LOGINLe lendemain, Adrien entra dans le café avec la certitude désagréable qu’il avait déjà perdu quelque chose.
Il ne savait pas quoi. Seulement que revenir ici n’était pas neutre. La cloche au-dessus de la porte tinta doucement. L’odeur familière l’enveloppa aussitôt. Rien n’avait changé et pourtant, tout lui parut différent. Il la chercha immédiatement. Lina était derrière le comptoir, concentrée, les épaules légèrement voûtées par la fatigue. Elle ne le vit pas tout de suite. Cette seconde d’attente le frustra plus qu’il ne l’aurait cru. Puis elle leva les yeux. Le choc fut silencieux, mais brutal. Elle se figea à peine une fraction de seconde, suffisamment pour qu’il le remarque. Suffisamment pour qu’il sache qu’il n’était pas indifférent. Elle reprit aussitôt contenance. — Bonsoir. Un seul mot. Neutre. Professionnel. Adrien s’approcha du comptoir. — Bonsoir, Lina. Elle n’avait pas donné son prénom à grand monde. L’entendre dans sa bouche produisit un effet immédiat, presque physique. — Qu’est-ce que je vous sers ? demanda-t-elle, déjà en train d’attraper une tasse. — La même chose que la dernière fois. Elle hocha la tête, sans lever les yeux. Le silence entre eux était épais, chargé de ce qui n’avait pas été dit. Adrien l’observait. Chaque geste. Chaque tension contenue. Elle allait trop vite. Comme si ralentir risquait de la trahir. Il reconnut ce réflexe. Il l’avait vu chez des gens qui n’avaient pas le luxe de l’erreur. — Vous avez passé une bonne journée ? demanda-t-il. La question était banale. Son regard, non. — Comme d’habitude, répondit-elle. — C’est-à-dire ? Elle posa la tasse devant lui, un peu plus sèchement qu’il ne l’aurait fallu. — Longue. Il esquissa un sourire. — Les journées longues sont souvent celles qui laissent des traces. Elle releva enfin les yeux. — Vous avez toujours réponse à tout ? — Seulement quand je sens qu’on essaie de m’éviter. Elle se raidit. — Je travaille. — Je vois ça. Il se tut. Il savait quand insister devenait une erreur. Il ne resta pas longtemps. Juste assez pour laisser une présence. Quand il se leva, Lina sentit une déception immédiate, qu’elle se reprocha aussitôt. Avant de partir, il se pencha légèrement vers elle. — Je ne vous dérange pas en restant un moment dehors ? Elle fronça les sourcils. — Dehors ? — Je pensais marcher un peu. Si jamais… Il laissa la phrase en suspens. Elle comprit très bien ce qu’il proposait. — Je finis dans vingt minutes, dit-elle, presque malgré elle. Il hocha la tête. — Alors je vous attends. Il sortit. Lina resta immobile, le cœur battant trop vite. Pourquoi j’ai dit ça ? Quand elle sortit à son tour, la nuit était tombée complètement. La pluie avait cessé, laissant l’air froid et humide. Adrien était là, appuyé contre un lampadaire, les mains dans les poches. Il la regarda approcher sans bouger. — Vous n’étiez pas obligée, dit-il. — Je sais. Elle referma son manteau. — Où on va ? — Marcher, répondit-il simplement. Ils s’éloignèrent du café sans direction précise. La ville était différente la nuit. Plus brute. Plus honnête. Ils marchaient côte à côte, à une distance calculée. Pas assez loin pour être indifférents. Pas assez près pour se toucher. — Vous venez souvent ici ? demanda-t-elle. — Non. — Alors pourquoi revenir ? Il prit quelques secondes avant de répondre. — Parce que je n’aime pas laisser les choses inachevées. — Et qu’est-ce qui est inachevé, exactement ? Il s’arrêta. Elle aussi. — Ça, dit-il doucement. Le mot flotta entre eux, lourd de sens. — Vous ne savez rien de moi, dit-elle. — C’est vrai. — Alors pourquoi insister ? Il la regarda comme s’il évaluait un risque. — Parce que je n’ai rien à gagner… et beaucoup à perdre. Cette réponse la troubla profondément. Ils arrivèrent à un carrefour plus calme. Les bruits de la ville semblaient lointains. Adrien se rapprocha légèrement. Lina ne recula pas. — Vous me faites peur, dit-elle. — Moi aussi, répondit-il sans détour. Elle déglutit. — C’est une mauvaise idée. — Probablement. Leurs regards s’accrochèrent. Le désir était là. Clair. Brut. Presque violent. Adrien leva la main, s’arrêta à quelques centimètres de son visage. Il aurait pu la toucher. Il ne le fit pas. — Si je vous embrasse maintenant, dit-il à voix basse, je ne suis pas sûr de m’arrêter. Le souffle de Lina se bloqua. — Alors ne le faites pas. Il la regarda encore une seconde. Puis il recula. — Bonne nuit, Lina. Elle resta là, immobile, pendant qu’il s’éloignait. Son corps vibrait de frustration. Son esprit criait à l’erreur. Mais au fond d’elle, une certitude s’imposa : Ce n’était que le début.Lina ne sut pas quand elle cessa de tomber.Il n’y eut pas de choc, pas de fin nette, seulement cette impression étrange que la chute s’était dissoute en cours de route, remplacée par un état plus flou, plus incertain. Elle n’était plus en mouvement, mais pas immobile non plus. Elle flottait dans quelque chose d’épais, de dense, comme si l’air lui-même avait pris une consistance nouvelle.Il n’y avait pas de noir.C’était la première chose qu’elle comprit, sans vraiment la comprendre. Elle avait toujours imaginé l’inconscience comme un vide total, une absence radicale. Or, ici, tout semblait au contraire saturé de sensations mal définies. Des vibrations sourdes, des pressions diffuses. Une présence constante qu’elle ne pouvait ni nommer ni situer.Elle n’avait plus de corps.Ou plutôt, elle ne savait plus où il commençait ni où il s’arrêtait. Elle ne sentait ni ses bras, ni ses jambes, ni même le poids de sa tête. Pourtant, quelque chose respirait régulièrement à un rythme qui n’était
