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L'OR ET LA CENDRE
L'OR ET LA CENDRE
Author: Melly

Chapitre 1 — Quand le monde se fissure

Author: Melly
last update Last Updated: 2025-12-14 09:51:59

Adrien Valmont avait appris très jeune à ne rien devoir à personne.

Ni excuses.

Ni reconnaissance.

Ni explications.

Il se souvenait encore de cette sensation précise — celle d’avoir compris, avant les autres, que le monde ne fonctionnait pas à l’équité mais à la force. Pas la force brute. La force froide. Celle qui consiste à observer, à anticiper, à frapper au bon moment sans trembler.

Il venait de là.

D’un endroit où l’on ne s’attend pas à réussir.

D’un milieu où l’argent n’était pas un outil mais une obsession lointaine, presque mythologique.

Il avait grandi avec l’idée que certains vivaient dans un autre monde — inaccessible, protégé, fermé — et qu’il n’y entrerait jamais à moins de le forcer.

Alors il avait forcé.

À vingt ans, il dormait peu. À trente, il ne dormait presque plus. Les nuits n’étaient qu’un prolongement stratégique des journées. Pendant que les autres ralentissaient, lui calculait. Pendant que les autres espéraient, lui décidait.

Il n’avait jamais cru aux raccourcis.

Seulement à l’endurance.

À trente-huit ans, Adrien Valmont était à la tête d’un groupe financier dont le nom circulait à voix basse dans les conseils d’administration européens. Il possédait des parts dans des entreprises qu’il n’avait jamais visitées, influençait des décisions politiques qu’il ne commentait jamais, et contrôlait suffisamment de flux pour ne plus avoir à justifier quoi que ce soit.

Il était arrivé au sommet sans bruit.

Sans scandale.

Sans excès visibles.

Sans éclats inutiles.

C’était ce qui le rendait dangereux.

Son bureau occupait le cinquante-septième étage d’une tour de verre. Une baie vitrée entière offrait une vue plongeante sur Paris, comme si la ville avait été disposée là pour son usage personnel.

À cette hauteur, tout semblait abstrait.

Les embouteillages devenaient des lignes immobiles.

Les passants, des points anonymes.

Les problèmes, des variables.

Adrien aimait cette distance. Elle lui permettait de respirer.

Le bureau était à son image : épuré, précis, presque clinique. Bois sombre, métal brossé, cuir italien. Aucun objet superflu. Pas de photos. Pas de souvenirs. Pas de visages.

Il n’exposait rien qui puisse être utilisé contre lui.

Il se tenait debout, immobile, les mains croisées dans le dos, observant la ville sans vraiment la voir.

Il ressentait ce malaise familier.

Ce vide diffus, impossible à nommer, qui s’installait parfois lorsque tout allait trop bien.

Adrien n’avait jamais été malheureux.

Mais il n’était pas heureux non plus.

Il connaissait le plaisir. Le sexe. Le confort. Le pouvoir.

Pas la paix.

Les femmes passaient dans sa vie avec une facilité déconcertante. Elles étaient belles, intelligentes, ambitieuses ou décoratives — parfois les deux. Elles savaient ce qu’il représentait. Elles savaient ce qu’il pouvait offrir. Et elles acceptaient, tacitement, les règles du jeu.

Adrien ne mentait jamais.

Il n’avait pas le temps pour ça.

Il était clair. Présent. Généreux. Mais distant.

Il ne promettait rien qu’il ne voulait pas tenir.

Le désir était mécanique. Efficace. Sans surprise.

Les corps s’emmêlaient, les nuits passaient, puis chacun reprenait sa trajectoire.

Il ne s’attachait pas.

Ou plutôt — il avait appris à ne pas le faire.

— Monsieur Valmont ?

La voix de son assistante le tira de ses pensées.

Elle se tenait près de la porte, droite, professionnelle, tablette contre elle. Elle ne faisait jamais un pas de trop. Adrien inspirait ce respect presque instinctif, cette prudence silencieuse.

— Les investisseurs de Singapour attendent votre validation. Et la presse insiste pour une déclaration concernant Norvex.

Norvex.

Encore une acquisition.

Encore une victoire.

Il hocha lentement la tête.

— Demain, dit-il simplement.

Elle nota. Puis hésita.

— Tout va bien ?

La question était presque incongrue. Mais elle avait osé.

Adrien tourna légèrement la tête. Pas assez pour la regarder vraiment.

— Oui.

C’était toujours la même réponse.

