Dante
Naples ne dort jamais. Elle halète. Elle gémit sous les coups de bottes, les cris étouffés, les sirènes lointaines qui ne sauvent personne. Cette ville est une amante cruelle, faite de ruelles étroites et d’histoires qu’on enterre dans du béton.
Je roule lentement à travers les quartiers Sud, là où les maisons tiennent debout par habitude, et les regards fuyants racontent plus de vérités que les mots. Mon cigare fume encore, posant une odeur âcre sur le cuir impeccable de la voiture. La Maserati glisse comme un requin dans des eaux troubles. Elle sait où elle va. Moi aussi.
Je pense à Luca. À ses yeux clairs, aux mêmes que ceux de notre mère. Trop doux pour ce monde. Trop faibles, pensais-je. Mais c’était avant qu’il trahisse.
Il avait dix-sept ans la dernière fois que je l’ai vu. Il portait encore des chaussures de gamin, trop grandes pour lui, mais l’orgueil d’un homme qui croit pouvoir défier les lois de notre monde. Il a fui. Fui la famille. Fui le sang. Fui moi.
Et pourtant, le voilà de retour.
Je me gare devant la villa. Nos terres. Notre forteresse. La bâtisse en impose toujours autant : murs blancs, hauts portails en fer forgé, caméras aux angles. Ici, même les fantômes demandent la permission d’entrer.
Matteo m’attend sur le perron. Il ne dit rien. Il ne parle que quand les mots sont nécessaires — et ce soir, le silence dit tout. Je passe devant lui sans un regard. Il me suit. Fidèle comme l’ombre que je suis devenu pour tant d’autres.
Dans le salon, les anciens m’attendent. Des hommes aux tempes grisonnantes, aux mains tachées de péchés. Ils ont connu mon père. Certains ont même juré de mourir pour lui. D’autres ont simplement appris à survivre en me craignant.
Je m’assieds à la place de tête. Là où seul un roi peut s’asseoir. Le fauteuil est massif, recouvert de cuir noir, gravé du blason des Mancini : un lion blessé, mais jamais tombé.
— Parle, dis-je.
C’est Don Fabrizio, le plus vieux, qui ouvre la bouche. Sa voix est rauque, rongée par les cigares et les secrets.
— Luca a été vu dans le quartier espagnol. Il a été reconnu par un des nôtres. Il portait une veste en cuir, des bottes poussiéreuses. Il n’a pas cherché à se cacher.
— Il veut qu’on sache, murmure Matteo derrière moi.
Je hoche lentement la tête. Le goût du métal envahit ma bouche. La trahison a une mémoire longue.
— A-t-il été suivi ? demandé-je.
— Non, répond Fabrizio. Il s’est volatilisé. Comme un fantôme.
Un silence tendu s’installe. Lourd. Chargé de souvenirs que personne n’ose évoquer. Je me lève. Chaque mouvement est précis, mesuré. Comme toujours. Je déteste l’agitation, elle sent la peur.
— Vous avez peur de lui ? je demande, mon regard glissant sur chacun d’eux. De ce gosse que j’ai élevé, nourri, protégé… avant qu’il ne crache sur notre nom ?
Personne ne répond. Les lâches se reconnaissent à leur silence.
— Moi non. Je n’ai pas peur. Je suis celui qu’on craint.
Je m’avance vers la baie vitrée. Naples s’étale devant moi, belle et laide à la fois. Une reine corrompue.
— Si Luca est de retour, c’est qu’il veut quelque chose. Et je vous le dis ici, devant les témoins de mon sang : il n’aura rien. Pas un centime. Pas un mur. Pas une larme.
Je me tourne. Mes yeux sont de glace.
— Il aura la mort. Et elle sera lente.
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Plus tard dans la nuit, je suis seul dans mon bureau. Les murs sont couverts de souvenirs — photos en noir et blanc, armes anciennes, visages morts ou oubliés. Une bouteille de whisky repose sur le bureau. Écossais. Vieilli en fût de chêne. Mon père disait toujours : « Le sang se verse, mais l’alcool le fait oublier. » Il mentait, bien sûr. Rien n’efface le sang. Rien.
