Léna
Le vent nocturne mord ma peau, glisse entre les fibres de mon manteau comme des doigts fantomatiques. Je cours, mes pas résonnant sur les pavés humides, la respiration saccadée. Pas à cause de l’effort. Non.
À cause de lui.
Alexios.
Je maudis son nom en silence, le roule dans mon esprit comme un poison que je voudrais recracher. Mais il est déjà là, infiltré dans mes pensées, imprégné sous ma peau.
Je m’arrête enfin, le dos contre un mur froid, une main plaquée sur ma poitrine. Mon cœur tambourine, encore secoué par ce qui vient de se passer.
Je le revois.
Ses yeux sombres, insondables. Son sourire, à peine esquissé, chargé d’une promesse dangereuse. La façon dont il s’est approché, trop près, beaucoup trop près, et cette sensation…
Je secoue la tête violemment, furieuse contre moi-même. Je n’ai pas fui. Je me suis retirée stratégiquement. C’est différent.
Je me répète ces mots comme un mantra, mais au fond, je sais.
J’ai perdu ce duel.
Pas à la lame, pas au combat.
Mais à son regard.
— Merde.
Je frappe le mur du poing, les jointures douloureuses sous l’impact. Je n’aurais pas dû vaciller. Je n’aurais pas dû le laisser me troubler. C’est un monstre. Un tueur.
Et moi, je suis là pour l’éliminer.
Ma mission n’a pas changé. Il doit mourir.
Alors pourquoi mon corps trahit-il ma volonté ? Pourquoi ai-je encore sur les lèvres la brûlure de sa voix ?
Je ferme les yeux, inspire profondément. Il faut que je me reprenne.
Le QG n’est pas loin. Je dois retrouver les autres, faire mon rapport.
Je reprends ma course, traversant la ville endormie jusqu’à une façade discrète, sans enseigne. Je toque trois fois, code convenu, et la porte s’entrouvre aussitôt.
— Léna ?
La voix de Sienna. Un mélange de soulagement et d’anxiété.
Je franchis le seuil. À l’intérieur, l’atmosphère est tendue. Deux autres silhouettes se tournent vers moi.
Isolde, assise sur le canapé, les bras croisés. Son regard perçant me scrute, cherchant la moindre faille.
Et Cassandre, adossée contre le mur, le visage voilé d’une inquiétude qu’elle tente de masquer.
Elles savent.
Elles voient que quelque chose a changé.
— Alors ? demande Isolde, sa voix tranchante. Tu l’as trouvé ?
Je hoche la tête, retire mon manteau, le jette sur une chaise.
— Oui.
— Et ?
Le silence s’étire. Cassandre se redresse légèrement, capte mon hésitation.
— Il t’a blessée ?
— Non.
Je serre les poings, sentant la pression monter en moi. Je devrais leur dire. Je devrais leur avouer que je n’ai pas pu attaquer. Que j’ai flanché.
Mais je n’y arrive pas.
— C’était… étrange, finis-je par murmurer.
Isolde plisse les yeux.
— Étrange comment ?
Je me détourne, attrape un verre d’eau pour me donner une contenance. Je le porte à mes lèvres, mais le goût me semble fade, inutile.
— Il savait que je viendrais.
— Il t’attendait ? s’étonne Sienna.
J’acquiesce lentement.
— Et il n’a pas essayé de te tuer ?
Un frisson me parcourt. Non. Il ne m’a pas attaquée. Il aurait pu, pourtant. Il aurait pu me briser en un battement de cils.
Mais il ne l’a pas fait.
À la place, il m’a enfermée dans son regard, m’a volé mon souffle.
— Non.
Cassandre échange un regard inquiet avec Sienna. Isolde, elle, reste impassible. Mais je la connais. Elle analyse, décortique, cherche la faille dans mes mots.
— Tu es troublée, assène-t-elle.
Je me raidis.
— Non.
— Si.
Elle se lève, s’approche de moi avec cette lenteur calculée qui me rappelle qu’elle a toujours été la plus lucide d’entre nous.
— Il a fait quelque chose, pas vrai ?
Mon cœur se serre.
Il n’a rien fait.
C’est justement ça, le problème.
C’est moi qui ai faibli.
— Ce n’est rien, dis-je sèchement.
Mensonge.
Mais Isolde n’insiste pas. Pas maintenant. Elle sait que je reviendrai d’ici peu, incapable de garder ça pour moi.
Elle se contente d’un simple :
— Repose-toi. Demain, on décide de la suite.
Je hoche la t
ête et quitte la pièce.
Mais cette nuit, le sommeil ne viendra pas.
Parce que dans l’obscurité, une paire d’yeux me hante encore.
