Chapitre 4 — Fractures et alliances
Aelis, Joran Je sens le poids du silence entre nous, lourd, presque palpable, alors que nous progressons dans les ruelles tortueuses et malfamées de la Zone-3. Le vent souffle encore, mais il semble différent cette fois, chargé d’une menace sourde, d’un danger tapi dans l’ombre. J’essaie de déchiffrer les traits de Joran dans la faible lumière des néons grésillants. Son visage est impassible, mais ses yeux trahissent la fatigue et les souvenirs des batailles passées, les cicatrices invisibles d’une guerre qui ne finit jamais. — Tu caches bien ta fatigue, lui dis-je finalement, brisant le silence qui nous enserre comme un étau. Joran tourne lentement la tête vers moi, sans me regarder vraiment. — La guerre ne prend pas de pause, répond-il d’une voix grave, presque rauque. Je hoche la tête, serrant dans ma main le petit dispositif qu’il m’a confié plus tôt, un morceau de technologie volé, fragile mais précieux. — Non, et nous non plus, ajoutai-je, comme pour me convaincre autant que lui. Nos pas résonnent doucement contre les murs crasseux, recouverts de graffitis déchirés par le temps et la négligence. Ici, même la nuit semble contaminée par la peur, la rancune et la colère refoulée des laissés-pour-compte. L’odeur âcre de l’huile et du métal mêlée à celle du béton humide nous enveloppe. Au loin, se dresse l’entrepôt, silhouette imposante et décharnée, carcasse rouillée perdue dans un océan de béton craquelé. — Tu sais ce qu’ils cachent vraiment à l’intérieur ? demandai-je en scrutant Joran du coin de l’œil. Il marque une pause, puis me répond lentement, pesant ses mots comme s’ils portaient un poids mortel : — Plus que tu ne le penses. Des informations qui pourraient changer la donne… mais aussi détruire des vies, beaucoup de vies. Je serre les dents. C’est pour ça qu’on est là. Pour dérober ces secrets au cœur du Syndicat, pour faire basculer l’équilibre instable qui nous écrase depuis trop longtemps. Nous atteignons enfin la grille métallique. Joran sort un petit outil électronique sophistiqué de sa poche, un hackeur à la pointe malgré tout. Ses doigts s’agitent avec une précision presque mécanique sur le panneau de contrôle. Chaque bip électronique me semble un coup de couteau dans la poitrine, la tension me vrille les nerfs. La peur s’insinue doucement, familière, mais je l’étouffe sous une couche de concentration froide, implacable. — C’est bon, chuchote Joran, sans un regard pour moi. Mais on ne disposera que de cinq minutes avant que les alarmes ne se déclenchent. Je hoche la tête sans un mot. Pas de place pour l’erreur, pas cette fois. Nous pénétrons dans l’entrepôt. L’air est épais, saturé d’odeurs de métal chauffé, de graisse rance et de poussière agglutinée au fil des ans. Les faisceaux de nos lampes frontales balaient des piles de caisses en bois éventrées, des machines abandonnées, témoins d’un monde industriel à l’agonie. Nous avançons en silence, chaque ombre pouvant dissimuler un ennemi, chaque bruit peut être le signal d’un piège. Soudain, un bruit sec, un claquement métallique derrière une porte entrouverte. Joran s’immobilise, tendant l’oreille avec la précision d’un chasseur. Mon cœur s’accélère, je sors mon pistolet, le doigt sur la gâchette, prêt à tirer au moindre mouvement suspect. — Attends, murmure-t-il, levant la main pour me faire signe de patienter. Une silhouette émerge doucement dans la lumière blafarde qui filtre à travers la porte. Une femme mince, vêtue d’un manteau trop grand pour elle, avance d’un pas assuré. Ses yeux, d’un vert perçant et déterminé, brûlent d’une flamme indomptable. — Je ne suis pas votre ennemie, dit-elle d’une voix calme, mesurée, mais ferme. Je reste sur mes gardes, le pistolet toujours pointé. Chaque mot, chaque geste peut cacher un piège mortel. — Qui es-tu ? demandai-je, mon ton dur trahissant la méfiance. — Calla, de la cellule clandestine, répondit-elle sans hésiter. Je suis venue pour vous aider. Joran échange un regard rapide avec elle, puis se tourne vers moi. — Elle connaît les lieux mieux que personne, dit-il d’une voix basse. Elle peut nous guider vers les données. Je baisse lentement mon