Chapitre VI
Marseille, Lycée Professionnel Saint-Exupéry – 12h17 La salle de restauration grouille d'étudiants affamés, le bruit des couverts et des conversations formant une cacophonie familière. À notre table habituelle, près de la baie vitrée donnant sur la cour, l'ambiance était électrique. Mehdi fait tourner son téléphone entre ses doigts nerveusement, les yeux brillants d'excitation. "Ils viennent de publier la feuille de match officielle ! Enzo est sur le banc mais..." Ma fourchette heurte violemment mon assiette en plastique. "Ça fait la troisième fois que tu vérifies en dix minutes. Autour de la table, les regards se tournent vers moi. Lucas leva un sourcil ironique. "Quoi ? La grande Jordan Koné ne suivrait pas les éliminatoires de la Ligue des Champions ?" Je mastique lentement un morceau de pain rassis. "Si. Mais contrairement à certains, j'ai encore des neurones en état de marche pour penser à autre chose." Michael ricane en attrapant une frite dans mon assiette. "Ouais, comme la fiscalité des entreprises ou les méthodes de calcul des amortissements. Tes passions secrètes." Je lui écrase les doigts avec ma fourchette. "Au moins, la compta, ça change pas d'avis comme une girouette. Contrairement à certains supporters de pacotille." Mehdi, toujours scotché à son écran, ignora ma remarque. "T'as vu ses stories ? Il a visité l'Allianz Arena hier. Putain, imagine jouer dans un stade comme ça..." Mes doigts se crispent autour de ma bouteille d'eau. Depuis cette soirée au restaurant - depuis ces conversations trop intimes sous la lumière tamisée - j'avais passé deux semaines à éviter toute mention de son nom. Deux semaines à faire semblant de ne pas vérifier compulsivement son emploi du temps. Deux semaines à ignorer les notifications I*******m qui s'accumulent. Je me leve brusquement, ma chaise raclant le sol avec un grincement strident. "J'ai cours." Lucas consulta sa montre avec un sourire narquois. "Dans vingt-cinq minutes exactement. T'es en avance, c'est nouveau." "Je vais voir mon père avant." Je partis sans attendre de réponse, sentant leurs regards pesants dans mon dos. Ma veste en jean me semble soudain trop chaude, l'air de la cafétéria trop épais. --- 13h11 - Boulangerie Koné, Rue de la République La clochette tinte doucement lorsque je poussai la porte de la boulangerie familiale. L'odeur enveloppante du pain chaud et des croissants frais m'enveloppe immédiatement, apaisante comme une couverture par une nuit froide. Derrière le comptoir, mon père est plongé dans une discussion animée avec tonton Mamadou, son ami de toujours. Les mains encore couvertes de farine, il gesticule avec passion. "... et je te dis que s'ils le font jouer en faux neuf, c'est la catastrophe assurée ! Son placement naturel c'est..." Je reconnus ce ton - la voix prenait cette tonalité particulière chaque fois qu'il parlait de tactique footballistique. "Papa." Il se retourne, son visage s'illumine instantanément. "Ma championne !" Je lui tend la boîte à lunch en métal que maman m'avait confiée le matin même. "Elle dit que tu as encore oublié ton déjeuner." "Ah, merci ma chérie." Il prend la boîte avant de m'étudier avec attention. "T'as une drôle de mine. Problèmes avec tes amis ?" Je secoue la tête et détourne les yeux vers les baguettes bien alignées. "Non, juste... fatiguée. Les cours, l'entraînement..." Tonton Mamadou sourit, ses rides se creusant davantage. "Elle pense à ce jeune footballeur, le fameux numéro 10." "JE PENSE À RIEN DE SPÉCIAL !" Ma voix résonne bien plus fort que prévu dans la boulangerie presque vide. Je baisse immédiatement le ton, les joues brûlantes. "Je veux dire... il est à Munich pour les éliminatoires, c'est tout. Rien d'intéressant." Mon père et tonton Mamadou échangent un regard que je connaissais trop bien - ce mélange d'amusement et de tendresse agaçante qu'ils réservaient à mes moments de vulnérabilité. "Bien sûr", dit mon père en