Quand elle quitta la pièce, le silence revint. Dense. Total.

Adrien se passa une main sur le visage.

Il était fatigué.

Pas physiquement.

Autrement.

Une fatigue sourde, celle qui ne disparaît pas avec le repos.

Il enfila son manteau sans appeler de chauffeur.

Descendre à pied était un luxe qu’il s’autorisait rarement. Marcher, se mêler aux autres, sentir le froid — c’était une manière de se rappeler qu’il existait encore en dehors des chiffres.

La pluie avait commencé à tomber lorsqu’il sortit de l’immeuble. Fine, persistante, presque intime. Elle assombrissait les trottoirs, collait aux vêtements, brouillait les reflets.

Adrien marcha sans direction précise.

Il aimait ces moments où personne ne le reconnaissait. Où il n’était qu’un homme parmi d’autres. Où son nom n’avait aucun poids.

Les rues s’enchaînaient. Les pensées aussi.

Il se demanda, sans vraiment le vouloir, à quel moment il avait cessé d’attendre quelque chose de la vie. À quel moment il avait remplacé le désir par la stratégie.

Il ne trouva pas de réponse.

Il sentit seulement cette impression étrange — comme si quelque chose, quelque part, était sur le point de céder.

Quand il aperçut la lumière du café, il hésita.

L’endroit était minuscule. Ordinaire. Sans charme particulier. Coincé entre une laverie et une boutique impersonnelle.

Tout ce qu’il évitait habituellement.

Et pourtant, il poussa la porte.

À cet instant précis, Adrien Valmont ne le savait pas encore, mais sa vie venait de se déplacer de quelques centimètres.

Et parfois, c’est tout ce qu’il faut pour provoquer un effondrement.

Lina Morel avait appris à compter avant même de comprendre ce que signifiait manquer.

Compter les pièces.

Compter les jours.

Compter les heures debout.

Sa vie était une succession de calculs minuscules, invisibles pour ceux qui n’avaient jamais eu à choisir entre réparer une chaudière ou remplir un frigo.

Elle se levait tôt. Trop tôt. Pas par discipline, mais par nécessité. Le sommeil n’était jamais profond, toujours interrompu par une inquiétude persistante, logée quelque part entre la poitrine et le ventre.

Son studio faisait à peine vingt mètres carrés. Une seule fenêtre donnant sur une cour intérieure humide. Les murs étaient trop fins, l’air trop froid l’hiver, trop lourd l’été. Rien n’y était vraiment à elle, à part quelques livres écornés et une plante qu’elle oubliait parfois d’arroser.

Elle n’appelait pas ça “vivre”.

C’était survivre avec dignité.

Le café où elle travaillait n’avait rien de pittoresque. Pas de clientèle bohème, pas d’âme littéraire. Juste des habitués fatigués, des travailleurs pressés, des solitudes qui s’ignoraient autour de tasses bon marché.

Lina y passait la majeure partie de ses journées.

Debout. Toujours.

Son patron disait souvent qu’elle avait “de l’énergie”.

Ce qu’il voulait dire, c’est qu’elle ne se plaignait pas.

Elle encaissait.

Les horaires changeants.

Les remarques déplacées.

Les clients qui s’imaginaient qu’un sourire leur donnait des droits.

Elle répondait peu. Elle observait beaucoup.

Elle avait compris très tôt que montrer ses failles revenait à offrir des armes.

Lina ne croyait plus vraiment à l’amour.

Pas parce qu’elle était cynique.

Parce qu’elle avait vu ce que l’amour coûtait quand on n’avait rien.

Sa mère avait aimé trop fort. Trop mal. Trop longtemps. Un homme instable, incapable de rester, incapable d’aider. Lina avait grandi dans l’attente de promesses jamais tenues, dans la peur de fins de mois impossibles.

Elle avait juré de ne jamais dépendre de personne.

Surtout pas d’un homme.

Les relations passaient dans sa vie comme des saisons brèves. Elle choisissait des hommes simples, parfois gentils, souvent décevants. Elle se donnait sans illusion, sans projection.

Le désir, oui.

L’espoir, non.

Ce soir-là, pourtant, la fatigue pesait plus lourd que d’habitude.

Elle avait travaillé sans pause. Les commandes s’enchaînaient, les gestes devenaient mécaniques. Ses poignets la lançaient, ses mollets brûlaient. Elle sentait la colère monter — cette colère muette qu’elle refoulait constamment pour ne pas exploser.

Elle pensa au courrier resté fermé sur la table de son studio.