LénaLa nuit est tombée depuis longtemps.Mais dans la maison, la lumière reste allumée.Il ne fait pas particulièrement froid, mais une couverture est posée sur le canapé. Le feu crépite doucement dans la cheminée, dégageant une chaleur douce et rassurante. Le tic-tac régulier de l’horloge rythme le silence.Kaël lit, allongé sur le canapé, les jambes croisées, les cheveux en bataille, concentré. Ses sourcils sont froncés, sa main joue distraitement avec la couverture. Il ne me voit pas, plongé dans son roman. Le monde pourrait s’effondrer qu’il ne lèverait pas les yeux.Alexio est à la table, penché sur son ordinateur. Il porte ses lunettes, celles qu’il ne met qu’à la maison, celles qui glissent toujours un peu sur son nez et qu’il refuse de changer. Une tasse de thé fume doucement à côté de lui. Il tape, s’arrête, relit. Son regard est plus serein qu’avant. Moins hanté.Et moi… je les observe.Pas comme une étrangère. Pas comme une rêveuse.Comme une femme qui sait ce qu’elle a tr
LénaIl y a un goût de lumière dans la brume du matin.Comme une promesse trop fragile.Une clarté timide, qui hésite encore à se poser sur nos peaux marquées.Mais il y a aussi cette tension, fine, presque imperceptible.Comme une corde trop tendue, prête à se rompre au moindre faux pas.Le retour est silencieux.Pas hostile. Pas triste. Mais suspendu.Le chemin jusqu’à la maison est ponctué du bruit mou de nos pas sur la terre sèche, craquelée, mêlée de feuilles mortes.Nos corps sont encore lourds de fatigue, de plaisir, de ce trop-plein d’intensité qu’aucun mot ne saurait décrire.Et pourtant, déjà, je sens l’inévitable se frayer un chemin.Le quotidien.Ses habitudes, ses horaires, ses attentes.La normalité comme une pluie tiède après la tempête.Et avec lui, cette peur.Qu’il broie ce qu’on vient de créer.Qu’il efface, sans pitié, les traces brûlantes de la forêt.Dans la cuisine, Kaël prépare du café.Ses gestes sont lents, précis. Il mesure, il verse, il attend.Alexio fouil
LénaLe sentier est glissant sous mes pieds mouillés. Kaël tient ma main.Alexio marche derrière moi, sa paume dans le creux de mon dos, ancrée, chaude, rassurante.Nous ne disons rien. Pas encore. Pas tout de suite.Il y a ce silence qui n’est pas vide, mais plein de tout ce que nous venons de vivre.Mon corps flotte encore, engourdi d’eux.Gorgé de leurs caresses, de leur souffle contre ma peau, de leur tendresse comme un feu qui ne consume pas, mais éclaire.Ils m’ont prise, oui. Ensemble.Mais sans jamais me déposséder.Je ne suis pas un terrain conquis.Je suis un territoire qu’ils apprennent à aimer, à comprendre, à explorer avec soin et respect.Et dans leurs gestes, dans leurs murmures, il n’y avait ni avidité, ni prise, seulement une offrande réciproque.Lorsque nous atteignons la clairière, les premiers oiseaux chantent.Tout est encore humide, lavé de la nuit.Les feuilles gouttent doucement, comme des larmes légères, et l’air sent la terre, la sève, la promesse.Je m’arrêt
LénaLe soleil grimpe lentement, mais son feu n’a rien à voir avec celui qui coule en moi.Chaque pas que je fais entre eux est un vertige.Leur peau frôle la mienne, leurs mains se croisent dans mon dos, sur mes hanches, sur mes épaules.Il n’y a pas de mot. Il n’y en a plus besoin.Le silence est devenu langage, le souffle est promesse.Leurs regards me suivent comme une caresse. Alexio, d’un brun tempétueux. Kaël, d’un or calme et profond.Deux flammes contraires, et je suis l’étincelle au centre.Ils s’approchent comme on s’approche d’un secret, d’une offrande, d’un serment ancien.J’ai la gorge nouée d’envie. D’attente.D’amour.Nous atteignons un petit recoin caché, là où la rivière s’élargit en une vasque claire, cerclée de rochers tièdes.Les arbres penchent leurs branches au-dessus de nous, comme s’ils voulaient nous protéger, ou simplement nous voir.Le vent est léger. L’ombre danse sur nos peaux.Alexio me pousse doucement, sans brusquerie, mais avec cette tension sous-jace
LénaQuand j’ouvre les yeux, la première chose que je sens, c’est la chaleur.Pas celle du soleil il dort encore derrière les collines, enveloppé dans sa couverture de brume mais celle de deux corps qui m’entourent.Alexio dans mon dos. Kaël face à moi.Deux présences. Deux rythmes. Deux cœurs battants.Et moi, au centre, comme l’épicentre d’un monde qui ne s’effondre plus.Je ne bouge pas tout de suite.Je savoure.Le silence est encore là, mais il n’est plus un refuge. Il est un écrin.Tout est calme, doux, suspendu.Une parenthèse après la guerre, une île après le naufrage.Je ferme les yeux à nouveau, un instant.Juste pour sentir.Le souffle d’Alexio sur ma nuque, lent, régulier, comme une berceuse ancienne.Ses bras m’enserrent comme une promesse faite dans une langue oubliée.Et Kaël, tout près, les paupières encore closes, tient toujours ma main dans la sienne.Il ne l’a pas lâchée. Pas une seconde. Même dans le sommeil, il s’accroche à moi comme à une vérité.Sa peau est chau
LénaLa journée a passé comme un souffle tiède, une respiration lente après une apnée interminable.Kaël s’est levé. Pas vite. Pas sans douleur. Mais il s’est levé.Et dans ce geste simple, il y avait un monde entier qui renaissait.Alexio l’a soutenu sans un mot. Moi, je l’ai regardé comme on regarde un miracle qu’on n’ose pas toucher.Nous avons marché un peu. Trois ombres entre les arbres calcinés, la terre encore tiède de magie, de guerre, de peur.Mais la Brèche est refermée. Le ciel ne saigne plus.Le monde panse ses plaies, et dans ce silence nouveau, on entend à nouveau la vie. Un oiseau. Une brise. Une rivière qui coule quelque part.Des choses simples. Des choses qu’on croyait perdues.Nous n’avons presque rien dit.Le silence n’était plus pesant. Il était doux. Comme un murmure ancien que seuls les cœurs battants savent entendre.La nuit est tombée lentement, sans brutalité, comme une couverture sur nos épaules fatiguées.Nous avons installé les couvertures côte à côte, sur