souriant. Son regard se fit plus doux. "Allez, puisque tu es là, aide-moi à ranger les viennoiseries." Je passe les vingt minutes suivantes à classer des pains au chocolat et des croissants aux amandes dans un silence relatif, bercée par leurs analyses techniques pointues sur le match à venir. Chaque mention du nom d'Enzo faisait trembler légèrement mes doigts sur les pâtisseries, chaque pronostic sur sa performance me faisait retenir mon souffle sans raison apparente. --- 17h42 - Terrain municipal d'entraînement Le soleil commence à décliner lorsque je frappe mon dixième ballon consécutif dans la lucarne gauche. L'entraînement officiel était terminé depuis longtemps, mais je reste seule sur le terrain synthétique, répétant inlassablement le même geste. Chaque shoot était plus violent que le précédent, comme si je pouvais exorciser ma frustration à coups de crampons. "Tu vas défoncer le filet à ce rythme." Je me retourne brusquement. Mehdi et Michael se tiennent près des grillages, leurs sacs de sport sur l'épaule. Je hausse les épaules en attrapant un nouveau ballon. "Qu'est-ce que vous voulez ?" Michael s'avançe, son visage habituellement moqueur empreint d'une rare sérieux. "On s'inquiète pour toi. T'as été... différente, ces derniers jours." "Je suis normale." Mehdi ricane en s'asseyant sur un banc. "Ouais, normale comme un jour de canicule en décembre." Je leur lançe un regard noir avant de frapper un nouveau ballon avec une force qui me surprit moi-même. "Vous êtes obsédés par ce match, par sa composition, par ses moindres faits et gestes... Comme si votre vie entière tournait autour d'un type que vous ne rencontrerez peut-être plus jamais." Un silence s'installe, plus lourd que je ne l'avais anticipé. Finalement, Michael s'approche et s'assit dans l'herbe synthétique à mes côtés. "Jordan...", il commence doucement, "c'est pas le match qui nous inquiète. C'est toi." Je veux protester, mais les mots reste coincés dans ma gorge. Parce qu'au fond, je savais. Je savais que chaque shoot frappé avec trop de rage, chaque réaction disproportionnée, chaque moment où je fuyais les conversations... Tout cela ne parlait que d'une chose : son absence. Et le pire dans tout ça ? Dans quelques minutes, il serait sur un terrain en Allemagne, sous les projecteurs de millions de téléspectateurs, et moi... Moi, je serais devant mon écran, à guetter sa moindre apparition comme n'importe quelle autre fan. --- Je marche d'un bon pas vers la maison, les écouteurs dans les oreilles mais sans musique, trop absorbée par mes pensées. Le téléphone vibre soudain dans ma poche, et je l'attrape avec une hâte qui me surprend moi-même. Notification I*******m : EnzoLacroixOfficiel "Match nul ce soir. Pas glorieux, mais on les aura au match retour à Marseille." Mon cœur fait un bond étrange. Je ralentis le pas, relisant le message plusieurs fois avant de voir qu'il y a une suite. "Je t'ai réservé des places. Pour toi, tes potes et ton père. Pour te remercier de m'avoir supporté à distance." Je m'arrête net au milieu du trottoir, sentant un sourire idiot s'étirer sur mes lèvres. Des places. Pour le match retour. Au Vélodrome !!!! Mes doigts tremblent légèrement en tapant ma réponse : "T'es sûr que t'as pas pris un autre coup sur la tête ? Parce que c'est hyper généreux pour un type qui prétend ne pas être un guignol." Sa réponse arrive avant même que je puisse reprendre ma marche : "Je sais. Faut croire que ton charme opère." Je roule des yeux mais ne peux m'empêcher de sourire. Putain de Enzo ! --- 18h45 - Appartement familial J'entre comme une tornade dans l'appartement, la porte claquant derrière moi. Mon père est affalé dans le canapé à regarder les analyses d'après-match, tandis que ma mère prépare le dîner dans la cuisine. "Papa ! Devine quoi ?!" Il tourne la tête vers moi, un sourcil levé. "Tu as enfin appris à faire la cuisine ?" "Encore mieux !" Je brandis mon téléphone comme un