À la facture qu’elle repoussait depuis une semaine.

À ce futur qui semblait toujours hors de portée.

Elle essuya le comptoir avec plus de force que nécessaire.

Tenir. Juste tenir.

Quand la porte du café s’ouvrit, Lina ne leva pas les yeux.

— Bonsoir.

Elle attrapa une tasse, déjà prête à encaisser une nouvelle commande.

Puis elle entendit sa voix.

Elle ne sut pas immédiatement ce qui la dérangeait le plus.

Le calme.

Ou l’assurance.

Elle leva la tête.

L’homme était grand. Élégant sans être ostentatoire. Trempé par la pluie, mais parfaitement droit. Il dégageait quelque chose d’étrange — une présence contenue, presque dangereuse.

Il ne regardait pas autour de lui comme les autres.

Il observait.

Lina sentit une tension la traverser. Un réflexe ancien.

Cet homme n’appartenait pas à son monde.

— Un café. Noir.

Elle hocha la tête. Pas de sourire. Pas de commentaire.

Elle se retourna vers la machine, consciente de son regard dans son dos.

Cela l’agaça.

L’accident arriva vite. Trop vite.

Un client frôla son bras. Le plateau bascula. La tasse se renversa.

Le liquide brûlant éclaboussa le costume sombre de l’homme.

— Merde…

Le mot lui échappa.

— Je suis désolée ! dit-elle aussitôt, le cœur affolé.

Elle vit déjà le scénario se dessiner. Les reproches. Le regard méprisant. La scène humiliante.

Elle attrapa des serviettes, tenta d’éponger la tache.

C’est à ce moment-là qu’il posa la main sur son poignet.

Pas brutalement.

Pas possessivement.

Juste assez pour l’arrêter.

Le contact fut électrique.

— Ce n’est rien, dit-il.

Elle leva les yeux, surprise.

Il ne criait pas.

Il ne la regardait pas de haut.

Il la regardait vraiment.

— Je peux vous rembourser, murmura-t-elle, mal à l’aise.

— Non.

Sa voix était ferme, presque douce.

— C’est juste un costume.

La phrase la heurta de plein fouet.

Juste un costume.

Elle retira sa main, vexée sans comprendre pourquoi.

— Je vous refais un café.

Lorsqu’elle revint, la tension n’avait pas disparu.

Il était assis près de la fenêtre, la regardant approcher comme si le reste du monde n’existait plus.

Leurs doigts se frôlèrent lorsqu’elle posa la tasse.

Cette fois, elle ne fit pas semblant de ne rien sentir.

— Merci.

Elle hocha la tête, recula.

Mais elle sentait son regard la suivre.

Ils parlèrent peu.

Quelques phrases. Des questions simples. Rien d’intrusif.

Et pourtant, Lina avait la sensation étrange de se dévoiler malgré elle.

— Vous travaillez ici depuis longtemps ?

— Assez.

— Vous aimez ?

Elle eut un rire bref.

— On n’aime pas toujours ce qu’on fait quand on doit payer un loyer.

Il sourit.

Un sourire discret, sincère.

Ça l’énerva presque autant que ça la troubla.

Quand il se leva pour partir, Lina sentit quelque chose se refermer en elle.

Un réflexe.

Une protection.

Elle se dit qu’il ne reviendrait pas. Qu’il faisait partie de ces gens qui traversent les vies sans s’y arrêter.

Pourtant, avant de franchir la porte, il se retourna.

— Je m’appelle Adrien.

Elle hésita une seconde.

— Lina.

Deux prénoms.

Rien de plus.

Et pourtant, quand la porte se referma derrière lui, Lina resta immobile quelques secondes.

Elle s’attendait à ressentir du soulagement.

Elle ne ressentit qu’un manque inattendu.

Elle rangea les dernières tasses, le geste moins sûr. Son esprit revenait sans cesse à son regard, à sa voix calme, à la façon dont il semblait voir au-delà de ce qu’elle montrait.

Quand Adrien quitta le café, la pluie s’était intensifiée.

Il resta un instant sous l’auvent, sans bouger, comme s’il attendait quelque chose — ou quelqu’un. Il n’était pas homme à hésiter ainsi. D’ordinaire, ses décisions étaient immédiates, nettes. Mais là, quelque chose résistait.

Il pensa à Lina.

À sa manière de se tenir droite malgré la fatigue.

À la façon dont elle l’avait regardé — sans admiration, sans soumission.

À cette tension permanente dans son corps, comme si elle était toujours prête à se défendre.

