Luca
Naples.
Elle pue comme dans mes souvenirs. Le bitume gorgé d’eau, l’odeur du poisson pourri au port, la sueur des vendeurs à la sauvette, le parfum des femmes trop maquillées pour être honnêtes. Et malgré tout, cette ville me manque chaque fois que je respire un autre air. Elle est mienne. Elle est à lui. Elle est à nous. Une tumeur familiale qui continue de battre comme un cœur qu’on refuse d’arracher.
Cela fait exactement huit ans, deux mois et trois jours que j’ai fui. Et pas une seule nuit ne s’est écoulée sans que le nom de mon frère ne rôde dans mes rêves. Dante. Le roi sans couronne, le bourreau en costume trois pièces.
Mon frère.
Mon monstre.
J’ai appris à survivre dans l’ombre de son nom. À Londres, à Barcelone, à Bucarest. Partout où la langue est étrangère et les regards indifférents. Mais même là-bas, son ombre me suivait. Parce qu’on n’échappe jamais vraiment à un Mancini. Pas même quand on en est un.
La pension où je loge est minable. Humide, vieillotte, avec des draps rêches et des voisins qui ne posent pas de questions. C’est ce qu’il me fallait. Une tanière pour le loup sans meute.
Je reste des heures assis au bord du lit, observant les gouttes de pluie courir le long de la vitre. Elles tombent avec la régularité d’un métronome, comme si Naples pleurait pour moi. Ou pour ce que je suis sur le point de faire.
Je ne suis pas revenu pour supplier.
Ni pour me repentir.
Je suis revenu pour comprendre.
Et peut-être, si la rage prend le dessus… pour faire saigner.
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Je sors dans la nuit. Capuche enfoncée sur le front, pas lents, silencieux. Chaque ruelle est une épée tendue. Chaque fenêtre, une menace. Je sais que Dante m’observe déjà. Il a toujours su. Même quand je me cachais sous les draps, enfant, il savait quand je mentais. Il lisait dans mes silences comme dans un livre ouvert.
Je traverse Forcella, les mains dans les poches. Ici, rien n’a changé. Les murs criblés d’insultes. Les mômes qui dealent pour deux billets froissés. Les mêmes visages, un peu plus fatigués, un peu plus résignés. J’en reconnais certains. Ils détournent les yeux. Mon nom est encore sur leurs lèvres, mais il est devenu poison.
Un vieil homme me crache aux pieds sans un mot.
Je ne réponds pas.
Je mérite sans doute pire.
Je passe devant l’église San Lorenzo. Elle est fermée, mais j’entre par la porte latérale que je connaissais enfant. Tout est poussiéreux, désert. Je m’avance vers le chœur, là où les cierges brûlent toujours, tenaces comme des vœux refusés.
Je m’agenouille.
Pas pour prier. Je ne crois plus en Dieu. Ni en la rédemption.
Mais parfois, se mettre à genoux, c’est juste une manière d’écouter.
— Tu n’as pas changé.
La voix surgit derrière moi. Douce. Ironique. Déchirante.
Je me retourne lentement.
Elle est là.
Sofia.
Ses yeux. Les mêmes. Profonds, trop grands pour un visage aussi fin. Ses cheveux noirs tombent en cascade sur ses épaules. Elle porte une veste de cuir et une robe sombre. La colère lui va bien.
— Toi non plus, je murmure.
Elle croise les bras. Ses lèvres tremblent légèrement, mais sa voix est stable.
— Tu reviens comme un voleur. Tu regardes Naples comme si elle te devait quelque chose. Tu devrais être mort, Luca. Dante t’a épargné une fois. Il ne recommencera pas.
— Je ne suis pas venu pour Dante.
Elle rit. Un rire sec, douloureux.
— Bien sûr que si. Tout revient toujours à lui. Tu crois quoi ? Que tu vas le regarder dans les yeux et qu’il va pleurer ? Lui demander pardon ? Tu es fou.
Je baisse les yeux. Son regard me brûle. Elle a raison. Je suis fou.
