LOGINQuand Adrien quitta le café, la pluie s’était intensifiée.
Il resta un instant sous l’auvent, sans bouger, comme s’il attendait quelque chose ou quelqu’un. Il n’était pas homme à hésiter ainsi. D’ordinaire, ses décisions étaient immédiates, nettes. Mais là, quelque chose résistait. Il pensa à Lina. À sa manière de se tenir droite malgré la fatigue. À la façon dont elle l’avait regardé — sans admiration, sans soumission. À cette tension permanente dans son corps, comme si elle était toujours prête à se défendre. Il aurait pu partir. Rentrer chez lui. Oublier. Mais il resta. À l’intérieur, Lina rangeait mécaniquement les tasses, consciente de chaque seconde qui passait. Elle savait qu’il était parti. Elle aurait dû se sentir soulagée. Elle ne l’était pas. Quand elle leva les yeux et l’aperçut encore là, son cœur se contracta. — Vous avez oublié quelque chose ? demanda-t-elle en s’approchant. Adrien tourna légèrement la tête. — Non. Il hésita, puis ajouta : — Vous finissez à quelle heure ? La question la surprit. — Dans dix minutes. Il hocha la tête. — Je peux attendre. Elle aurait dû refuser. Dire non. Poser une limite. Mais quelque chose en elle — une fatigue ancienne, une curiosité dangereuse — l’en empêcha. — Comme vous voulez. Ils sortirent ensemble. La nuit était froide, humide, presque intime. Paris brillait d’un éclat sale, reflet des lampadaires sur l’asphalte détrempé. Lina remonta le col de son manteau usé. Adrien marcha à côté d’elle, sans chercher à réduire la distance, mais sans la laisser s’éloigner. — Vous n’êtes pas d’ici, dit-elle finalement. — Pourquoi ? — Vous marchez comme quelqu’un qui n’a pas peur de se perdre. Il esquissa un sourire. — Je me perds rarement. — Ça se voit. Elle s’arrêta sous un lampadaire. — Alors, pourquoi ce café ? Il la regarda longuement. — Parce que je n’avais pas envie d’être là où je suis censé être. Cette réponse la déstabilisa. Ils reprirent leur marche. Ils parlèrent peu. Mais chaque silence était chargé. Adrien lui posa des questions simples. Lina répondit sans détour. Elle ne cherchait pas à se rendre intéressante. Elle était juste elle-même — et cela semblait suffire. — Vous faites quoi dans la vie ? demanda-t-elle finalement. Il sentit la question arriver comme un test. — Je dirige des entreprises. — Lesquelles ? — Assez pour que ça n’ait pas beaucoup de sens de les citer. Elle fronça légèrement les sourcils. — Donc vous êtes riche. Il ne répondit pas immédiatement. — Oui. Elle hocha la tête, sans commentaire. Pas d’admiration. Pas de jugement. Juste un constat. — Et vous ? demanda-t-il. — Je sers du café. — Ce n’est pas ce que vous êtes. Elle s’arrêta de nouveau. — C’est pourtant ce que le monde voit. Il n’insista pas. Mais quelque chose se déplaça entre eux. Ils arrivèrent devant l’immeuble de Lina. Un bâtiment banal. Façade fatiguée. Rien de remarquable. Elle s’arrêta net. — C’est ici. Adrien la regarda, puis leva les yeux vers les fenêtres sombres. — Vous vivez là ? — Oui. Elle croisa les bras, comme pour se protéger. Un silence s’installa. Trop long. Trop chargé. Il s’approcha légèrement. Pas assez pour la toucher. Assez pour qu’elle le sente. — Vous êtes toujours aussi méfiante ? demanda-t-il doucement. — Seulement avec les hommes qui n’ont rien à perdre. Elle leva les yeux vers lui. Ils étaient très proches maintenant. Elle sentait son odeur. La chaleur de son corps. La retenue dans ses gestes. — Et vous ? dit-elle. Vous êtes toujours aussi sûr de vous ? — Seulement quand je ne veux pas admettre que quelque chose m’échappe. Leurs regards se verrouillèrent. Le temps sembla se suspendre. Adrien leva la main, hésita — puis la laissa retomber. — Bonne nuit, Lina. Elle cligna des yeux, surprise. — Bonne nuit. Il recula d’un pas. Puis d’un autre. Elle le regarda s’éloigner, le cœur battant trop vite, la peau encore vibrante de ce qui n’avait pas eu lieu. Cette nuit-là, Adrien dormit peu. Il repensa à cette distance qu’il avait choisie. À ce geste qu’il n’avait pas fait. Il comprit que le désir qu’il ressentait n’était pas anodin. Et que s’il revenait car il savait déjà qu’il reviendrait, il ne pourrait plus faire semblant de maîtriser quoi que ce soit.Lina avait cru, pendant quelques jours, que le plus difficile était derrière elle.Il y avait eu à ce moment précis, presque insignifiant en apparence, où elle avait cliqué sur valider pour s’inscrire à la formation. Son cœur avait battu plus fort, ses mains avaient légèrement tremblé, mais elle avait souri. Un sourire discret, pour elle seule. Celui qu’on esquisse quand on sait qu’on vient de poser un acte important.Elle n’avait pas reculé.Ce souvenir continuait de lui donner du courage.Pourtant, très vite, la réalité s’était chargée de lui rappeler que le courage ne payait pas les factures.Les premiers jours sans travail avaient un goût étrange. Un mélange de liberté et d’angoisse. Le temps semblait plus large, mais aussi plus lourd à porter. Chaque matin, elle se réveillait sans alarme, ce qui aurait dû être un soulagement. Ça ne l’était pas toujours. Elle restait souvent quelques minutes allongée, les yeux ouverts, à écouter le bruit lointain de la ville.Elle comptait.Pas le
