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Chapitre 3 : La Traque 1

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-12-04 23:07:10

Chiara

La suite du cortège jusqu’au palazzo Contarini n’est qu’un brouillard. Mes pas suivent mécaniquement ceux de Lorenzo, ma bouche esquisse peut-être des sourires aux visages masqués qui me saluent, mes mains sont des blocs de glace dans mes gants de dentelle. Mais je suis absente. Mon âme est restée scotchée à l’ombre de cette arcade, dans le choc silencieux de ce regard.

Alessandro m’accueille sous le portique de marbre, imposant dans son justaucorps de velours grenat brodé d’or. Il porte un masque de loup doré qui ne laisse paraître que son sourire, droit et satisfait. Ses mains, larges et fermes, saisissent les miennes.

— Ma chère Chiara. Vous semblez… pâle. La foule vous a-t-elle incommodée ?

Sa voix est un velours poli, une caresse prévue par le protocole. Je perçois à peine le sens des mots. Je vois ses lèvres bouger, mais j’entends encore ce silence élastique, je vois ces yeux sombres.

— Un peu étourdie, c’est tout, murmurai-je en baissant les yeux, un réflexe de jeune fille bien élevée. L’agitation…

— Cessera bientôt, rassure-t-il en glissant mon bras sous le sien avec une possessivité tranquille. Après notre union, nous fréquenterons des cercles plus choisis.

Ses mots tombent comme des pierres dans un puits sans fond. Notre union. Dans trois mois. Le contrat est signé, les alliances gravées. Alessandro Contarini, héritier d’une fortune colossale, nouveau pilier de la République, est un parti inespéré pour la famille Falier, dont la gloire pâlit. Je suis la monnaie d’échange, la perle rare qui doit sceller l’alliance. Je le sais depuis l’enfance. Je l’ai accepté, je m’y étais résignée.

Mais maintenant… Maintenant, cette résignation a la saveur âcre de la cendre. Maintenant, l’idée de ses mains sur moi, de sa vie à mes côtés, soulève en moi une vague de panique si violente que je dois serrer les dents pour ne pas crier.

Le souper est une torture exquise. Je suis assise à la droite d’Alessandro, sous le regard bienveillant de mon père et des siens. Les plats d’argent défilent, les vins dorés coulent, les conversations bruissent, évoquant des affaires, des alliances, des gains. Je joue mon rôle. Je suis le vase précieux, silencieux et ornemental. Mais sous la table, mes genoux tremblent. Mon ventre est un nœud de serpents glacés.

Et soudain, au milieu d’un rire pincé de la mère d’Alessandro, une sensation me transperce. Une pression sur ma nuque, un frisson qui court le long de ma colonne vertébrale. Ce n’est pas le regard d’Alessandro, posé sur moi avec une satisfaction de propriétaire. C’est autre chose. Plus sauvage. Plus intense.

Je lève lentement les yeux, le cœur battant à tout rompre.

De l’autre côté de la grande salle, dans l’embrasure d’une porte secondaire à moitié dissimulée par un lourd rideau de damas, une silhouette se tient dans l’ombre. Il ne porte plus son manteau sombre, mais une chemise aux manches retroussées, simple, presque pauvre au milieu de cet étalage de richesses. Un serviteur ? Un musicien ? Peu importe. C’est lui. Son visage est toujours aussi nu, aussi grave. Et ses yeux, ces deux braises, sont fixés sur moi avec une intensité qui me dévore.

Le souffle me manque à nouveau. La fourchette d’argent glisse de mes doigts avec un léger choc contre l’assiette de porcelaine. Alessandro se tourne vers moi, un sourcil levé sous son masque.

— Quelque chose ne va pas, ma chère ?

— Non, rien… Une mouche, balbutiai-je, le visage en feu.

Quand je regarde à nouveau, l’embrasure est vide. Mais la brûlure de son regard est toujours là, imprimée sur ma peau. Il m’a suivie. Il est ici. Dans l’antre même du lion. L’audace est folle, suicidaire. Et pourtant, elle m’emplit d’une excitation interdite, dangereuse, plus enivrante que le vin le plus capiteux.

Le reste du repas est un rêve éveillé. Chaque bruit, chaque parole est étouffé par le bourdonnement de mon sang dans mes oreilles. Je guette, dans chaque coin d’ombre, derrière chaque serviteur. Rien. Mais je sais qu’il est là, quelque part, tapi dans les entrailles de ce palais. Et je sais, avec une certitude qui efface toute peur, que je dois le retrouver.

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