur de pain chaud flotte dans l’air.

Je ferme les yeux. Je respire.

Je pourrais m’écrouler ici. Mais je ne veux pas. Il y a une adresse.

Élisa.

Je repense à sa voix. Calme. Rassurante. À ce moment, furtif, presque irréel, entre deux séances :

« Si un jour tu as besoin… vraiment besoin. Viens à cette adresse. Tu ne dis rien. Tu entres. C’est tout. »

Elle ne savait pas. Pas vraiment. Mais elle avait deviné.

Je marche longtemps. Mon corps me supplie d’arrêter. Mon t-shirt colle à ma peau. Mon épaule saigne encore. J’ai faim. Soif. Froid. Mais j’avance.

Devant l’immeuble, je m’arrête.

C’est modeste. Un petit appartement au-dessus d’une boutique fermée. Il est tôt. Trop tôt pour déranger. Mais quand on n’a plus rien, l’heure ne compte plus.

Je monte l’escalier.

Je frappe.

Une fois. Deux fois. Trois.

Rien.

Puis… un bruit. Une serrure. Une chaîne qu’on retire.

Et la porte s’ouvre.

Élisa.

Ses yeux s’écarquillent. Elle chancelle. Sa main se porte à sa bouche. Elle ne dit rien. Moi non plus.

Je suis là. Tremblante. Sale. Brisée.

Mais vivante.

Et libre.

Elle ouvre la porte en grand. Elle me prend dans ses bras. Je m’effondre.

Pas de peur.

De repos.

Et pour la première fois depuis trop longtemps…

Je ne suis plus seule.

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