arme, mais mon esprit reste tendu comme un arc. — Pourquoi maintenant ? Pourquoi prendre ce risque ? — Parce que le Syndicat a changé les règles, explique Calla. Ils préparent quelque chose de grand, quelque chose qui pourrait tout détruire. Nous n’avons pas le luxe de rester divisés, pas cette fois. Le temps presse. Nous avançons, formant une alliance fragile mais nécessaire dans ce cauchemar urbain. Calla nous guide à travers un dédale de corridors labyrinthiques, esquivant patrouilles et caméras de surveillance, empruntant passages secrets et codes d’accès subtilisés au fil du temps. À mesure que nous nous approchons de la salle des serveurs, un grondement sourd secoue les murs. La poussière et les débris tombent du plafond en pluie fine, et une alarme stridente déchire la nuit silencieuse. — C’est parti, souffle Joran, la mâchoire serrée. — Vite, on doit récupérer les données avant que les renforts ne déboulent, dis-je en pressant le pas. Calla atteint une lourde porte blindée et la déverrouille avec une rapidité impressionnante. Nous pénétrons dans une salle baignée par la lumière froide des rangées d’ordinateurs clignotants. Elle s’installe devant l’un des terminaux, les doigts dansant sur le clavier avec une expertise redoutable. — Donnez-moi cinq minutes, dit-elle, le visage concentré. — On n’en a pas, dis-je, en jetant un œil vers l’entrée. Trois minutes, sinon on dégage. Je garde les yeux rivés sur l’entrée, tendue comme un ressort. Chaque seconde s’étire douloureusement, chaque bruit devient un signal d’alarme dans ma tête. Puis la voix de Calla s’élève, tremblante de tension : — C’est fait. Téléchargement terminé. Un grondement sourd se fait entendre au loin. Des pas rapides approchent. La sécurité est sur nous. — Par ici, vite ! ordonne Calla en ouvrant une trappe dissimulée dans le sol. Nous plongeons dans l’obscurité, glissant dans un tunnel étroit, les murs humides nous écrasant presque. Le souffle court, le cœur battant à tout rompre, je sens l’urgence, la peur d’échouer et le poids du monde sur mes épaules. — Tu as tenu bon, murmure Joran en posant une main rassurante sur mon épaule. — On n’a pas encore gagné, répliquai-je, le regard fixé devant nous. Mais c’est un début. La trappe se referme dans un bruit sourd derrière nous. Nous sommes à nouveau seuls, dans un labyrinthe souterrain, porteurs d’une vérité dangereuse qui pourrait bien changer notre destin. La bataille, elle, ne fait que commencer.Chapitre 72 – Là où s’échangent les véritésSashaIl m’a donné rendez-vous dans l’ancien bureau, au fond du bâtiment Est.Celui qu’on n’utilise plus.Celui où l’air est plus dense, plus froid, chargé de l’odeur de la poussière, du bois sec et des secrets trop vieux pour respirer.Ici, même les murs semblent vouloir oublier.Je pousse la porte sans frapper.Alexeï est déjà là.Immobile.Silhouette haute, sèche, tournée vers les vitres opaques où la lumière grise du matin peine à filtrer.Son dos est droit, rigide.Ses mains croisées dans le dos.Une posture d’ancien soldat. Ou de vieux roi.Je referme doucement la porte.Le verrou claque avec un bruit discret, mais définitif.— Tu viens comme un homme en paix, ou comme un joueur ? dit-il sans se retourner.Sa voix est acérée, sans agressivité.C’est un scalpel qui ne cherche pas à trancher juste à sonder.— Ce matin, est-ce que les deux ne sont pas la même chose ?Il pivote lentement.Son regard me fixe.Froid.Limpide.Un regard d’hom
Chapitre 71 – Là où se tisse le filetMikhaïlLa nuit s’accroche encore aux murs, aux ombres, à la moiteur glaciale du QG.Elle s’accroche à moi aussi.À ma nuque, à mes épaules, à mes tempes battantes.Elle me tient comme un rappel : tout ce qui va suivre a commencé dans le noir.Sous les premières lueurs grises de l’aube, je suis déjà là, immobile, face à mes écrans qui clignotent, vibrent, me tendent leurs secrets.Chaque pixel, chaque flux, chaque ligne de code est un fil que je dois démêler avant que la toile ne se referme sur eux sur eux tous.Et moi.Je ne m’autorise aucune distraction.Même le café que j’ai laissé refroidir dans un coin de la console est oublié.Les capteurs thermiques, les flux satellites, les lignes codées sont mes battements de cœur.La lumière du jour n’est pas encore levée, mais la pression est déjà là, dense, poisseuse, comme une main autour de la gorge.Les sons du poste sont étouffés, presque irréels : un bip régulier d’une machine de surveillance card
