Roxane
Troisième jour chez Grayson Corporation, et je commence à comprendre la mécanique du monstre. Ici, tout est une question de précision, d’anticipation et de domination. Elias Grayson ne laisse rien au hasard. Ni son emploi du temps, ni ses décisions, ni les gens qui l’entourent.
Je l’ai observé toute la matinée, entre deux prises de notes et trois réorganisations de son planning. Il parle peu, écoute beaucoup. Quand il pose une question, c’est toujours pour mettre son interlocuteur face à ses propres faiblesses. Et moi, je suis là pour m’assurer qu’il ne perde jamais une seconde.
À onze heures, il sort d’une réunion et passe devant mon bureau sans un regard. J’attrape un dossier et me lève aussitôt.
— Monsieur Grayson, voici le compte rendu de la réunion avec les actionnaires.
Il s’arrête net, pivote vers moi et tend la main. Je le regarde prendre le dossier, le feuilleter rapidement, puis relever les yeux vers moi.
— Vous avez ajouté des suggestions.
— Des points d’amélioration, précisai-je en m’appuyant contre mon bureau.
Un infime sourire, à peine perceptible, effleure ses lèvres.
— Vous êtes toujours aussi intrusive ?
— Je préfère dire proactive.
Il referme le dossier et me tend une feuille.
— Déplacez la réunion de demain matin avec le département juridique à vendredi.
— Vous avez une meilleure plage horaire demain à quinze heures.
Un silence.
Il me fixe, et je soutiens son regard sans ciller. C’est un duel silencieux, une bataille de territoire où aucun de nous ne veut lâcher prise.
— Faites-le, tranche-t-il enfin avant de tourner les talons.
Je souris en le regardant s’éloigner. Je gagne du terrain.
Elias
Elle est brillante. Trop.
Je le vois dans la manière dont elle anticipe mes besoins, réarrange mon emploi du temps avec une précision chirurgicale. Elle est efficace, rapide, et surtout, elle ne baisse jamais les yeux. Une qualité rare. Et dangereuse.
Natalia entre dans mon bureau à midi tapantes.
— Elle s’adapte vite, commente-t-elle en refermant la porte derrière elle.
Je garde le silence, consultant mes notes sur la prochaine réunion.
— Je l’aime bien, ajoute-t-elle en s’asseyant face à moi.
Je lève un sourcil.
— Vraiment ?
— Non.
Un fin sourire se dessine sur mes lèvres.
— Alors pourquoi ce mensonge ?
— Parce que je voulais voir ta réaction.
Je repose mon stylo et l’observe. Natalia a toujours été perspicace. Un atout dans cette entreprise, mais un adversaire redoutable pour ceux qui ne savent pas jouer aux échecs.
— Tu la trouves dangereuse ?
— Pas encore, répond-elle en croisant les jambes. Mais elle a le potentiel pour le devenir.
Je repense au regard acéré de Roxane, à son audace, à cette manière qu’elle a de me défier subtilement sans jamais franchir la ligne.
— On verra, murmuré-je.
Roxane
L’après-midi passe à une vitesse folle. Entre les appels, les réunions, les demandes incessantes, je n’ai pas une minute pour respirer. Mais j’aime ça. J’aime ce rythme effréné, ce sentiment d’être indispensable à la mécanique bien huilée de l’entreprise.
À seize heures, alors que je termine une présentation pour une conférence, mon téléphone sonne.
— Mademoiselle Belmont ?
Je reconnais la voix de l’assistant personnel d’un investisseur important.
— Monsieur Grayson est attendu à la réception pour une rencontre avec Monsieur Caldwell.
Merde. Caldwell est arrivé plus tôt que prévu.
Je raccroche et attrape mon téléphone.
— Monsieur Grayson ?
— Oui ?
— Caldwell est en bas. Il est arrivé avec trente minutes d’avance.
Un silence.
— J’arrive.
Je sors de mon bureau et me précipite vers l’ascenseur. Quand j’arrive dans le hall, Elias descend juste derrière moi, l’air impassible, parfaitement maître de lui-même.
Caldwell, un homme d’une soixantaine d’années, l’attend près des fauteuils en cuir, un verre d’eau à la main. Dès qu’il nous voit, il se lève avec un sourire.