L’odeur fut la première chose qui le frappa.Un mélange trop propre, trop neutre. Désinfectant, plastique, silence sous contrôle. Adrien avait connu des salles de conseil plus oppressantes que cet étage d’hôpital, et pourtant, jamais il ne s’était senti aussi étranger à un lieu.Il avançait lentement dans le couloir, suivant les indications murmurées par une infirmière. Chaque pas résonnait en lui comme une intrusion. Il n’était pas sûr d’avoir le droit d’être là. Pas légalement, personne ne le lui avait contesté mais moralement.Il n’était rien, officiellement.Ni compagnon.Ni famille.Ni même ami clairement identifié.Juste un homme qui avait disparu trop souvent.Quand il arriva devant la porte, il s’arrêta.Son nom était inscrit sur un dossier accroché au mur.Lina Morel.Voir ce prénom dans ce contexte provoqua une douleur immédiate. Ce n’était plus celui qu’il prononçait intérieurement avec une forme de chaleur. C’était un nom médicalisé, réduit à une ligne d’informations, à un
Le monde se contracta.Adrien sentit le sang quitter son visage. Un bourdonnement violent envahit ses oreilles. Paralysé, Il dut s’asseoir. Ses mains tremblaient, son corps complet ne répondait plus pendant quelque secondes.Il n’entendit pas immédiatement la suite.« Elle a été transportée en urgence à l’hôpital. Son pronostic vital n’est pas engagé, mais elle se trouve actuellement dans le coma… »Le mot le frappa comme un coup physique.Coma.Il répéta mentalement ce mot, incapable d’en saisir pleinement le sens. Le coma appartenait à un autre univers. Un univers qui n'appartenait pas au sien ni à celui de Lina. Pas à cette femme vivante, lucide, déterminée, qui avançait malgré tout les obstacles qui se mettais sur son chemin.Il sentit une douleur violente lui traverser la poitrine. Ceux qu'il ressentait pour elle, à ce moment-là, étaient inimaginables.Ce n’était pas une peur abstraite.C’était une terreur viscérale, il sentait son sang se glacer. La peur de la perdre était i
Adrien ne dormit presque pas cette nuit-là.Ce n’était pas l’insomnie nerveuse qu’il connaissait bien, celle des veilles de décisions importantes ou des négociations à haut risque. C’était une agitation sourde, plus intime, qui ne trouvait aucun point d’appui. Il se retournait dans son lit sans parvenir à calmer cette impression persistante : quelque chose n’allait pas.Au petit matin, il se leva avant l’aube.Il prit une douche froide, comme souvent lorsqu’il avait besoin de reprendre le contrôle. L’eau glissa sur sa peau sans parvenir à le réveiller complètement. Son esprit était déjà ailleurs. Fixé sur un seul point.Lina.Il n’avait plus envie d’attendre. Plus envie de compter sur le hasard, sur un timing hypothétique. Cette distance qu’il avait laissée s’installer commençait à lui sembler insupportable. Il ressentait une urgence nouvelle, presque primitive.Il fallait qu’il la voie.Il commença par le café.Il s’y rendit tôt, bien avant l’heure habituelle d’ouverture. La façade é
Lina sortit du métro avec cette sensation familière de compression dans la poitrine.Ce n’était pas de la panique. Pas encore. Plutôt une tension sourde, continue, qui l’accompagnait depuis le matin. Celle qu’elle ressentait toujours avant un moment important. Un mélange d’anticipation et de peur, d’espoir fragile et de lucidité brutale.Elle remit correctement son casque sur ses oreilles, augmenta légèrement le volume. La musique l’aidait à ne pas penser trop loin. À rester dans l’instant. À ne pas se projeter vers l’échec.L’entretien l’attendait à quelques rue de là.Un possible tournant ou une autre porte fermée.Elle marchait vite, son sac serré contre elle. Dans sa tête, les pensées se bousculaient : Est-ce que je suis légitime ? Est-ce que je vais réussir à convaincre ? Est-ce que j’ai bien préparé ce que je vais dire ?Et, en arrière-plan, toujours cette autre peur, plus sourde, plus concrète : l’argent.Si cet entretien échouait, combien de temps pourrait-elle encore tenir ?
Il y a des moments où deux vies avancent parallèlement sans le savoir, séparées par quelques mètres seulement, par une information manquante, par un silence de trop.Adrien et Lina étaient exactement là.Lina continuait d’organiser ses journées avec une rigueur presque excessive. Elle savait que le moindre relâchement pouvait lui coûter cher. La formation prenait de plus en plus de place, mentalement et émotionnellement. Elle travaillait tard, notait tout, s’imposait une discipline nouvelle. Elle se surprenait parfois à aimer cette exigence.Mais le manque d’Adrien s’installait autrement.Il ne surgissait plus seulement dans les silences. Il apparaissait dans les moments où elle aurait eu envie de partager une réussite, même minuscule. Une compréhension acquise, une étape franchie. Elle réalisait alors à quel point il avait été témoin de ce qu’elle était en train de devenir.Et cette absence-là avait un goût amer.Elle ne regrettait toujours pas d’avoir posé ses limites. Mais elle com







