LOGINKaïla
La nuit tombe lentement, peignant le ciel de nuances de pourpre et d’encre. Le vent glisse entre les arbres, porte des murmures que seule la forêt comprend. Moi, je reste là, dans l’attente.
Quelques heures encore, et j’aurai dix-huit ans.
Je devrais être fébrile, impatiente, comme toutes les filles de la meute à l’approche de l’éveil. C’est l’âge de la révélation, le moment où la louve en nous se réveille, prend forme, hurle au monde qu’elle est prête. Mais au lieu d’être envahie d’excitation… je suis vide.
Non , pas vide.
Je suis brûlante de quelque chose que je ne comprends pas.
Une douleur sourde me broie le ventre, me serre la poitrine, monte jusque dans ma gorge. Et cette douleur… c’est elle.
Aisha.
Elle est là, près de lui , trop près. Je la vois, penchée vers Aric, ses lèvres près de son oreille, ses doigts glissant sans honte sur son bras. Elle rit. Elle sourit. Elle l’effleure comme s’il lui appartenait.
Et lui… ne la repousse pas.
Pas vraiment.
Pas assez.
Il garde ce visage neutre, impassible, presque lointain. Mais il ne dit rien.
Et ça, ça me tue.
Je détourne les yeux, incapable de supporter l’image de leurs corps si proches. Mon cœur bat trop vite. Mes doigts tremblent sur le tissu de ma robe. Ce n’est pas seulement de la jalousie. C’est pire. C’est comme un feu qui me consume de l’intérieur.
Je ne comprends pas pourquoi ça fait si mal.
Je n’ai jamais voulu ça. Ce lien. Cette attirance. Ce poids au creux du ventre chaque fois qu’il me regarde. Mais maintenant qu’il est là, inscrit dans chaque battement de mon cœur… je ne peux plus faire semblant.
Et pourtant, je ne sais pas me battre pour lui.
Je voudrais fuir. M’enfoncer dans la forêt. Disparaître. Mais je reste là, comme figée dans un cauchemar éveillé. La respiration bloquée. Le silence dans les os.
Aisha
Elle me regarde.
Elle pense que je ne le vois pas, mais je sens son regard brûlant glisser sur moi, rempli de cette émotion qu’elle ne sait pas encore nommer. Kaïla. L’ombre fragile qui se tient toujours à la limite de ce qu’elle est.
Moi, je n’ai pas ces hésitations.
Aric est là, et je suis à ses côtés. Naturellement. Légitimement.
Je me penche vers lui, laisse ma voix couler doucement à son oreille. Je parle peu, je ris à peine, mais assez pour qu’il m’écoute. Pour qu’il me laisse rester.
Il ne me regarde pas toujours. Mais il ne m’éloigne jamais.
Et ça suffit pour que je gagne du terrain.
Elle, elle recule. Se replie. Elle attend un miracle. Moi, je crée ma place. Un geste après l’autre. Une parole après l’autre. Je suis une prétendante légitime. Je suis tout ce qu’elle n’est pas.
Et bientôt, elle ne sera plus rien.
Aric
Je sens ses doigts sur mon bras.
Aisha.
Elle sait se faire douce, subtile, patiente. Elle ne dit jamais trop. Elle s’impose sans agresser. Elle connaît les codes, les gestes à faire, les silences à maintenir.
Et moi, je ne la repousse pas.
Pas parce qu’elle me touche.
Mais parce que je ne sais pas quoi faire d’autre.
Mon regard glisse vers Kaïla. Elle est là, un peu en retrait. Le dos droit, mais tendu comme une corde trop tirée. Elle tente de m’ignorer, je le vois. Mais chaque fois que je tourne la tête, elle est là. Elle me sent, même si elle refuse de me regarder.
Le lien est là. Incassable.
Et pourtant, je suis figé.
Parce que ce lien me terrifie. Parce que je ne sais pas si j’ai le droit de le vouloir. Parce que je ne suis peut-être pas assez fort pour en être digne.