trophée. "J'ai des places pour le match retour contre Munich ! Pour toi, moi et les gars !" Mon père se redresse si brusquement qu'il manque renverser son thé. "QUOI ?! Comment t'as eu ça ? Ces places sont introuvables !" Je détourne légèrement les yeux. "Euh... un pote à Mehdi qui bosse au stade." Ma mère apparaît dans l'encadrement de la cuisine, une cuillère en bois à la main. "Attends un peu. Combien t'as payé pour ça ?" "Euh..." Je sens la chaleur monter à mes joues. "Pas grand-chose. C'était une promo." "Une promo ?" Elle plisse les yeux. "Pour un match de Ligue des Champions ?" Mon père, sentant le danger, intervient rapidement : "Oh, tu sais, chérie, parfois il y a des offres spéciales pour les..." "...les étudiants !" j'enchaîne un peu trop vite. Ma mère nous regarde alternativement, mon père et moi, avant de soupirer profondément. "Je ne veux même pas savoir." Elle retourne dans la cuisine en marmonnant. "Mais si c'est encore un de tes plans foireux, Jean-Claude..." Mon père me fait un clin d'œil discret avant de se lever pour m'enlacer. "Ma championne ! Tu viens de réaliser le rêve de ma vie !" Je m'écarte légèrement, gênée. "C'est rien, papa. Juste... un hasard." Mais alors qu'il retourne à ses analyses de match avec une énergie renouvelée, je reste plantée là, le téléphone serré dans ma main. Pourquoi il a fait ça ? Pourquoi moi ? Et surtout... Pourquoi est-ce que ça me fait autant plaisir ? --- 19h30 - Ma chambre Je m'allonge sur mon lit et relis nos messages. Mon pouce hésite au-dessus de l'écran avant de taper : "Pourquoi tu fais ça ?" La réponse met quelques minutes à arriver. "Parce que ton père mérite de voir un bon match. Et toi aussi." Je souris malgré moi. "C'est tout ?" Les trois petits points apparaissent, disparaissent, puis : "Non. J'aime bien te voir sourire." Je sens mon cœur battre plus vite. Je tourne le téléphone face contre le matelas et me cache le visage dans l'oreiller.Chapitre 14 23h17 La lumière bleutée de mon téléphone éclaire ma chambre d'une lueur fantomatique. Je suis recroquevillée sous la couette, l'appareil collé à mon oreille, à écouter la voix rauque d'Enzo qui me raconte sa journée avec ce mélange de passion et d'épuisement qui me fait toujours sourire. "—...et quand j'ai vu que le coach nous faisait recommencer les sprints pour la troisième fois, j'ai cru que j'allais mourir, litéralement. Mendez a vomi derrière les tribunes, le pauvre." Je mords mon oreiller pour étouffer mon rire. "Quel gentleman. T'as au moins tenu sa tresse pendant qu'il rendait son âme ?" Sa réponse est un grognement moqueur qui me fait frissonner. "T'es sadique, toi. Alors, ce week-end ?" Je ferme les yeux, sentant mon cœur faire un bond périlleux dans ma poitrine. Depuis trois jours, tout semble trop facile entre nous. Ses messages qui arrivent pile quand je pense à lui, ces attentions qui me font rougir comme une ado, cette façon qu'il a de me regarde
Chapitre XIIIJe marche vers la fac avec des pas traînants, chaque mouvement de la robe contre mes jambes me rappelant cruellement à quel point je suis sortie de ma zone de confort. Le tissu trop léger, trop soyeux, me donne l'impression d'être nue sous les regards insistants qui se posent sur moi. Des regards surpris, amusés, parfois admiratifs - mais tous me brûlent comme autant de petits soleils."Putain de robe", je murmure entre mes dents, regrettant amèrement d'avoir cédé à cette folie passagère. Chaque pas vers l'entrée de la fac est un supplice, chaque coup d'œil jeté dans ma direction me fait monter la chaleur à mes tempes.Et puis je les vois.Michael, toujours aussi décontracté, adossé contre le mur. Lucas, encore un peu pâle à cause de sa grippe. Et Mehdi... Mehdi, debout près des marches, les bras croisés, son regard sombre planté droit sur moi."Salut les gars", je lance, m'efforçant à un ton naturel qui sonne faux même à mes oreilles.Michael me répond avec son enthousi
