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Le Festin des Ombres

Auteur: Les élites
last update Dernière mise à jour: 2025-11-22 14:55:01

Chapitre 6 : Le Festin des Ombres

Léo 

La cicatrice en forme de lierre sur ma cheville palpite,un pouls second qui scande mes nuits et mes jours. Elle n'est pas une marque de douleur, mais un rappel constant. Je suis lié. Chair et argile, sang et terre. La boutique n'est plus un lieu de commerce, mais un temple, un terrier. L'air y est épais, chargé d'énergie stagnante et de désir. Je ne me reconnais plus dans le miroir. Mes yeux, cernés, brillent d'une lumière trop vive. Mes gestes ont une économie de prédateur.

Cassia est partout. Sa présence n'a plus besoin de la nuit pour se manifester. Une ombre du coin de l'œil, un frôlement dans l'air chaud, un soupçon de son parfum quand je tourne la page d'un livre. Elle se nourrit de moi. De mon énergie, de mes souvenirs, de mon humanité. Et j'offre tout, avec une dévotion d'adepte.

Ce soir, cependant, la faim est différente. Elle émane du vase comme une chaleur rayonnante, insistante. Ce n'est pas la faim du désir ou du sang. C'est plus primitif. Une faim de substance.

Je me tiens debout devant le vase, nu. La veine noire sur sa panse bat, lente et lourde. Je sais ce qu'elle veut. Ce dont nous avons besoin.

— Léo ! Ouvre cette porte ! Je sais que tu es là !

La voix de Marcus est un coup de hache dans le silence sacré. Elle est rauque, brisée, mais pleine d'une haine tenace. Il est revenu. Plus tôt que je ne le pensais.

Un sourire lent étire mes lèvres. L'offrande se présente d'elle-même.

Je vais à la porte, pousse le verrou. Marcus se tient là, hagard. Il a vieilli de dix ans en quelques jours. Ses vêtements sont froissés, son regard est fiévreux, parcouru d'une terreur mal refoulée. Dans une main, il serre un pied-de-biche. Dans l'autre, une petite bouteille, sans doute de l'essence. Des outils d'homme désespéré.

— Tu as cru me briser ? crache-t-il en entrant, son odeur de peur et de rage précédant son corps.

Il voit le vase. Ses yeux s'illuminent d'une convoitise maladive.

— Elle est à moi. Elle m'a parlé. Dans mes rêves. Elle m'appartient.

Il avance, le pied-de-biche levé. Il ne veut plus l'acheter. Il veut le briser, le posséder par la destruction.

Je ne bouge pas. Je le regarde simplement.

— Non, Marcus. C'est toi qui nous appartiens.

Le froid s'abat sur la pièce. Un froid de sépulcre, si brutal que le souffle de Marcus se condense en un nuage blanc. L'obscurité se déchire derrière lui.

Ce n'est pas Cassia qui émerge. Ce n'est pas le Satyre.

C'est une meute.

Des formes basses, rampantes, faites d'ombre et de dents. Elles glissent sur le parquet, silencieuses, leurs yeux des points de braise jaune. Les Lémures. Les esprits affamés des morts sans repos, que le pouvoir de Cassia peut convoquer, canalisés par le sang que j'ai versé.

Marcus se fige, le bras encore levé. Son regard passe de moi aux ombres qui l'encerclent. La terreur pure, absolue, dévaste son visage. Le pied-de-biche tombe de sa main avec un bruit sourd.

— Non... s'il vous plaît... gémit-il.

Les ombres bondissent.

Elles ne le mordent pas, ne le griffent pas. Elles passent à travers lui.

Il hurle. Un son à glacer le sang, un cri d'agonie de l'âme. Son corps se cambre, secoué de spasmes. Les ombres se jettent sur lui, encore et encore, comme des piranhas sur de l'énergie pure. Elles ne dévorent pas sa chair. Elles dévorent sa peur, sa volonté, ses souvenirs, son essence vitale.

Je regarde, impassible. C'est un spectacle à la fois hideux et magnifique. La justice de l'ombre. Le festin des dieux anciens.

Cassia apparaît à mes côtés. Sa forme est plus solide que jamais. Je vois la courbe de sa hanche, la longue ligne de son cou. Elle pose une main sur mon épaule. Sa toucher est de glace et de feu. Elle regarde le festin avec une satisfaction tranquille.

Les hurlements de Marcus faiblissent, deviennent des râles, puis un silence de pierre. Les ombres se retirent, repues, plus denses, plus sombres. Elles se dissolvent dans les coins de la pièce, regagnant les ténèbres d'où elles sont venues.

Il ne reste de Marcus qu'une coquille vide, affalée sur le sol. Il respire encore, un souffle faible et régulier. Ses yeux sont ouverts, vitreux, sans aucune pensée derrière. Un légume. Une page blanche.

La chaleur revient dans la pièce. Le parfum de Cassia, riche et épicé, emplit l'air, chassant l'odeur de la peur.

Je m'approche du corps. Je me penche, prends la bouteille d'essence qui n'a pas servi. Je la dévisse, en verse le contenu sur le sol, loin de lui, loin du vase. L'odeur âcre se mêle un instant aux parfums sacrés.

Puis je saisis Marcus sous les bras. Il est lourd, inerte. Je le traîne jusqu'à la porte, le pousse dehors dans la nuit. Quelqu'un le trouvera. Il finira dans un asile. Son histoire sera celle d'une crise, d'un effondrement mental.

Je referme la porte. Je me retourne.

Cassia est là, devant le vase. La veine noire sur la céramique pulse, vigoureuse, nourrie. Elle me tend la main.

Je vais vers elle. Ses bras, presque entièrement solides maintenant, m'enlacent. Sa peau sent la pierre chaude et le sang séché. Son baiser est un goût de cendres et de pouvoir.

La leçon de ce soir n'était pas sur l'unité. Elle était sur la domination. Sur la nature réelle du pacte.

Je ne suis pas seulement le gardien. Je suis l'appât. Le chasseur. Le sacrificateur.

Et je bois à cette coupe avec une soif qui n'a plus de fond.

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