Se connecterADRIEN
Un nouveau silence. Elle sort son propre exemplaire, signe avec une plume qui gratte le papier. Le bruit est anormalement fort. Elle repose la plume.
— Concernant l’installation, je serai disponible la semaine prochaine, dis-je, consultant un calendrier fictif. Disons mercredi ?
— Très bien.
— Il faudra être présente pour superviser le placement. La Fondation insiste.
— Naturellement.
Le dialogue est absurde. Poli. Mort. Chaque mot est une porte close derrière laquelle gronde l’ouragan. Elle plie ses documents, les range. Elle devrait se lever. Partir. Fin de l’histoire.
Elle ne bouge pas. Elle me regarde. Et dans ses yeux verts, je ne vois plus la colère de la terrasse. Je vois autre chose. Une lassitude profonde. Une question. La même qui me ronge.
— Pourquoi ? dit-elle soudain, d’une voix plus basse, cassant le protocole de glace.
— Pourquoi quoi ?
— Tout ça. Le jeu. Le mépris. Le… Elle fait un geste vague de la main, incapable de nommer le baiser. Pourquoi est-ce si important pour vous de me faire sentir… petite ? De réduire ça à un calcul ou à une faiblesse ?
La franchise de la question me désarme. Elle ne lance pas d’insulte cette fois. Elle demande. Et c’est pire.
— Peut-être que je ne réduis rien, rétorqué-je, quittant la sécurité derrière le bureau, faisant le tour lentement. Peut-être que c’est exactement ce que c’était. Une faiblesse. La mienne. Inadmissible.
Je me tiens près de la fenêtre, le dos à elle, regardant les jardins.
— Alors pourquoi être là ? Pourquoi m’avoir suivie sur la terrasse ? Pourquoi être d’accord pour me voir aujourd’hui ?
Je me retourne. Elle s’est levée aussi. Nous sommes face à face, sans le bureau entre nous cette fois. La distance est intolérable.
— Parce que vous avez raison, Jade. La phrase sort, nue, arrachée. Je suis un lâche. Et les lâches testent les portes, mais ont trop peur de les franchir.
Elle recule d’un pas, comme si mes mots étaient une avance physique.
— Quelle porte ? murmure-t-elle.
— Celle qui mène hors de ça, dis-je en indiquant d’un geste large le bureau, la Fondation, la vie dorée et glacée. Celle qui mène à…
Je m’interromps. Je n’arrive pas à le dire. À toi. À ce feu. À la vérité de ce qui se passe entre nous, si laid et si irrésistible.
— À une erreur encore plus grande ? finit-elle pour moi, un sourire triste aux lèvres. Vous avez une vie, Adrien. Une femme. Une position. Je ne suis qu’une artiste avec une sculpture en béton. Je suis l’erreur incarnée.
C’est la première fois qu’elle utilise mon prénom. Il résonne dans la pièce comme un coup de canon.
— Vous n’êtes pas une erreur, dis-je, la voix rauque. Vous êtes un séisme.
Je m’approche. Elle ne recule plus. Elle respire vite, les yeux fixés sur les miens, cherchant le mensonge, la manipulation. Je ne joue plus. Il n’y a plus de masque. Juste la faille, béante, et l’attraction magnétique, dévorante.
— Arrêtez, souffle-t-elle, mais c’est une prière, pas un ordre.
— Je ne peux pas. Plus maintenant.
Et je l’embrasse.
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JADE
Ce baiser n’a rien à voir avec les autres. Il n’y a plus de colère, plus de défi, plus de punition. Il y a une capitulation douce-amère, un aveu silencieux et dévastateur. Sa bouche sur la mienne est douce, implorante, désespérée. Un gémissement que je ne reconnais pas comme le mien s’échappe, et je m’abandonne.
Mes mains remontent le long de son veston, s’accrochent à lui comme à une bouée dans un naufrage. Il a raison. C’est un séisme. Tout ce que je croyais savoir, vouloir, fuir, s’effondre dans cette étreinte. Le goût de lui, familier et pourtant nouveau, m’envahit. Le parfum de son savon, l’odeur propre de sa peau sous le tissu.
Il murmure mon nom contre mes lèvres, encore et encore, comme un exorcisme, une bénédiction. Ses mains parcourent mon dos, pressent la rigidité du tailleur, cherchent la femme en dessous. Je réponds avec une ardeur qui m’effraie, ouvrant ma bouche sous la sienne, me hissant sur la pointe des pieds pour être plus près, plus profondément.