Quand Adrien quitta le café, la pluie s’était intensifiée.Il resta un instant sous l’auvent, sans bouger, comme s’il attendait quelque chose — ou quelqu’un. Il n’était pas homme à hésiter ainsi. D’ordinaire, ses décisions étaient immédiates, nettes. Mais là, quelque chose résistait.Il pensa à Lina.À sa manière de se tenir droite malgré la fatigue.À la façon dont elle l’avait regardé — sans admiration, sans soumission.À cette tension permanente dans son corps, comme si elle était toujours prête à se défendre.Il aurait pu partir.Rentrer chez lui.Oublier.Mais il resta.À l’intérieur, Lina rangeait mécaniquement les tasses, consciente de chaque seconde qui passait. Elle savait qu’il était parti. Elle aurait dû se sentir soulagée.Elle ne l’était pas.Quand elle leva les yeux et l’aperçut encore là, son cœur se contracta.— Vous avez oublié quelque chose ? demanda-t-elle en s’approchant.Adrien tourna légèrement la tête.— Non.Il hésita, puis ajouta :— Vous finissez à quelle heu
Lina Morel avait appris à compter avant même de comprendre ce que signifiait manquer.Compter les pièces.Compter les jours.Compter les heures debout.Sa vie était une succession de calculs minuscules, invisibles pour ceux qui n’avaient jamais eu à choisir entre réparer une chaudière ou remplir un frigo.Elle se levait tôt. Trop tôt. Pas par discipline, mais par nécessité. Le sommeil n’était jamais profond, toujours interrompu par une inquiétude persistante, logée quelque part entre la poitrine et le ventre.Son studio faisait à peine vingt mètres carrés. Une seule fenêtre donnant sur une cour intérieure humide. Les murs étaient trop fins, l’air trop froid l’hiver, trop lourd l’été. Rien n’y était vraiment à elle, à part quelques livres écornés et une plante qu’elle oubliait parfois d’arroser.Elle n’appelait pas ça “vivre”.C’était survivre avec dignité.Le café où elle travaillait n’avait rien de pittoresque. Pas de clientèle bohème, pas d’âme littéraire. Juste des habitués fatigué
Adrien Valmont avait appris très jeune à ne rien devoir à personne.Ni excuses.Ni reconnaissance.Ni explications.Il se souvenait encore de cette sensation précise — celle d’avoir compris, avant les autres, que le monde ne fonctionnait pas à l’équité mais à la force. Pas la force brute. La force froide. Celle qui consiste à observer, à anticiper, à frapper au bon moment sans trembler.Il venait de là.D’un endroit où l’on ne s’attend pas à réussir.D’un milieu où l’argent n’était pas un outil mais une obsession lointaine, presque mythologique.Il avait grandi avec l’idée que certains vivaient dans un autre monde — inaccessible, protégé, fermé — et qu’il n’y entrerait jamais à moins de le forcer.Alors il avait forcé.À vingt ans, il dormait peu. À trente, il ne dormait presque plus. Les nuits n’étaient qu’un prolongement stratégique des journées. Pendant que les autres ralentissaient, lui calculait. Pendant que les autres espéraient, lui décidait.Il n’avait jamais cru aux raccourci
Adrien avait appris très jeune à compartimenter.Sa vie n’était qu’une succession de pièces fermées à clé. Certaines luxueuses, d’autres sombres, mais aucune ne communiquait vraiment avec les autres. C’était ainsi qu’il avait survécu. C’était ainsi qu’il avait gagné.Les journées s’enchaînaient à un rythme implacable. Conseils d’administration. Appels cryptés. Déjeuners où l’on parlait chiffres et domination comme d’autres parlent météo. Norvex n’était plus une simple acquisition : c’était un combat stratégique, une guerre d’ego où le moindre faux pas pouvait coûter des millions — ou bien plus.Adrien y excellait.À l’extérieur, il était impeccable. Calme. Tranchant. Indéchiffrable.À l’intérieur, quelque chose se fissurait.Lina apparaissait dans ses pensées sans prévenir. Pas comme une distraction agréable, mais comme une présence insistante. Il la revoyait derrière son comptoir, concentrée, fatiguée, terriblement réelle. Il se souvenait de la chaleur de sa peau, de sa manière de le
À peine venait-il de reprendre place derrière le volant que son téléphone vibra. Une fois. Puis une seconde. Il jeta un regard à l’écran. Un numéro qu’il ne voyait jamais s’afficher à cette heure-là. Il sentit immédiatement la tension changer de nature. Il décrocha. — Valmont. La voix à l’autre bout du fil était basse, tendue, débarrassée de toute politesse. — On a un problème. Adrien ferma brièvement les yeux. — Quel genre de problème ? Un silence. Puis : — Norvex. Son corps se crispa instantanément. — Parlez. — Une fuite. Les documents ont commencé à circuler. Pas encore publics, mais ça ne tiendra pas longtemps. Adrien passa une main sur son visage. — Qui est au courant ? — Trop de monde. Il raccrocha sans ajouter un mot. Pendant quelques secondes, il resta immobile, le regard fixé sur l’immeuble où Lina venait de disparaître. Le monde venait de le rattraper. Dans l’ascenseur, Lina sentit son téléphone vibrer dans son sac. Elle hésita avant de le sortir. U