Chapitre 70 – Là où se décide l’aubeAelisJe n’ai pas vraiment dormi.Ou plutôt, je me suis glissée dans le sommeil comme dans un vêtement trop étroit : à contrecœur, avec cette sensation d’étouffement au moindre mouvement.Pas plus que lui.Il ne dort pas vraiment, non plus. Son souffle est trop régulier, trop calculé, comme s’il retenait son propre rythme. Le poids de son bras autour de ma taille, son corps chaud contre moi, ne m’apportent pas la paix.Au contraire, c’est comme si la guerre s’était infiltrée sous ma peau, là où il m’a touchée, là où il s’est abandonné.J’ai fermé les yeux. Juste pour fuir ce silence. Cette attente insoutenable.Et l’espace d’un instant, j’ai cru qu’on pouvait encore choisir.Rester.Vivre.Mentir à la nuit.Mais au premier silence du matin, au moindre frémissement du jour, je sais.Il est déjà parti.Pas physiquement.Pas de la pièce.Pas du lit.Non. Il est parti de l’intérieur.Je sens ce vide qui l’habite, ce calcul froid qui l’obsède, ce visage
Chapitre 69 – Là où s’efface la peurNikolaiElle ne recule pas.Pas même quand mes bras l’enlacent.Pas même quand mes mains tremblent sur sa peau.Et pourtant, je sais ce que je suis devenu.Ce que je pourrais perdre.Ce que je suis déjà en train de sacrifier.Mais pas elle.Pas encore.Je la serre contre moi, plus fort. Pas pour la protéger.Pour m’empêcher, moi, de reculer.Car si je laisse le vide gagner maintenant, il n’y aura plus de retour.Elle relève la tête.Ses yeux brillent, tempête contenue. Mais ce n’est plus la colère. Ni la peur.C’est autre chose.Quelque chose qui me déchire plus sûrement que n’importe quelle balle.Confiance.Elle glisse ses doigts contre ma nuque, sans hésiter.Son souffle effleure ma mâchoire, et je me tends comme un arc trop longtemps bandé.— Regarde-moi, Nikolai.Je le fais.Et je tombe.Elle m’embrasse sans douceur.Sans patience.Mais avec cette urgence qui dit tout ce que nos silences n’osaient plus porter.Un baiser qui n’ouvre pas.Un bai
Chapitre 68 – Là où vacille le filAelisJe referme doucement la porte derrière moi.La lumière encore tiède de la salle de bains glisse sur ma nuque, comme un vestige d’abri. Je sens son regard avant de le croiser. Il est là, adossé au mur, les bras croisés, figé dans ce calme glacé qui me traverse toujours l’échine.Nikolai.Il ne parle pas.Et c’est précisément ce silence qui me met en alerte.Je passe devant lui sans le regarder, m’oblige à agir comme si rien ne vibrait d’électrique entre nous, comme si la tension ne frémissait pas dans chaque centimètre d’air.Je m’assieds. Noue mes cheveux. Il ne bouge pas.Et moi, je sens que tout en lui calcule. Anticipe. Pèse. Pas seulement le dehors. Mais moi aussi.Comme si j’étais devenue une variable instable dans son système.— Tu ne dors pas, je dis simplement, sans me retourner.Il répond après une pause trop longue.— Et toi, tu respires comme quelqu’un qui s’entraîne à ne pas paniquer.Je ferme les yeux. Touchée. Juste là, où c’est s
Chapitre 67 – Là où naît la stratégieNikolaiIls ne viendront pas tout de suite.Ils attendront que je me détende. Que je pense que leur silence est une forme de répit. Que j’abaisse ma garde.Ils espèrent me voir commettre l’erreur de croire à l’accalmie.Mais il n’y a pas d’accalmie.Il n’y en a jamais eu.Je ne suis pas de ceux qui se reposent.Je ne suis pas de ceux qu’on endort.Depuis que je suis né, j’observe les hommes comme des équations vivantes. Des schémas prévisibles. Chacun avec ses failles, ses patterns, ses angles morts. Je les lis comme d’autres décryptent les étoiles : dans les micro-frictions, dans les ruptures de flux. Une main qui hésite, un regard qui dure une seconde de trop, une phrase répétée à l’identique deux jours de suite. Tous ces détails trahissent plus que mille aveux.C’est une langue que je parle depuis l’enfance : celle des intentions masquées et des vérités dissimulées sous les plis du réel.Je suis né dans un lit de mensonges. Élevé dans les marge