INICIAR SESIÓNLina Morel avait appris à compter avant même de comprendre ce que signifiait manquer.
Compter les pièces. Compter les jours. Compter les heures debout. Sa vie était une succession de calculs minuscules, invisibles pour ceux qui n’avaient jamais eu à choisir entre réparer une chaudière ou remplir un frigo. Elle se levait tôt. Trop tôt. Pas par discipline, mais par nécessité. Le sommeil n’était jamais profond, toujours interrompu par une inquiétude persistante, logée quelque part entre la poitrine et le ventre. Son studio faisait à peine vingt mètres carrés. Une seule fenêtre donnant sur une cour intérieure humide. Les murs étaient trop fins, l’air trop froid l’hiver, trop lourd l’été. Rien n’y était vraiment à elle, à part quelques livres écornés et une plante qu’elle oubliait parfois d’arroser. Elle n’appelait pas ça “vivre”. C’était survivre avec dignité. Le café où elle travaillait n’avait rien de pittoresque. Pas de clientèle bohème, pas d’âme littéraire. Juste des habitués fatigués, des travailleurs pressés, des solitudes qui s’ignoraient autour de tasses bon marché. Lina y passait la majeure partie de ses journées. Debout. Toujours. Son patron disait souvent qu’elle avait “de l’énergie”. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’elle ne se plaignait pas. Elle encaissait. Les horaires changeants. Les remarques déplacées. Les clients qui s’imaginaient qu’un sourire leur donnait des droits. Elle répondait peu. Elle observait beaucoup. Elle avait compris très tôt que montrer ses failles revenait à offrir des armes. Lina ne croyait plus vraiment à l’amour. Pas parce qu’elle était cynique. Parce qu’elle avait vu ce que l’amour coûtait quand on n’avait rien. Sa mère avait aimé trop fort. Trop mal. Trop longtemps. Un homme instable, incapable de rester, incapable d’aider. Lina avait grandi dans l’attente de promesses jamais tenues, dans la peur de fins de mois impossibles. Elle avait juré de ne jamais dépendre de personne. Surtout pas d’un homme. Les relations passaient dans sa vie comme des saisons brèves. Elle choisissait des hommes simples, parfois gentils, souvent décevants. Elle se donnait sans illusion, sans projection. Le désir, oui. L’espoir, non. Ce soir-là, pourtant, la fatigue pesait plus lourd que d’habitude. Elle avait travaillé sans pause. Les commandes s’enchaînaient, les gestes devenaient mécaniques. Ses poignets la lançaient, ses mollets brûlaient. Elle sentait la colère monter — cette colère muette qu’elle refoulait constamment pour ne pas exploser. Elle pensa au courrier resté fermé sur la table de son studio. À la facture qu’elle repoussait depuis une semaine. À ce futur qui semblait toujours hors de portée. Elle essuya le comptoir avec plus de force que nécessaire. Tenir. Juste tenir. Quand la porte du café s’ouvrit, Lina ne leva pas les yeux. — Bonsoir. Elle attrapa une tasse, déjà prête à encaisser une nouvelle commande. Puis elle entendit sa voix. Elle ne sut pas immédiatement ce qui la dérangeait le plus. Le calme. Ou l’assurance. Elle leva la tête. L’homme était grand. Élégant sans être ostentatoire. Trempé par la pluie, mais parfaitement droit. Il dégageait quelque chose d’étrange — une présence contenue, presque dangereuse. Il ne regardait pas autour de lui comme les autres. Il observait. Lina sentit une tension la traverser. Un réflexe ancien. Cet homme n’appartenait pas à son monde. — Un café. Noir. Elle hocha la tête. Pas de sourire. Pas de commentaire. Elle se retourna vers la machine, consciente de son regard dans son dos. Cela l’agaça. L’accident arriva vite. Trop vite. Un client frôla son bras. Le plateau bascula. La tasse se renversa. Le liquide brûlant éclaboussa le costume sombre de l’homme. — Merde… Le mot lui échappa. — Je suis désolée ! dit-elle aussitôt, le cœur affolé. Elle vit déjà le scénario se dessiner. Les reproches. Le regard méprisant. La scène humiliante. Elle attrapa des serviettes, tenta d’éponger la tache. C’est