LOGINLina se réveilla avec cette sensation désagréable de n’avoir pas vraiment dormi.
Son corps était lourd, son esprit agité. Elle resta quelques secondes allongée, les yeux ouverts, à fixer le plafond jauni de son studio. Le silence était troublé par des bruits étouffés, une porte qui claquait dans l’immeuble, une chasse d’eau, la vie des autres qui continuait, indifférente. Elle pensa à lui. Aussitôt. Elle en eut presque honte. Elle se redressa, passa une main sur son visage, comme pour chasser cette pensée intrusive. Ce n’était pas son genre. Elle ne s’attachait pas à des inconnus. Elle savait trop bien ce que ça coûtait, de laisser quelqu’un s’installer dans sa tête. Elle se leva, prépara un café trop fort, avalé debout près de l’évier. Son regard glissa vers le courrier empilé sur la table. Elle détourna les yeux. Pas aujourd’hui. Dans la rue, le froid la saisit brutalement. Elle marcha vite, les épaules rentrées, tentant de retrouver ce rythme familier qui l’aidait à ne pas penser. Les passants se croisaient sans se regarder. Chacun enfermé dans sa propre survie. Elle se força à analyser la situation avec lucidité. Il était riche. Elle l’avait compris immédiatement. Il était calme. Trop calme. Ce genre d’homme n’apparaissait jamais par hasard dans la vie de femmes comme elle. Et quand ils entraient, c’était rarement pour laisser les choses intactes. Elle connaissait ces histoires. Des femmes qui s’illusionnent, qui confondent désir et ascension sociale, qui finissent écrasées sous un monde qui n’était pas fait pour elles. Je ne serai pas celle-là, se promit-elle. Le café l’accueillit avec son odeur familière de grains brûlés et de produits ménagers bon marché. Elle enfila son tablier, échangea quelques mots mécaniques avec son collègue, puis se mit au travail. Les heures passèrent lentement. Lina servait, encaissait, nettoyait. Elle souriait quand il le fallait. Elle encaissait les regards lourds, les remarques inutiles, les mains qui frôlaient un peu trop longtemps. Elle était habituée. Et pourtant, ce jour-là, tout lui sembla plus pénible. Parce qu’une comparaison s’imposait malgré elle. Adrien n’avait pas regardé son corps comme une chose disponible. Il n’avait pas pris. Il avait attendu. Cette pensée la troubla plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle surprit son propre reflet dans la vitre. Elle avait les traits tirés. Les cheveux attachés trop vite. Des cernes qu’elle ne cherchait plus à cacher. Rien de séduisant, en apparence. Qu’est-ce qu’il a vu ? se demanda-t-elle. Cette question l’agaça immédiatement. Rien. Il n’a rien vu. Il est juste passé. Mais son ventre se noua à l’idée qu’il puisse revenir. Ou pire : qu’il ne revienne pas. En fin de service, la fatigue devint écrasante. Ses poignets la lançaient, ses jambes tremblaient légèrement. Elle essuya le comptoir avec plus de force que nécessaire. — T’es tendue aujourd’hui, lança son collègue. — Fatiguée, répondit-elle. Elle ne voulait pas expliquer. Elle ne savait même pas comment formuler ce trouble. Quand la porte du café s’ouvrit de nouveau, Lina sentit son cœur manquer un battement. Ce n’était pas lui. Elle se traita mentalement d’idiote. Voilà où ça mène, pensa-t-elle. À attendre. Elle termina son service avec une impatience qu’elle ne se connaissait pas. Quand elle quitta le café, la nuit était déjà tombée. Les rues étaient humides, les lampadaires diffusaient une lumière jaunâtre. Elle marcha lentement. Elle pensa à sa vie telle qu’elle était. Simple. Dure. Prévisible. Puis à ce que la veille avait fissuré. Elle n’avait rien vécu de concret avec lui. Rien de charnel. Rien de promis. Et pourtant, quelque chose insistait. ⸻ Arrivée chez elle, elle posa son sac, retira son manteau. Elle resta debout au milieu de la pièce, incapable de se défaire de cette tension. Elle pensa à son regard. À sa retenue. À cette sensation dérangeante d’avoir été vue. — Ça suffit, murmura-t-elle. Elle se coucha tôt, mais le sommeil refusa de venir. Son corps savait quelque chose que son esprit refusait encore d’admettre. Elle n’avait pas peur de lui. Elle avait peur de ce qu’elle était prête à devenir en sa présence.Lina ne sut pas quand elle cessa de tomber.Il n’y eut pas de choc, pas de fin nette, seulement cette impression étrange que la chute s’était dissoute en cours de route, remplacée par un état plus flou, plus incertain. Elle n’était plus en mouvement, mais pas immobile non plus. Elle flottait dans quelque chose d’épais, de dense, comme si l’air lui-même avait pris une consistance nouvelle.Il n’y avait pas de noir.C’était la première chose qu’elle comprit, sans vraiment la comprendre. Elle avait toujours imaginé l’inconscience comme un vide total, une absence radicale. Or, ici, tout semblait au contraire saturé de sensations mal définies. Des vibrations sourdes, des pressions diffuses. Une présence constante qu’elle ne pouvait ni nommer ni situer.Elle n’avait plus de corps.Ou plutôt, elle ne savait plus où il commençait ni où il s’arrêtait. Elle ne sentait ni ses bras, ni ses jambes, ni même le poids de sa tête. Pourtant, quelque chose respirait régulièrement à un rythme qui n’était