Un bruit discret me tire de mes pensées. Trois coups. Codés.
Matteo entre, un dossier à la main.
— C’est tout ce qu’on a sur lui depuis son retour.
Je prends le dossier. Photos. Adresses. Horaires. Il a été méthodique. Mais pas assez pour m’échapper. Il vit dans une pension miteuse près de Forcella. Il mange seul. Il ne parle à personne. Mais il regarde. Toujours. Comme s’il attendait.
Je ferme le dossier. Mes doigts tremblent un peu. Je serre le poing.
— Prépare deux hommes. Discrets. S’il bouge, je veux le savoir. S’il respire trop fort, je veux entendre sa toux.
Matteo acquiesce.
— Et ensuite ?
Je le fixe.
— Ensuite ? Ensuite, on verra s’il est venu mendier… ou se venger.
Il quitte la pièce. Je reste seul, à contempler une vieille photo : Luca et moi, enfants, jouant dans la cour. Le soleil brillait alors. On croyait encore aux lendemains.
Ce soir, il pleut.
Et la guerre commence.
LucaNaples n’a pas changé.Ou peut-être que si. Peut-être que tout est plus sale, plus bruyant, plus rongé par le béton et la peur. Mais ce n’est pas la ville qui est usée — c’est moi. Ce ne sont pas les rues qui saignent, c’est ma mémoire. Ce n’est pas la ville qui s’effondre, c’est ma conscience.Je descends du bus sans hâte, le cœur compressé par une tension sourde. Veste noire, casquette vissée sur le crâne, je me fonds dans la foule comme une ombre banale. Le soleil tape, mais moi, je grelotte. Il y a un froid en moi que même ses mots récents n’ont pas réussi à réchauffer.Je l’ai vue, il y a trois jours.Elle n’a pas crié. Elle n’a pas pleuré.Elle a juste fermé la porte.Ce n’était pas une porte qu’elle fermait. C’était une époque. Une vie.Mais je suis revenu. Parce que ce que je dois affronter ne disparaît pas sous silence. Et parce que ses yeux, même dans le refus, criaient encore une vérité que je ne suis pas prêt à enterrer.Le quartier semble figé dans un éternel soupir.
LucaJe n’avais que dix-sept ans quand j’ai compris que notre nom était une condamnation.Pas un héritage. Pas une couronne. Une malédiction. Gravée dans les murs de pierre du Palazzo Mancini, dans les regards des hommes en costume noir, dans les cris étouffés qui montaient parfois des sous-sols. Je croyais, jusqu’à cet âge-là, que je pouvais en réchapper. Qu’il suffisait de détourner les yeux, d’étudier dur, de ne pas traîner dans les couloirs quand les affaires de la famille se réglaient dans les ombres.Mais on n’échappe pas à un empire. Pas quand il coule dans vos veines.Ce soir-là, les roses du jardin sentaient le feu.Sofia et moi, nous nous étions réfugiés sous la tonnelle, là où les domestiques n’allaient jamais. Elle portait une robe pâle, simple, un livre de poésie entre les doigts. Je la revois encore, ses cheveux sombres défaits, son rire timide. Elle n’avait que seize ans, mais déjà cette façon de me regarder comme si j’étais tout ce qu’il restait d’innocent dans cet enf
DanteLe sang, une fois versé, ne sèche jamais vraiment.Il laisse une empreinte. Invisible. Persistante. Il s’accroche aux murs, aux draps, aux rêves. Je l’ai appris très jeune, en nettoyant les couteaux de mon père alors qu’il me croyait endormi. Le métal tiède, l’odeur du fer, la morsure du silence. Ce n’est pas la violence qui m’a façonné. C’est l’après. L’écho.Je suis dans mon bureau, au dernier étage du Palazzo Mancini. Le cœur noir de notre empire. Cuir, marbre, tableaux anciens de ceux que même les musées n’osent réclamer. Matteo est assis en face de moi. Il n’a pas bougé depuis vingt minutes. Il sait que je réfléchis, que chaque seconde de silence est une stratégie qui se construit.— Tu es sûr que c’est lui ? je demande enfin.— Aussi sûr que la mort, Dante.Je hoche la tête. Les doigts effleurent la surface du bureau. Verre noir. Reflets froids. Mon visage y semble encore plus dur que je ne le suis réellement. Si je le suis encore.— Où était-il vu pour la dernière fois ?