Il aurait pu partir.

Rentrer chez lui.

Oublier.

Mais il resta.

À l’intérieur, Lina rangeait mécaniquement les tasses, consciente de chaque seconde qui passait. Elle savait qu’il était parti. Elle aurait dû se sentir soulagée.

Elle ne l’était pas.

Quand elle leva les yeux et l’aperçut encore là, son cœur se contracta.

— Vous avez oublié quelque chose ? demanda-t-elle en s’approchant.

Adrien tourna légèrement la tête.

— Non.

Il hésita, puis ajouta :

— Vous finissez à quelle heure ?

La question la surprit.

— Dans dix minutes.

Il hocha la tête.

— Je peux attendre.

Elle aurait dû refuser.

Dire non.

Poser une limite.

Mais quelque chose en elle — une fatigue ancienne, une curiosité dangereuse — l’en empêcha.

— Comme vous voulez.

Ils sortirent ensemble.

La nuit était froide, humide, presque intime. Paris brillait d’un éclat sale, reflet des lampadaires sur l’asphalte détrempé. Lina remonta le col de son manteau usé. Adrien marcha à côté d’elle, sans chercher à réduire la distance, mais sans la laisser s’éloigner.

— Vous n’êtes pas d’ici, dit-elle finalement.

— Pourquoi ?

— Vous marchez comme quelqu’un qui n’a pas peur de se perdre.

Il esquissa un sourire.

— Je me perds rarement.

— Ça se voit.

Elle s’arrêta sous un lampadaire.

— Alors, pourquoi ce café ?

Il la regarda longuement.

— Parce que je n’avais pas envie d’être là où je suis censé être.

Cette réponse la déstabilisa.

Ils reprirent leur marche.

Ils parlèrent peu. Mais chaque silence était chargé.

Adrien lui posa des questions simples. Lina répondit sans détour. Elle ne cherchait pas à se rendre intéressante. Elle était juste elle-même — et cela semblait suffire.

— Vous faites quoi dans la vie ? demanda-t-elle finalement.

Il sentit la question arriver comme un test.

— Je dirige des entreprises.

— Lesquelles ?

— Assez pour que ça n’ait pas beaucoup de sens de les citer.

Elle fronça légèrement les sourcils.

— Donc vous êtes riche.

Il ne répondit pas immédiatement.

— Oui.

Elle hocha la tête, sans commentaire. Pas d’admiration. Pas de jugement. Juste un constat.

— Et vous ? demanda-t-il.

— Je sers du café.

— Ce n’est pas ce que vous êtes.

Elle s’arrêta de nouveau.

— C’est pourtant ce que le monde voit.

Il n’insista pas.

Mais quelque chose se déplaça entre eux.

Ils arrivèrent devant l’immeuble de Lina.

Un bâtiment banal. Façade fatiguée. Rien de remarquable.

Elle s’arrêta net.

— C’est ici.

Adrien la regarda, puis leva les yeux vers les fenêtres sombres.

— Vous vivez là ?

— Oui.

Elle croisa les bras, comme pour se protéger.

Un silence s’installa.

Trop long.

Trop chargé.

Il s’approcha légèrement. Pas assez pour la toucher. Assez pour qu’elle le sente.

— Vous êtes toujours aussi méfiante ? demanda-t-il doucement.

— Seulement avec les hommes qui n’ont rien à perdre.

Elle leva les yeux vers lui.

Ils étaient très proches maintenant.

Elle sentait son odeur.

La chaleur de son corps.

La retenue dans ses gestes.

— Et vous ? dit-elle. Vous êtes toujours aussi sûr de vous ?

— Seulement quand je ne veux pas admettre que quelque chose m’échappe.

Leurs regards se verrouillèrent.

Le temps sembla se suspendre.

Adrien leva la main, hésita — puis la laissa retomber.

— Bonne nuit, Lina.

Elle cligna des yeux, surprise.

— Bonne nuit.

Il recula d’un pas. Puis d’un autre.

Elle le regarda s’éloigner, le cœur battant trop vite, la peau encore vibrante de ce qui n’avait pas eu lieu.

Cette nuit-là, Adrien dormit peu.

Il repensa à cette distance qu’il avait choisie.

À ce geste qu’il n’avait pas fait.

Il comprit que le désir qu’il ressentait n’était pas anodin.

Et que s’il revenait — car il savait déjà qu’il reviendrait —

il ne pourrait plus faire semblant de maîtriser quoi que ce soit.

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