L’odeur fut la première chose qui le frappa.Un mélange trop propre, trop neutre. Désinfectant, plastique, silence sous contrôle. Adrien avait connu des salles de conseil plus oppressantes que cet étage d’hôpital, et pourtant, jamais il ne s’était senti aussi étranger à un lieu.Il avançait lentement dans le couloir, suivant les indications murmurées par une infirmière. Chaque pas résonnait en lui comme une intrusion. Il n’était pas sûr d’avoir le droit d’être là. Pas légalement, personne ne le lui avait contesté mais moralement.Il n’était rien, officiellement.Ni compagnon.Ni famille.Ni même ami clairement identifié.Juste un homme qui avait disparu trop souvent.Quand il arriva devant la porte, il s’arrêta.Son nom était inscrit sur un dossier accroché au mur.Lina Morel.Voir ce prénom dans ce contexte provoqua une douleur immédiate. Ce n’était plus celui qu’il prononçait intérieurement avec une forme de chaleur. C’était un nom médicalisé, réduit à une ligne d’informations, à un
Le monde se contracta.Adrien sentit le sang quitter son visage. Un bourdonnement violent envahit ses oreilles. Paralysé, Il dut s’asseoir. Ses mains tremblaient, son corps complet ne répondait plus pendant quelque secondes.Il n’entendit pas immédiatement la suite.« Elle a été transportée en urgence à l’hôpital. Son pronostic vital n’est pas engagé, mais elle se trouve actuellement dans le coma… »Le mot le frappa comme un coup physique.Coma.Il répéta mentalement ce mot, incapable d’en saisir pleinement le sens. Le coma appartenait à un autre univers. Un univers qui n'appartenait pas au sien ni à celui de Lina. Pas à cette femme vivante, lucide, déterminée, qui avançait malgré tout les obstacles qui se mettais sur son chemin.Il sentit une douleur violente lui traverser la poitrine. Ceux qu'il ressentait pour elle, à ce moment-là, étaient inimaginables.Ce n’était pas une peur abstraite.C’était une terreur viscérale, il sentait son sang se glacer. La peur de la perdre était i
Adrien ne dormit presque pas cette nuit-là.Ce n’était pas l’insomnie nerveuse qu’il connaissait bien, celle des veilles de décisions importantes ou des négociations à haut risque. C’était une agitation sourde, plus intime, qui ne trouvait aucun point d’appui. Il se retournait dans son lit sans parvenir à calmer cette impression persistante : quelque chose n’allait pas.Au petit matin, il se leva avant l’aube.Il prit une douche froide, comme souvent lorsqu’il avait besoin de reprendre le contrôle. L’eau glissa sur sa peau sans parvenir à le réveiller complètement. Son esprit était déjà ailleurs. Fixé sur un seul point.Lina.Il n’avait plus envie d’attendre. Plus envie de compter sur le hasard, sur un timing hypothétique. Cette distance qu’il avait laissée s’installer commençait à lui sembler insupportable. Il ressentait une urgence nouvelle, presque primitive.Il fallait qu’il la voie.Il commença par le café.Il s’y rendit tôt, bien avant l’heure habituelle d’ouverture. La façade é
Lina sortit du métro avec cette sensation familière de compression dans la poitrine.Ce n’était pas de la panique. Pas encore. Plutôt une tension sourde, continue, qui l’accompagnait depuis le matin. Celle qu’elle ressentait toujours avant un moment important. Un mélange d’anticipation et de peur, d’espoir fragile et de lucidité brutale.Elle remit correctement son casque sur ses oreilles, augmenta légèrement le volume. La musique l’aidait à ne pas penser trop loin. À rester dans l’instant. À ne pas se projeter vers l’échec.L’entretien l’attendait à quelques rue de là.Un possible tournant ou une autre porte fermée.Elle marchait vite, son sac serré contre elle. Dans sa tête, les pensées se bousculaient : Est-ce que je suis légitime ? Est-ce que je vais réussir à convaincre ? Est-ce que j’ai bien préparé ce que je vais dire ?Et, en arrière-plan, toujours cette autre peur, plus sourde, plus concrète : l’argent.Si cet entretien échouait, combien de temps pourrait-elle encore tenir ?
Il y a des moments où deux vies avancent parallèlement sans le savoir, séparées par quelques mètres seulement, par une information manquante, par un silence de trop.Adrien et Lina étaient exactement là.Lina continuait d’organiser ses journées avec une rigueur presque excessive. Elle savait que le moindre relâchement pouvait lui coûter cher. La formation prenait de plus en plus de place, mentalement et émotionnellement. Elle travaillait tard, notait tout, s’imposait une discipline nouvelle. Elle se surprenait parfois à aimer cette exigence.Mais le manque d’Adrien s’installait autrement.Il ne surgissait plus seulement dans les silences. Il apparaissait dans les moments où elle aurait eu envie de partager une réussite, même minuscule. Une compréhension acquise, une étape franchie. Elle réalisait alors à quel point il avait été témoin de ce qu’elle était en train de devenir.Et cette absence-là avait un goût amer.Elle ne regrettait toujours pas d’avoir posé ses limites. Mais elle com