LucaNaples.Elle pue comme dans mes souvenirs. Le bitume gorgé d’eau, l’odeur du poisson pourri au port, la sueur des vendeurs à la sauvette, le parfum des femmes trop maquillées pour être honnêtes. Et malgré tout, cette ville me manque chaque fois que je respire un autre air. Elle est mienne. Elle est à lui. Elle est à nous. Une tumeur familiale qui continue de battre comme un cœur qu’on refuse d’arracher.Cela fait exactement huit ans, deux mois et trois jours que j’ai fui. Et pas une seule nuit ne s’est écoulée sans que le nom de mon frère ne rôde dans mes rêves. Dante. Le roi sans couronne, le bourreau en costume trois pièces.Mon frère.Mon monstre.J’ai appris à survivre dans l’ombre de son nom. À Londres, à Barcelone, à Bucarest. Partout où la langue est étrangère et les regards indifférents. Mais même là-bas, son ombre me suivait. Parce qu’on n’échappe jamais vraiment à un Mancini. Pas même quand on en est un.La pension où je loge est minable. Humide, vieillotte, avec des dr
DanteNaples ne dort jamais. Elle halète. Elle gémit sous les coups de bottes, les cris étouffés, les sirènes lointaines qui ne sauvent personne. Cette ville est une amante cruelle, faite de ruelles étroites et d’histoires qu’on enterre dans du béton.Je roule lentement à travers les quartiers Sud, là où les maisons tiennent debout par habitude, et les regards fuyants racontent plus de vérités que les mots. Mon cigare fume encore, posant une odeur âcre sur le cuir impeccable de la voiture. La Maserati glisse comme un requin dans des eaux troubles. Elle sait où elle va. Moi aussi.Je pense à Luca. À ses yeux clairs, aux mêmes que ceux de notre mère. Trop doux pour ce monde. Trop faibles, pensais-je. Mais c’était avant qu’il trahisse.Il avait dix-sept ans la dernière fois que je l’ai vu. Il portait encore des chaussures de gamin, trop grandes pour lui, mais l’orgueil d’un homme qui croit pouvoir défier les lois de notre monde. Il a fui. Fui la famille. Fui le sang. Fui moi.Et pourtant
DanteLa pluie s’écrase sur Naples comme une malédiction. Froide, sale, insistante. Elle ne lave rien. Elle pourrit tout. Les trottoirs dégoulinent de crachats, de vin renversé et de souvenirs ensanglantés. Les ordures s’entassent contre les murs, comme si la ville elle-même avait cessé de respirer.Sous les néons blafards d’un entrepôt du vieux port, trois types sont à genoux. Le sol est froid, criblé de fissures et de flaques huileuses. Ils grelottent. Mains liées dans le dos, visages tuméfiés. Le sang coule déjà de leurs nez, de leurs arcades, de leurs bouches éclatées. La peur suinte d’eux comme une vieille sueur rance. Elle a une odeur. Et moi, je la respire.Je ferme les boutons de ma chemise, l’un après l’autre. Lentement. Chaque mouvement est mesuré, cérémonial. Je veux qu’ils regardent. Qu’ils comprennent. La mort, chez nous, ne crie pas. Elle chuchote. Elle s’avance sur des chaussures en cuir ciré. Elle parle doucement, comme un frère.— Vous saviez ce que vous faisiez, je m