— Elias ! Toujours aussi ponctuel.
— Monsieur Caldwell, répond Elias en lui serrant la main.
Caldwell pose alors son regard sur moi.
— Et vous devez être la fameuse assistante dont tout le monde parle déjà.
Je ne laisse rien transparaître, mais intérieurement, je suis surprise.
— Roxane Belmont, enchantée.
— J’aime l’efficacité. On dit que vous en avez à revendre.
Un regard furtif vers Elias, qui ne bronche pas.
— Je fais de mon mieux, monsieur.
Il rit, puis tourne à nouveau son attention vers Elias.
— Allons déjeuner. J’ai hâte de discuter affaires.
Elias m’adresse un dernier regard avant de suivre Caldwell. Je les observe s’éloigner, une étrange sensation au creux de l’estomac.
On parle de moi.
Et dans cet univers impitoyable, être remarquée peut être une bénédiction… ou un piège.
Elias
Caldwell est un homme perspicace. Il ne se fie pas qu’aux chiffres. Il observe, analyse, teste.
— Votre assistante a du potentiel, glisse-t-il en consultant le menu.
Je relève les yeux vers lui.
— Vous en êtes sûr ?
Il sourit.
— J’ai vu comment elle vous regarde.
Elle veut gagner. Et elle sait comment jouer.
Je ne réponds pas.
Je le sais déjà.
La seule question est : jusqu’où est-elle prête à aller ?
ÉliasLe soleil est haut quand on sort enfin. Elle porte ma chemise comme une promesse, les jambes nues et l’allure insolente. Elle rit pour un rien, pour tout. Et moi, je me surprends à me dire que peut-être, on a une chance. Une vraie.Mais dans le creux de mon ventre, il y a cette tension sourde. Un pressentiment. Comme un nuage noir à l’horizon d’un ciel trop bleu.On marche sans but, main dans la main. On parle de tout, sauf de nous. Comme si en nommant ce qu’on est en train de devenir, on risquait de l’effrayer. Alors on reste dans les marges. On se frôle. On s’effleure. Et c’est assez.Jusqu’à ce qu’un détail vienne fendre la surface.Un regard.Un homme, immobile au coin d’une ruelle. Grand. Silencieux. Un visage qui me dit quelque chose. Trop longtemps fixé sur elle. Pas sur nous. Sur elle.Alma— Tu le connais ?Élias serre ma main un peu plus fort. Trop fort.Il ne répond pas.Il ne regarde plus que lui. Cet homme. Ce silence. Cette tension soudaine dans tout son corps. Ses
ÉliasIl y a ce moment précis, suspendu, où tout paraît simple.Ses cheveux encore humides de la douche tombent en cascade sur mes draps, ses doigts s’attardent sur ma clavicule comme s’ils traçaient une prière muette. Alma ne parle pas, mais je sens que ça tourne dans sa tête. Elle pense trop. Comme moi.Je veux lui dire de rester là. De ne pas replonger dans les abîmes. Mais je sais que les ombres ne nous quittent jamais vraiment. Elles attendent, juste derrière la lumière.AlmaIl y a cette alerte sur son téléphone. Un son bref, mécanique. Un rappel que dehors, le monde existe encore.Il hésite, tend la main. Ses traits se figent à la lecture du message. Et dans ce silence tendu, je comprends : la paix est déjà menacée.— Quelque chose ne va pas ?— Élias ? Dis-moi.ÉliasJe fixe l’écran. Et je sens le sol s’ouvrir sous mes pieds. Un prénom. Un seul. Suffisant pour tout faire vaciller.Soren.Il m’a envoyé un message. Trois mots, sans ponctuation : On doit parler.Pas de menace. Pa