à ce moment-là qu’il posa la main sur son poignet. Pas brutalement. Pas possessivement. Juste assez pour l’arrêter. Le contact fut électrique. — Ce n’est rien, dit-il. Elle leva les yeux, surprise. Il ne criait pas. Il ne la regardait pas de haut. Il la regardait vraiment. — Je peux vous rembourser, murmura-t-elle, mal à l’aise. — Non. Sa voix était ferme, presque douce. — C’est juste un costume. La phrase la heurta de plein fouet. Juste un costume. Elle retira sa main, vexée sans comprendre pourquoi. — Je vous refais un café. Lorsqu’elle revint, la tension n’avait pas disparu. Il était assis près de la fenêtre, la regardant approcher comme si le reste du monde n’existait plus. Leurs doigts se frôlèrent lorsqu’elle posa la tasse. Cette fois, elle ne fit pas semblant de ne rien sentir. — Merci. Elle hocha la tête, recula. Mais elle sentait son regard la suivre. Ils parlèrent peu. Quelques phrases. Des questions simples. Rien d’intrusif. Et pourtant, Lina avait la sensation étrange de se dévoiler malgré elle. — Vous travaillez ici depuis longtemps ? — Assez. — Vous aimez ? Elle eut un rire bref. — On n’aime pas toujours ce qu’on fait quand on doit payer un loyer. Il sourit. Un sourire discret, sincère. Ça l’énerva presque autant que ça la troubla. Quand il se leva pour partir, Lina sentit quelque chose se refermer en elle. Un réflexe. Une protection. Elle se dit qu’il ne reviendrait pas. Qu’il faisait partie de ces gens qui traversent les vies sans s’y arrêter. Pourtant, avant de franchir la porte, il se retourna. — Je m’appelle Adrien. Elle hésita une seconde. — Lina. Deux prénoms. Rien de plus. Et pourtant, quand la porte se referma derrière lui, Lina resta immobile quelques secondes. Elle s’attendait à ressentir du soulagement. Elle ne ressentit qu’un manque inattendu. Elle rangea les dernières tasses, le geste moins sûr. Son esprit revenait sans cesse à son regard, à sa voix calme, à la façon dont il semblait voir au-delà de ce qu’elle montrait.Lina avait cru, pendant quelques jours, que le plus difficile était derrière elle.Il y avait eu à ce moment précis, presque insignifiant en apparence, où elle avait cliqué sur valider pour s’inscrire à la formation. Son cœur avait battu plus fort, ses mains avaient légèrement tremblé, mais elle avait souri. Un sourire discret, pour elle seule. Celui qu’on esquisse quand on sait qu’on vient de poser un acte important.Elle n’avait pas reculé.Ce souvenir continuait de lui donner du courage.Pourtant, très vite, la réalité s’était chargée de lui rappeler que le courage ne payait pas les factures.Les premiers jours sans travail avaient un goût étrange. Un mélange de liberté et d’angoisse. Le temps semblait plus large, mais aussi plus lourd à porter. Chaque matin, elle se réveillait sans alarme, ce qui aurait dû être un soulagement. Ça ne l’était pas toujours. Elle restait souvent quelques minutes allongée, les yeux ouverts, à écouter le bruit lointain de la ville.Elle comptait.Pas le
Quand Adrien quitta le café, la pluie s’était intensifiée.Il resta un instant sous l’auvent, sans bouger, comme s’il attendait quelque chose — ou quelqu’un. Il n’était pas homme à hésiter ainsi. D’ordinaire, ses décisions étaient immédiates, nettes. Mais là, quelque chose résistait.Il pensa à Lina.À sa manière de se tenir droite malgré la fatigue.À la façon dont elle l’avait regardé — sans admiration, sans soumission.À cette tension permanente dans son corps, comme si elle était toujours prête à se défendre.Il aurait pu partir.Rentrer chez lui.Oublier.Mais il resta.À l’intérieur, Lina rangeait mécaniquement les tasses, consciente de chaque seconde qui passait. Elle savait qu’il était parti. Elle aurait dû se sentir soulagée.Elle ne l’était pas.Quand elle leva les yeux et l’aperçut encore là, son cœur se contracta.— Vous avez oublié quelque chose ? demanda-t-elle en s’approchant.Adrien tourna légèrement la tête.— Non.Il hésita, puis ajouta :— Vous finissez à quelle heu