Le bureau est là, lisse et froid contre mes hanches. Il me pousse doucement contre lui, et le contact du bois poli à travers le tissu est une réalité brutale, un rappel au monde. Nous sommes dans le bureau de sa femme. Le poids de cette trahison, soudain, m’écrase.
Je me détache, brutalement, haletante, les lèvres engourdies, le corps en feu.
— Non. Pas ici. Jamais ici.
Il a les yeux noirs de désir, le visage déformé par la même lutte intérieure. Il comprend. Il hoche la tête, une fois, lentement.
— Où, alors ? demande-t-il, sa voix n’est plus qu’un souffle rauque.
La question plane entre nous, énorme, dangereuse. Elle trace la ligne que nous nous apprêtons à franchir, consciemment, délibérément.
— Donne-moi ton téléphone, dis-je, la voix tremblante.
Il le sort de sa poche sans hésiter, le déverrouille. Je saisis l’appareil, encore chaud de sa main. Je tape mon numéro, je m’envoie un signal. Mon téléphone vibre dans mon sac.
— Voilà, dis-je en lui rendant l’appareil. Maintenant, tu as le choix. Tu l’effaces, et nous n’en parlons plus jamais. Nous terminons l’installation mercredi, et c’est fini. Ou…
— Ou ? répète-t-il, ses doigts refermés sur le téléphone comme sur une grenade.
— Ou tu m’appelles. Et on trouve un endroit. Loin d’ici. Un endroit où il n’y a ni docteur, ni artiste, ni femme de personne. Juste… ça.
Je ne sais pas d’où me vient ce courage, cette folie. C’est le pari le plus risqué de ma vie.
Il regarde le numéro sur l’écran, puis mon visage. Dans ses yeux gris, je vois passer toute sa vie, ses chaînes, ses peurs, et cette flamme indomptable que j’ai allumée.
— Je ne l’effacerai pas, dit-il enfin.
C’est tout. Mais c’est un pacte. Un pacte avec le diable, peut-être. Un pacte pour ouvrir la porte.
Je prends mes documents, mon sac. Je marche vers la porte, les jambes flageolantes. Avant de sortir, je me retourne.
— Mercredi, c’est pour la sculpture, dis-je. Pas pour nous. Pour nous… tu décides.
Et je sors, laissant Adrien Moréac seul dans le bureau de sa femme, avec mon numéro de téléphone dans la paume de sa main et un abîme sous ses pieds.
ADRIENUn nouveau silence. Elle sort son propre exemplaire, signe avec une plume qui gratte le papier. Le bruit est anormalement fort. Elle repose la plume.— Concernant l’installation, je serai disponible la semaine prochaine, dis-je, consultant un calendrier fictif. Disons mercredi ?— Très bien.— Il faudra être présente pour superviser le placement. La Fondation insiste.— Naturellement.Le dialogue est absurde. Poli. Mort. Chaque mot est une porte close derrière laquelle gronde l’ouragan. Elle plie ses documents, les range. Elle devrait se lever. Partir. Fin de l’histoire.Elle ne bouge pas. Elle me regarde. Et dans ses yeux verts, je ne vois plus la colère de la terrasse. Je vois autre chose. Une lassitude profonde. Une question. La même qui me ronge.— Pourquoi ? dit-elle soudain, d’une voix plus basse, cassant le protocole de glace.— Pourquoi quoi ?— Tout ça. Le jeu. Le mépris. Le… Elle fait un geste vague de la main, incapable de nommer le baiser. Pourquoi est-ce si importa
ADRIENLe baiser sur la terrasse n’a rien éteint. Il a attisé les braises en un brasier intérieur qui consume tout sur son passage : ma concentration au bloc opératoire, mon détachement feint lors des dîners, mon sommeil. Le goût de sa rébellion, mêlé au vin rouge, est une drogue. La vérité cuisante de ses insultes est un poison que je m’administre en boucle.Je la fuis. Je l’évite avec une détermination de militaire. Pendant dix jours, je m’immerge dans les greffes cardiaques, les conférences internationales, les cocktails sans fin avec Élise. Je joue au mari parfait, au chirurgien implacable. Mais c’est un automate. La faille qu’elle a ouverte béait, un abysse noir dans lequel je risque à chaque instant de tomber.C’est Élise, ironie du sort, qui referme le piège.— La Fondation acquiert finalement Érosion n°7, m’annonce-t-elle un matin au petit-déjeuner, les yeux sur son iPad. C’est une pièce forte. L’artiste, cette Jade Lenoir, doit venir signer les papiers définitifs et discuter