AlmaQuand j’ouvre les yeux, la lumière est douce. Un rideau danse lentement dans le souffle d’un vent léger. Les draps froissés gardent la chaleur de la nuit, et je sens sa main sur ma hanche. Ses doigts endormis, chauds, ancrés. Présents.Je ne bouge pas. Pas tout de suite. J’écoute son souffle contre ma nuque, régulier, paisible. Comme si le monde avait cessé de tourner pendant la nuit. Comme si cette chambre, ce lit, ses bras, étaient devenus mon centre de gravité.Je pourrais rester là. Des heures. Des jours. Une vie.Mais l’écho du monde s’infiltre déjà par les interstices des murs. Les souvenirs d’hier. La peur de demain. Et malgré tout, je veux que ce moment dure. Encore un peu.ÉliasJe la sens avant de vraiment émerger. Sa chaleur. Sa peau nue contre la mienne. Sa respiration lente, presque timide, comme si elle hésitait à déranger la paix fragile de l’instant.Je garde les yeux fermés. Parce que j’ai peur que ce ne soit qu’un rêve. Mais je sens son dos se soulever à chaque
AlmaJe devrais être loin déjà.Ailleurs.En train d’essayer d’oublier. De respirer.Mais mes jambes ne coopèrent pas.Je suis sortie. J’ai marché. Sans but. Sans direction.Et maintenant, je suis là.Devant cette maison que je n’aurais jamais pensé revoir.La voiture est garée. Moteur coupé.Il est là.Élias.Assis.Silencieux.Le regard perdu sur un horizon que je ne peux pas voir.Je reste à distance.Je devrais partir.Il ne m’a pas appelée. Il ne m’attend pas.Mais mon cœur cogne, plus fort que ma fierté.Plus fort que ma peur.Et je m’avance.ÉliasJe la sens avant de la voir.Une tension dans l’air. Un battement différent.Je tourne la tête.Elle est là.Alma.Je me fige.Je n’ai pas rêvé son visage depuis des semaines.Et pourtant, le voir en vrai me coupe le souffle.Je ne sais pas quoi dire. Je n’étais pas prêt.Mais elle, si.Alma— Tu pensais vraiment que tu pouvais partir comme ça ?— Laisser une phrase sur un écran et disparaître ?Ma voix tremble. Mais pas de colère.De
ÉliasJe reviens.Doucement.Vers cet endroit que j’ai fui si longtemps qu’il en est devenu presque irréel.Comme un mirage figé dans une autre vie.Je reconnais chaque pierre, chaque fissure dans le mur.Mais c’est moi qui suis différent.Les marches du passé grincent sous mes pas.Le bois craque, mais je n’ai plus peur de ce bruit.Je le connais. Il fait partie de moi.Je pose ma main sur la rampe.Elle est plus froide que dans mon souvenir. Ou c’est moi qui suis plus chaud. Plus vivant.Je tiens la poignée.Un souffle me traverse, comme si la maison elle-même retenait son souffle.Et j’entre.Tout est resté en l’état.Comme si le temps avait décidé d’attendre que je sois prêt.Le plaid sur le canapé, déployé à moitié, comme si quelqu’un venait juste de se lever.Les dessins punaisés au mur, aux coins écornés.Le bol de Roxane, encore posé sur l’étagère du bas. Je reconnais l’éclat de chocolat au fond.Combien de fois ai-je promis de le laver et oublié ?Un petit sourire m’échappe.
ÉliasJ’erre.Pas vraiment ici, pas encore ailleurs.Je marche sans but, mais chaque pas m’écarte un peu plus de la maison. De ses murs trop pleins de fantômes.Les volets claquaient encore quand je suis parti. Il faisait déjà nuit. Le sac jeté sur mon épaule, je n’ai pas regardé en arrière. Même pas une seconde.J’ai pris un sac au hasard. Des vêtements. Un carnet. Une photo froissée. C’est tout.Roxane sur la balançoire, son rire figé dans le papier. Et Alma en arrière-plan, floue, presque absente. Je ne sais pas pourquoi j’ai pris cette photo. Peut-être pour me souvenir que, malgré tout, j’ai aimé.Je passe la nuit dans une chambre d’hôtel impersonnelle.Pas d’odeur. Pas de chaleur. Juste le silence, coupant comme une lame mal aiguisée.Je n’allume pas la télévision. Je regarde le plafond, encore et encore.Les fissures y dessinent des chemins que je ne prends pas.Et je repense à Alma.À Roxane.À ce que j’ai détruit sans m’en rendre compte.Élias— Est-ce qu’on peut encore aimer,