Lina Morel avait appris à compter avant même de comprendre ce que signifiait manquer.Compter les pièces.Compter les jours.Compter les heures debout.Sa vie était une succession de calculs minuscules, invisibles pour ceux qui n’avaient jamais eu à choisir entre réparer une chaudière ou remplir un frigo.Elle se levait tôt. Trop tôt. Pas par discipline, mais par nécessité. Le sommeil n’était jamais profond, toujours interrompu par une inquiétude persistante, logée quelque part entre la poitrine et le ventre.Son studio faisait à peine vingt mètres carrés. Une seule fenêtre donnant sur une cour intérieure humide. Les murs étaient trop fins, l’air trop froid l’hiver, trop lourd l’été. Rien n’y était vraiment à elle, à part quelques livres écornés et une plante qu’elle oubliait parfois d’arroser.Elle n’appelait pas ça “vivre”.C’était survivre avec dignité.Le café où elle travaillait n’avait rien de pittoresque. Pas de clientèle bohème, pas d’âme littéraire. Juste des habitués fatigué
Adrien Valmont avait appris très jeune à ne rien devoir à personne.Ni excuses.Ni reconnaissance.Ni explications.Il se souvenait encore de cette sensation précise — celle d’avoir compris, avant les autres, que le monde ne fonctionnait pas à l’équité mais à la force. Pas la force brute. La force froide. Celle qui consiste à observer, à anticiper, à frapper au bon moment sans trembler.Il venait de là.D’un endroit où l’on ne s’attend pas à réussir.D’un milieu où l’argent n’était pas un outil mais une obsession lointaine, presque mythologique.Il avait grandi avec l’idée que certains vivaient dans un autre monde — inaccessible, protégé, fermé — et qu’il n’y entrerait jamais à moins de le forcer.Alors il avait forcé.À vingt ans, il dormait peu. À trente, il ne dormait presque plus. Les nuits n’étaient qu’un prolongement stratégique des journées. Pendant que les autres ralentissaient, lui calculait. Pendant que les autres espéraient, lui décidait.Il n’avait jamais cru aux raccourci
Adrien avait appris très jeune à compartimenter.Sa vie n’était qu’une succession de pièces fermées à clé. Certaines luxueuses, d’autres sombres, mais aucune ne communiquait vraiment avec les autres. C’était ainsi qu’il avait survécu. C’était ainsi qu’il avait gagné.Les journées s’enchaînaient à un rythme implacable. Conseils d’administration. Appels cryptés. Déjeuners où l’on parlait chiffres et domination comme d’autres parlent météo. Norvex n’était plus une simple acquisition : c’était un combat stratégique, une guerre d’ego où le moindre faux pas pouvait coûter des millions — ou bien plus.Adrien y excellait.À l’extérieur, il était impeccable. Calme. Tranchant. Indéchiffrable.À l’intérieur, quelque chose se fissurait.Lina apparaissait dans ses pensées sans prévenir. Pas comme une distraction agréable, mais comme une présence insistante. Il la revoyait derrière son comptoir, concentrée, fatiguée, terriblement réelle. Il se souvenait de la chaleur de sa peau, de sa manière de le
À peine venait-il de reprendre place derrière le volant que son téléphone vibra. Une fois. Puis une seconde. Il jeta un regard à l’écran. Un numéro qu’il ne voyait jamais s’afficher à cette heure-là. Il sentit immédiatement la tension changer de nature. Il décrocha. — Valmont. La voix à l’autre bout du fil était basse, tendue, débarrassée de toute politesse. — On a un problème. Adrien ferma brièvement les yeux. — Quel genre de problème ? Un silence. Puis : — Norvex. Son corps se crispa instantanément. — Parlez. — Une fuite. Les documents ont commencé à circuler. Pas encore publics, mais ça ne tiendra pas longtemps. Adrien passa une main sur son visage. — Qui est au courant ? — Trop de monde. Il raccrocha sans ajouter un mot. Pendant quelques secondes, il resta immobile, le regard fixé sur l’immeuble où Lina venait de disparaître. Le monde venait de le rattraper. Dans l’ascenseur, Lina sentit son téléphone vibrer dans son sac. Elle hésita avant de le sortir. U