JADEIl ne m’écoute pas. Sa main se pose sur mon bras nu. La chaleur de sa paume est un brandon sur ma peau. Je devrais le gifler, crier. Je ne fais rien. Je suis pétrifiée par le contact, par la bataille qui fait rage en moi.— Vous voyez ? murmure-t-il, son visage si près que je vois les cils sombres qui frangent ses yeux gris. Vous ne bougez pas. Vous attendez.— J’attends que vous ayez fini de vous ridiculiser.— Mentir encore.Son autre main vient se poser sur ma hanche, à travers la soie fine. Un gémissement étranglé s’échappe de mes lèvres. C’est de la trahison pure. Mon corps capitule, vibrant sous son toucher, alors que mon esprit hurle à l’insulte.— Vous avez pensé à ça, dit-il, sa bouche effleurant à peine ma tempe, envoyant un frisson ravageur le long de ma colonne. Toute la semaine. À ma main, ici. À ma bouche, là. Ne le niez pas. Je le vois. Je le sens.C’est trop. L’aveu implicite, la précision de son attaque, le désir honteux qui monte en moi comme une marée noire… La
JADEUne semaine d’enfer. Ses mots, sa voix méprisante, son sourire cruel tournent en boucle dans mon crâne, un mantra empoisonné. « Vous tremblez. Pas de colère. De l’excitation. » La honte de m’être laissée déchiffrer aussi facilement se mêle à une rage sourde et tenace. Je sculpte avec une violence destructrice, martelant la terre glaise jusqu’à ce qu’elle se fissure, créant non pas des formes, mais des cicatrices.La rencontre avec Élise Moréac a été un supplice glacé. Une femme élégante, froide comme un diamant, parlant de « potentiel » et de « ligne curatoriale » avec une distance qui en disait long. Elle n’a pas mentionné son mari une seule fois. Je me suis demandé, avec une amertume perverse, s’il avait partagé sa petite théorie sur mon « opportunisme » avec elle.Quand l’invitation arrive pour un dîner de bienfaisance à la Fondation, mon premier réflexe est de la déchirer. Puis je m’arrête. Fuir, c’est lui donner raison. C’est admettre qu’il a touché une corde sensible. Alors
JADESon ton est doucereusement méprisant. Il fait rouler mon prénom dans sa bouche comme on examine un échantillon douteux. La colère, vive et brillante, commence à remplacer la confusion dans mes veines.— Vous êtes d’une vanité grotesque, rétorqué-je, la voix sifflante. Vous pensez que tout tourne autour de vous ? Que j’ai planifié un baiser sous une panne de courant pour faire avancer ma carrière ?Un sourcil à peine se lève, arrogant.— Les coïncidences sont rares. Et les femmes ambitieuses, fréquentes. Le noir total était une toile de fond plutôt dramatique, je dois admettre. Efficace.C’en est trop. L’insulte, la déformation de cet instant qui m’a tant obsédée, la réduction de mon art et de ma personne à une manœuvre calculatrice… La braise de la colère devient un brasier.— Écoutez-moi bien, Docteur Moréac, dis-je en avançant d’un pas à mon tour, refusant de me laisser intimider par sa stature. Je n’avais pas la moindre idée de qui vous étiez. Je ne le sais toujours pas, d’ail
JADETrois jours. Soixante-douze heures d’une attente fébrile, d’un goût persistant sur mes lèvres que ni le café, ni le vin, ni le dentifrice le plus mentholé n’arrivent à chasser. Trois jours à sculpter dans une fureur aveugle, les doigts maculés d’argile et de frustration, en écoutant la pluie marteler la verrière de mon atelier. L’inconnu au costume gris et au baiser d’orage. Son parfum, son empreinte, son silence après coup. Un fantôme magnétique qui hante mes nuits.Quand l’appel de la Fondation Moréac arrive, je sursaute comme une coupable. La voix de l’assistante est suave, polie.— Madame Moréac aimerait vous rencontrer pour discuter d’une potentielle acquisition complémentaire. Pourriez-vous passer cet après-midi à 16h ?Acquisition. Le mot fait briller une lueur d’espoir pratique, professionnel. Mais sous la cendre, une braise plus trouble s’agite. Là-bas. Là où cela est arrivé. J’acquiesce, la voix un peu rauque.La Fondation, en plein jour, est un autre animal. La lumière