Chapitre XIIMes doigts tremblent légèrement en parcourant une énième fois l'historique de nos messages. Chaque mot d'Enzo semble gravé au fer rouge dans ma mémoire. Je ferme les yeux, sentant la chaleur me monter aux tempes plutôt qu'aux joues - cette réaction physique que je ne peux contrôler et qui me trahit à chaque fois. Comment ai-je pu me laisser prendre à ce jeu ? Lui, l'éternel séducteur, et moi, celle qui se vantait de ne jamais tomber dans ces pièges.J'éteins brutalement l'écran, laissant le téléphone tomber sur le matelas avec un bruit sourd. La nuit est épaisse derrière mes rideaux, mais le sommeil refuse de venir. Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Et si tout ça n'était qu'une distraction pour lui ? Un passe-temps entre deux conquêtes plus faciles ? Je me retourne violemment, enfouissant mon visage dans l'oreiller. ---Le réveil sonne comme une alarme de prison. 7h15, le parc dans vingt minutes. Mon estomac se noue à cette simple pensée.Debout devant mon placard
Chapitre XI17h30 - Falaise des Goudes Le vent fouette mes cheveux tandis que je fixe désespérément l'horizon, refusant de croiser son regard. Mes lèvres picotent encore - un souvenir vivace de ce putain de baiser qui m'a retourné les tripes. Il s'appuie contre le capot de son Audi, trop calme, trop sûr de lui. "Alors ?" Je plisse les yeux. "Alors quoi ?" "Tu fais la muette depuis cinq minutes." Un sourire en coin. "Je commence à me demander si je t'ai embrassée ou assommée." Je lui lance un regard noir. "C'était... bizarre." "Bizarre ?" Il éclate de rire. "Vraiment ?" "Oui. Inapproprié. Gênant. Choisis ton terme." Il se redresse et avance vers moi, lentement, comme on approche un animal sauvage. Je recule d'un pas, butant contre le pare-chocs. "Jordan." Sa voix est douce, trop douce même. "Si c'était si 'bizarre', pourquoi tu as répondu ?" Je rougis jusqu'aux oreilles. "J'ai pas répondu, j'ai... subi." "Ah oui ?" Il place une main de chaque côté de moi, m'empri
Chapitre X 7h30 - Terrain d'entraînementL'odeur du café brûlé et de l'herbe humide me saute au visage en poussant le portail. Je suis en retard - une première - mais le terrain est presque vide. Seulement Mehdi et Michael qui s'échauffent, Lucas absent pour cause de grippe.Mon père m'attendait hier soir dans l'entrée, les yeux brillants :"Alors ma championne ? Comment s'est passé ton dîner ?""Bien." J'avais grimpé l'escalier sans le regarder, sentant le regard pesant de ma mère dans mon dos. Elle n'avait rien dit. Elle savait, elle savait toujours.Michael me lance un regard en coin tout en faisant des passes contre le mur."Alors Jordan ? On a droit aux détails croustillants ?"Je lui envoie un tacle sec pour récupérer le ballon."T'as que ça à foutre ?"Mehdi reste silencieux, concentré sur ses lacets. Je sens la tension rouler en vagues depuis son coin de terrain."Bon sang, respire un coup Mehdi, t'es rouge comme une tomate", ricane Michael.C'est alors que Mehdi lève les
Chapitre IX Ma mère pose deux tasses de café fumant sur la table. La sienne, noire comme la nuit, sans sucre. La mienne, noyée sous trois cuillères de sucre et un nuage de lait. Elle s’assoit en face de moi avec la lenteur calculée d’un juge prêt à rendre son verdict. "Alors." Elle prend une première gorgée brûlante, ne clignant même pas des yeux. "Explique-moi comment on en est arrivés là." Je fais tourner ma tasse entre mes doigts, sentant la chaleur traverser la céramique. "C’est bête, en fait. Je me suis pris un ballon dans la tête au stade, il s’est excusé, on a discuté..." "Et il t’a offert des places pour le match." Je lève les yeux, surprise. "Papa t’a dit ?" "Non." Elle esquisse un sourire. "Mais hier soir, je l’ai surpris en train de danser dans le salon en répétant 'ma fille connaît Enzo Lacroix' comme un mantra." Je cache mon visage dans mes mains. "Oh mon Dieu, c’est gênant..." Ma mère pose sa tasse. "Écoute, ma chérie. Je ne vais pas t’interdire ce dîner