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Chapitre 7 : Celle qui regarde en arrière

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-09-22 21:22:20

Éléa

Je dors trois jours.

Ou peut-être deux. Ou cinq. Le temps n’a plus la même texture ici. Il flotte. Il s’efface. Il me caresse la peau sans jamais vraiment s’y accrocher. Chaque minute semble étirer ses bras, mais mes pensées, elles, s’échappent toujours plus loin, comme un sable qui glisse entre les doigts.

Lorsque mes paupières s'ouvrent, ce n'est pas un retour immédiat. D'abord, il y a la sensation de la lumière. Douce, filtrée, lointaine. Puis la conscience revient doucement, comme une vague trop calme, me submergeant lentement. Je sens la chaleur de mon corps, une chaleur inhabituelle, fiévreuse. Mon épaule me brûle, me rappelle sa douleur. Mais elle est étouffée, presque apaisée, comme si le corps était trop épuisé pour encore ressentir l’urgence.

Un pansement neuf couvre la plaie. Il est propre, mais je le sais fragile. Il a été changé pendant que je sombrais dans un sommeil profond, un sommeil de rédemption ou de fuite, je n'en suis plus certaine.

Il y a une odeur dans l’air. Celle du bois, des draps frais, et d’une lavande douce qui émane d’un vase posé près de la fenêtre. La lumière du matin glisse entre les rideaux, se découpe en lames subtiles qui touchent le parquet avec la lenteur d’un geste ancien. Le monde se déploie devant moi, mais il a une qualité étrange, comme une scène de théâtre un peu floue. Le décor semble réel, et pourtant je sens qu’il y a quelque chose de temporaire, de précaire.

Je me lève lentement, chaque mouvement comme un défi. Chaque centimètre parcouru semble un voyage. Mais je suis là. Encore. Je suis toujours là.

Je trouve Élisa dans la cuisine, calme et silencieuse. Elle lit un journal, ou peut-être ne le lit-elle pas, ses yeux s’attardent à peine sur les mots. Une tasse de thé fumant est posée dans ses mains. Elle ne me regarde pas immédiatement, et je me demande si elle attend que je fasse le premier pas. Je m’approche sans bruit, mes pas lourds sur le sol, et elle lève enfin les yeux vers moi, mais sans étonnement. Ce n’est pas une surprise. Pas un choc. Seulement une lente prise de conscience, comme si elle savait déjà ce que j’allais faire, ce que j’allais dire. Ce que j’allais être.

Elle se lève, s’approche de moi, et avant même que je puisse faire le moindre mouvement, elle me serre dans ses bras. C’est simple. Humain. Aucun mot. Juste un corps qui enveloppe le mien, un souffle qui caresse ma nuque, une chaleur qui s’impose et chasse la brume de mon esprit. Et j’entre dans ses bras comme on entre dans un abri, comme on trouve enfin une porte ouverte après une longue nuit de tempête. Je ferme les yeux, et dans le silence de cet instant, je me laisse aller. Je ne cherche pas à comprendre, juste à exister dans cette chaleur, dans cette douceur.

Puis, elle m’installe à table. Il y a du thé, une soupe encore chaude. Je mange lentement. Mes mains sont tremblantes, mes gestes hésitants, comme si j’apprenais à manipuler mon propre corps. J’ignore combien de temps je mets à avaler, mais chaque bouchée est un effort. Ce n’est pas la faim qui me guide. Non. C’est une nécessité, celle de rester présente, de ne pas sombrer à nouveau.

Elle ne me parle pas. Pas tout de suite. Elle reste là, à m’observer, mais sans insistance, comme si elle attendait que je lui donne une permission muette. Elle attend.

Le lendemain, je parle.

Je n’ai pas la force de tout dire, pas encore. Mais quelques fragments. Quelques morceaux de ce qui a été. Les hommes. Les cris. Les seringues. La douleur. Les visages flous qui m’ont marquée d’une manière inaltérable. Et cette salle. La salle 9. La pièce où je suis devenue autre chose. Où je me suis perdu dans des hallucinations et des sédatifs.

Elle écoute sans interrompre. Son regard est sombre, concentré, mais elle ne me pose aucune question. Aucun jugement. Parfois, elle ferme les yeux, un léger mouvement de la tête, comme pour signifier qu’elle emmagasine chaque mot. À la fin, elle dit simplement :

— Ils paieront.

Je ne sais pas encore qui sont ces « ils ». Pas tous. Pas tous les visages. Mais elle semble savoir. Elle, elle a déjà vu. Elle a déjà compris. Et ça me réchauffe, d’une manière étrange. Quelqu’un sait. Quelqu’un me croit.

Le surlendemain, elle m’amène chez un médecin. Un ami, dit-elle. Discret. Il ne pose pas de questions, ne me regarde pas avec l’étonnement d’un homme qui voit la douleur comme une étrangère. Il m’examine en silence, puis me prescrit des antibiotiques et des anti-douleurs. Il me donne un regard particulier, qui semble dire : tu n’es pas la première. Comme si cette scène, ces soins, cette routine, il en avait vu d’autres avant moi.

Je prends les médicaments, je mange un peu plus. Chaque jour, mon corps récupère lentement. Mais dans ma tête, c’est une autre bataille. La nuit, c’est un champ de ruines. Chaque rêve est une guerre, chaque réveil, un saut dans le vide. Mais je suis toujours là.

Et Élisa est là aussi. Toujours. Présente. Et cela m’étonne. Je ne sais pas pourquoi elle reste. Mais je suis reconnaissante. Plus que je ne l’aurais cru possible.

Un jour, je lui demande, d’un ton hésitant, presque incertain :

— Pourquoi toi ? Pourquoi m’as-tu sauvée ?

Elle me regarde longuement. Il y a une profonde compréhension dans ses yeux, une compréhension qui me dépasse, mais elle me répond simplement, sans détour :

— Parce que moi aussi, j’ai fui. Et parce que quelqu’un m’a ouverte à la lumière. Maintenant, c’est mon tour.

Ses mots frappent comme une révélation. Je ne comprends pas tout, pas encore. Mais je sens. Ses yeux me disent qu’elle aussi a été prise, déformée, transformée. Il y a des cicatrices invisibles sous ses sourires. Des ombres dans ses gestes. Mais ces ombres ne font pas peur. Elles sont là, comme une part d’elle qu’elle ne cache pas, qu’elle accepte. Elle, aussi, a dû fuir. Et peut-être qu’elle cherche aussi à se reconstruire, à redonner à quelqu’un ce qu’elle a perdu.

Un soir, alors que je me réveille d’un cauchemar particulièrement intense, elle s’assoit près de moi. Elle ne me touche pas, mais son regard est lourd, presque tangible.

— Il va falloir que tu te rappelles. Tout. Même ce que tu veux oublier.

Je secoue la tête, les larmes m’étouffant. Je ne peux pas. Pas encore. Ce n’est pas le moment. Pas aujourd’hui. Pas tout de suite. J’ai trop peur de ce qui pourrait surgir. Mais elle insiste, doucement, mais fermement :

— Ce n’est pas pour eux. C’est pour toi. Tu dois savoir ce qu’ils t’ont fait. Et pourquoi tu es encore là. Sinon, tu ne pourras jamais avancer.

Je tremble, je pleure. Mais je commence. Je n’ai pas le choix. La douleur, elle, ne me laisse pas de répit. Alors je plonge. Lentement. Dans ce qui m’a été enlevé. Dans ce que je veux oublier. Mais dans ce qui fait aussi de moi une survivante.

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