Avec Aisha, c’est simple. C’est le monde tel qu’il a toujours été. Le pouvoir, l’alliance, la force. Elle serait une reine parfaite.
Mais Kaïla… elle est l’évidence douloureuse. Le miroir de ce que je ne contrôle pas.
Et ça me paralyse.
Kaïla
Les tambours résonnent.
On m’appelle. Pour le rite. Pour le passage. Pour mes dix-huit ans.
Mon souffle se bloque.
Je me lève, droite, glacée de l’intérieur. Ma gorge est sèche. Mon cœur tape trop fort. Je passe devant eux.
Et je sens leurs regards.
Aisha, moqueuse.
Et Aric…
Je n’ose pas le regarder. Je sais que s’il me regarde vraiment, je vais m’effondrer.
Je continue. Je ne tremble pas. Pas devant eux.
Même si je meurs un peu à chaque pas.
Aric
Elle passe . Elle est belle dans cette lumière pâle. Belle sans s’en rendre compte. Elle ne cherche pas à séduire. Elle ne sait même pas qu’elle attire.
Elle est simplement elle. Vraie. Brisée. Infiniment forte dans son silence.
Elle ne me regarde pas.
Et je le sens, dans mon ventre. Comme un vide que rien ne comble.
Je reste là, à côté d’Aisha.
Je ne sais pas pourquoi je me comporte ainsi . Mon loup est fâché , il faut que je la revandique .
KaïlaLe soleil filtre à travers les feuilles argentées du Cœur-de-Lumière, dessinant des motifs mouvants sur l’herbe fraîche. Je suis assise, le dos contre son tronc lisse et chaud, une chaleur vivante qui n’appartient qu’à lui. Ce n’est pas un arbre, c’est un membre de la famille. Une partie de nous.Deux boules d’énergie inépuisable tournent en riant autour de moi. Lyra, aux yeux de jade hérités de son père, et Elian, nommé en hommage au premier de nos Écoutants, dont les cheveux argentés sont un reflet des miens. Leurs petits pieds nus foulent la terre avec une familiarité joyeuse.— Maman ! Regarde ! Lyra lève une main, concentrée. Une feuille tombée se soulève en tremblant et danse dans l’air devant son nez avant de retomber. Son pouvoir à elle n’est pas de déchirer ou de lier, mais de jouer. De célébrer.Elian, plus sérieux, s’assoit soudain à côté de moi.—Papa dit que l’arbre pousse avec nos rires. C’est vrai ?Sa question est pleine de la gravité propre aux enfants. Je souri
TarekL'arbre argenté, que la meute avait nommé "Cœur-de-Lumière", grandissait à une vitesse visible à l'œil nu. Ses racines semblaient boire non pas l'eau de la terre, mais la quiétude retrouvée de notre peuple. Sous son feuillage, les enfants jouaient sans crainte, et les anciens venaient méditer, trouvant une paix qu'ils croyaient perdue à jamais. Kaïla et moi y passions une partie de chaque jour, non pour gouverner, mais pour être. C'était notre nouveau centre, le point d'ancrage de notre monde rapiécé.Pourtant, la paix n'était pas l'oubli. C'était une conscience aiguë. Nous portions tous les stigmates de la bataille finale. Pour Kaïla et moi, c'était un lien plus profond mais plus délicat, une symphonie jouée sur des cordes sensibles. Pour la meute, c'était un respect mêlé de révérence, et une détermination farouche à protéger cette fragile harmonie.Un matin, un jeune loup, Elian, qui avait à peine survécu à la nuit des Ombres, s'approcha de nous sous l'arbre. Il tremblait, mai