— Je veux savoir, Sofia. Pourquoi il m’a laissé partir. Pourquoi il m’a trahi alors que j’étais encore un gosse. Et pourquoi personne, pas même toi, ne m’a défendu.
Elle s’approche. Lentement. Une main sur ma joue.
— Parce que tu étais trop pur pour ce monde. Parce qu’il savait que tu allais finir par le haïr. Et parce qu’il s’est haï lui-même, ce jour-là.
Je ferme les yeux. Sa main est chaude. Trop chaude.
— Aide-moi.
— Non.
Elle se détourne.
— Je t’aimais. Je t’aimais plus que lui. Et tu es parti sans te retourner. Tu ne mérites pas mon aide, Luca. Tu mérites la vérité. Et elle est là, sous tes pieds. Dans la boue. Dans le sang que Dante continue de verser.
Elle s’éloigne. Elle disparaît dans la nuit. Comme un souvenir qu’on ne peut effacer.
Je remonte vers la pension. Deux types me suivent. Mal déguisés. Je reconnais leur démarche. Des hommes à Dante. Il ne frappe jamais vite. Il attend. Il observe. Il jauge.
Très bien.
J’ouvre la porte de ma chambre. Je m’assois à nouveau au bord du lit. La lumière est faible. Le silence épais.
Je sors la photo.
Nous trois.
Dante, Sofia, et moi.
Avant que tout ne pourrisse.
Je la fixe longuement, puis je la repose.
— Tu m’as laissé vivre, grand frère… Mais tu as fait de moi un mort en sursis.
Et maintenant, je suis de retour.
Pour creuser les tombes.
LucaNaples n’a pas changé.Ou peut-être que si. Peut-être que tout est plus sale, plus bruyant, plus rongé par le béton et la peur. Mais ce n’est pas la ville qui est usée — c’est moi. Ce ne sont pas les rues qui saignent, c’est ma mémoire. Ce n’est pas la ville qui s’effondre, c’est ma conscience.Je descends du bus sans hâte, le cœur compressé par une tension sourde. Veste noire, casquette vissée sur le crâne, je me fonds dans la foule comme une ombre banale. Le soleil tape, mais moi, je grelotte. Il y a un froid en moi que même ses mots récents n’ont pas réussi à réchauffer.Je l’ai vue, il y a trois jours.Elle n’a pas crié. Elle n’a pas pleuré.Elle a juste fermé la porte.Ce n’était pas une porte qu’elle fermait. C’était une époque. Une vie.Mais je suis revenu. Parce que ce que je dois affronter ne disparaît pas sous silence. Et parce que ses yeux, même dans le refus, criaient encore une vérité que je ne suis pas prêt à enterrer.Le quartier semble figé dans un éternel soupir.
LucaJe n’avais que dix-sept ans quand j’ai compris que notre nom était une condamnation.Pas un héritage. Pas une couronne. Une malédiction. Gravée dans les murs de pierre du Palazzo Mancini, dans les regards des hommes en costume noir, dans les cris étouffés qui montaient parfois des sous-sols. Je croyais, jusqu’à cet âge-là, que je pouvais en réchapper. Qu’il suffisait de détourner les yeux, d’étudier dur, de ne pas traîner dans les couloirs quand les affaires de la famille se réglaient dans les ombres.Mais on n’échappe pas à un empire. Pas quand il coule dans vos veines.Ce soir-là, les roses du jardin sentaient le feu.Sofia et moi, nous nous étions réfugiés sous la tonnelle, là où les domestiques n’allaient jamais. Elle portait une robe pâle, simple, un livre de poésie entre les doigts. Je la revois encore, ses cheveux sombres défaits, son rire timide. Elle n’avait que seize ans, mais déjà cette façon de me regarder comme si j’étais tout ce qu’il restait d’innocent dans cet enf
DanteLe sang, une fois versé, ne sèche jamais vraiment.Il laisse une empreinte. Invisible. Persistante. Il s’accroche aux murs, aux draps, aux rêves. Je l’ai appris très jeune, en nettoyant les couteaux de mon père alors qu’il me croyait endormi. Le métal tiède, l’odeur du fer, la morsure du silence. Ce n’est pas la violence qui m’a façonné. C’est l’après. L’écho.Je suis dans mon bureau, au dernier étage du Palazzo Mancini. Le cœur noir de notre empire. Cuir, marbre, tableaux anciens de ceux que même les musées n’osent réclamer. Matteo est assis en face de moi. Il n’a pas bougé depuis vingt minutes. Il sait que je réfléchis, que chaque seconde de silence est une stratégie qui se construit.— Tu es sûr que c’est lui ? je demande enfin.— Aussi sûr que la mort, Dante.Je hoche la tête. Les doigts effleurent la surface du bureau. Verre noir. Reflets froids. Mon visage y semble encore plus dur que je ne le suis réellement. Si je le suis encore.— Où était-il vu pour la dernière fois ?
LucaNaples.Elle pue comme dans mes souvenirs. Le bitume gorgé d’eau, l’odeur du poisson pourri au port, la sueur des vendeurs à la sauvette, le parfum des femmes trop maquillées pour être honnêtes. Et malgré tout, cette ville me manque chaque fois que je respire un autre air. Elle est mienne. Elle est à lui. Elle est à nous. Une tumeur familiale qui continue de battre comme un cœur qu’on refuse d’arracher.Cela fait exactement huit ans, deux mois et trois jours que j’ai fui. Et pas une seule nuit ne s’est écoulée sans que le nom de mon frère ne rôde dans mes rêves. Dante. Le roi sans couronne, le bourreau en costume trois pièces.Mon frère.Mon monstre.J’ai appris à survivre dans l’ombre de son nom. À Londres, à Barcelone, à Bucarest. Partout où la langue est étrangère et les regards indifférents. Mais même là-bas, son ombre me suivait. Parce qu’on n’échappe jamais vraiment à un Mancini. Pas même quand on en est un.La pension où je loge est minable. Humide, vieillotte, avec des dr
DanteNaples ne dort jamais. Elle halète. Elle gémit sous les coups de bottes, les cris étouffés, les sirènes lointaines qui ne sauvent personne. Cette ville est une amante cruelle, faite de ruelles étroites et d’histoires qu’on enterre dans du béton.Je roule lentement à travers les quartiers Sud, là où les maisons tiennent debout par habitude, et les regards fuyants racontent plus de vérités que les mots. Mon cigare fume encore, posant une odeur âcre sur le cuir impeccable de la voiture. La Maserati glisse comme un requin dans des eaux troubles. Elle sait où elle va. Moi aussi.Je pense à Luca. À ses yeux clairs, aux mêmes que ceux de notre mère. Trop doux pour ce monde. Trop faibles, pensais-je. Mais c’était avant qu’il trahisse.Il avait dix-sept ans la dernière fois que je l’ai vu. Il portait encore des chaussures de gamin, trop grandes pour lui, mais l’orgueil d’un homme qui croit pouvoir défier les lois de notre monde. Il a fui. Fui la famille. Fui le sang. Fui moi.Et pourtant
DanteLa pluie s’écrase sur Naples comme une malédiction. Froide, sale, insistante. Elle ne lave rien. Elle pourrit tout. Les trottoirs dégoulinent de crachats, de vin renversé et de souvenirs ensanglantés. Les ordures s’entassent contre les murs, comme si la ville elle-même avait cessé de respirer.Sous les néons blafards d’un entrepôt du vieux port, trois types sont à genoux. Le sol est froid, criblé de fissures et de flaques huileuses. Ils grelottent. Mains liées dans le dos, visages tuméfiés. Le sang coule déjà de leurs nez, de leurs arcades, de leurs bouches éclatées. La peur suinte d’eux comme une vieille sueur rance. Elle a une odeur. Et moi, je la respire.Je ferme les boutons de ma chemise, l’un après l’autre. Lentement. Chaque mouvement est mesuré, cérémonial. Je veux qu’ils regardent. Qu’ils comprennent. La mort, chez nous, ne crie pas. Elle chuchote. Elle s’avance sur des chaussures en cuir ciré. Elle parle doucement, comme un frère.— Vous saviez ce que vous faisiez, je m