KaïlaLe retour à la vie fut une naissance douloureuse. Chaque souffle était un effort, chaque bruit une agression. Mon corps, autrefois un conduit de pouvoir, se souvenait seulement de l'épuisement, du vide. Le lien qui m'unissait à Tarek et à la meute n'était plus un fleuve puissant, mais un ruisseau timide, sensible au moindre frisson.Ils me regardaient comme on regarde un miracle. Avec une crainte révérencielle qui me mettait mal à l'aise. J'étais leur reine ressuscitée, le Rempart qui s'était sacrifié. Mais en moi, je ne me sentais ni royale, ni forte. Je me sentais fragile. Comme du verre qui aurait été brisé puis recollé, portant la mémoire de chaque fissure.Tarek était mon pilier. Sa présence était constante, solide, mais je sentais sa propre peur. La peur de me perdre à nouveau. Il me touchait avec une délicatesse qui en disait long sur les blessures que nous portions tous les deux.— Tu n'as pas besoin d'être forte, me chuchotait-il les nuits où les cauchemars me réveillai
TarekLe monde était en suspens. Le silence après la tempête était plus lourd, plus profond que tous ceux que j'avais connus. Je portai le corps inerte de Kaïla à travers la clairière, ses longs cheveux argentés balayant la terre. La meute s'écartait sur notre passage, certains baissant la tête, d'autres tendant une main tremblante comme pour toucher la dernière étincelle de sa lumière. Leurs visages étaient marqués par l'horreur et un chagrin muet.Il n'y avait pas de victoire dans leurs yeux. Seulement le coût.Je la déposai sur notre lit, dans la chambre que nous partagions. Ses traits étaient paisibles, comme sculptés dans le marbre. Seule la faible pulsation à sa tempe trahissait la vie qui s'accrochait, ténue, au bord du gouffre. Notre lien, autrefois un océan rugissant de sensations et d'émotions partagées, n'était plus qu'un fil de soie, si fin que je craignais qu'il ne se brise si je respirais trop fort.Lyra entra, son pas feutré. Elle ne dit rien. Elle posa une main sur le
TarekLe retour fut une marche funèbre vers un champ de bataille que nous étions les seuls à voir. L'air même de notre territoire semblait plus lourd, chargé du présage que nous portions en nous. Nous n'avions pas rapporté d'arme légendaire ou d'artéfact de pouvoir, mais une certitude terrible et un choix à faire.Le conseil se réunit à notre arrivée. Les visages étaient tendus par les rumeurs de notre quête et par les signes que même les moins sensibles pouvaient percevoir : un silence anormal dans la forêt, un froid qui persistait en plein jour, des cauchemars partagés.— Les Chiens de l'Ombre, annonçai-je sans préambule. Ils viennent. Pas dans des lunes. Pas dans des semaines. Dans des jours.Le silence qui suivit fut plus éloquent que tous les cris.Kaïla prit la parole, sa voix étrangement calme, comme polie par l'horreur qu'elle avait vue.—Ce ne sont pas des ennemis que l'on combat avec des griffes. Ils se nourrissent de la peur, de la division, des regrets. Ils sont la matéria
TarekLe Labyrinthe nous a dépouillés du regret et du "et si ?". Ce qui reste est une détermination d'une pureté presque effrayante. Nous sommes ce que nos choix ont fait de nous. Point final. Cette acceptation nous suit alors que nous marchons vers le prochain appel, une sensation nouvelle, à la fois fluide et implacable : le flux constant, la pression douce et terrible du temps.Lyra écoute notre description, ses yeux se voilant d'une crainte révérencielle qu'elle n'avait même pas eue pour le Pic Hurlant.—Le Fleuve du Temps, murmure-t-elle. Aucun souverain n'a osé s'en approcher depuis des générations. Ce n'est pas un lieu de pouvoir comme les autres. C'est une force fondamentale. S'y confronter, c'est risquer d'être emporté, ou pire, de se dissoudre dans le courant.Kaïla ne semble pas effrayée. Son regard est lointain, comme si elle écoutait une mélodie que seul elle pouvait entendre.—Il ne s'agit pas de le confronter. Il s'agit de l'écouter. De comprendre notre place dans son f







