L'Écho des Vies Évanouies

Dans la villa silencieuse aux murs couleur crème, Sophie restait pétrifiée sur le canapé Chesterfield. Le cliquetis de la porte cochère a enfin résonné. Théo est apparu dans l’encadrement de la porte, son manteau légèrement froissé par un vent violent.

Son regard s’est figé en apercevant Sophie. Une ombre glacée a traversé ses traits anguleux.

« Pourquoi m’as-tu harcelé au téléphone alors que Camille avait de la fièvre ? », a demandé Théo. Sa voix coupait comme une lame de Laguiole.

La jeune femme s’est lentement levée, yeux rivés au parquet en chêne de Hongrie. Sans recevoir sa réponse, Théo n’est pas parti. Le silence s’épaississait comme un brouillard sur la Seine.

« J’avais... besoin de toi », a-t-elle murmuré enfin.

« Regarde-toi ! Tu es là, bien vivante ! Quel problème urgent pouvais-tu avoir ? Tu fais exprès ? Rien ne justifie ce comportement ! »

Confus et furieux, Théo a agrippé la rampe en fer forgé, les jointures blanchissant. Sa voix s’est faite plus glaciale quand il a repris :

« Combien de fois dois-je répéter ? Camille est fragile en ce moment, j’ai dû lui tenir compagnie toute la journée. Et ton obsession malsaine… »

Il a marqué une pause, la mâchoire tendue.

« Je suis ton tonton, par alliance seulement, mais quand même. Il est impossible pour nous de tomber amoureux l’un de l’autre. Corrige ton comportement, sinon, tu quitteras cette maison la prochaine fois ! »

En prononçant ces mots, Théo a monté l’escalier et a claqué la porte. Le claquement de la porte de la chambre a fait trembler les poutres apparentes. En bas, Sophie a suivi des yeux son dos qui s’éloignait et a contemplé l’escalier vide.

« Tonton… je ne t’harcèlerai plus. » Ses doigts ont effleuré un calendrier. « Car je suis déjà morte. »

Sa voix, trop faible pour parvenir aux oreilles de Théo qui était entré dans sa chambre, s’est perdue dans le cliquetis de la pendule. Revenue s’asseoir, Sophie a laissé ses souvenirs l’envahir.

Théo n’était pas son vrai oncle, juste un ami de son père. Petite, elle aimait le talonner partout où il allait, et elle l’appelait « frère ».

« Non, tu as tort, je suis ton tonton », corrigeait-il avec patience en lui offrant des macarons.

À huit ans, après l’accident de voiture qui l’a laissée orpheline, il l’avait recueillie dans sa famille, et elle avait changé son appellation. Dès lors, il avait commencé à se charger d’elle, en la chérissant. Elle était devenue sa rose cultivée sous serre.

Vivant sous le toit de sa famille, Sophie avait été mal à l’aise au début. Les nuits d’insomnie, pour qu’elle s’endorme, il travaillait tard tout en la berçant, ou il lui lisait Le Petit Prince en griffonnant des contrats.

Fragile et maladive depuis son enfance, Sophie dépendait de la médecine pour survivre. À douze ans, quand la famille de Théo avait exigé qu’il abandonne « cette épave médicale », il avait refusé. Il avait déménagé et quitté le groupe familial Fontaine pour la garder malgré les critiques. Finalement, après beaucoup d’épreuves, il avait fondé SQ, sa propre société de négoce et une entreprise rivale de leur groupe familial. La relation entre Théo et sa famille s’est enfin détendue.

À quinze ans, pendant une sortie scolaire, des crues soudaines l’avaient piégée, elle avait été en danger de mort. Théo, bravant les interdictions de la sécurité civile, l’avait sauvée.

Depuis l’enfance, même s’il s’agissait des étoiles dans le ciel, tant qu’elle les souhaitait, il n’hésitait pas à lui promettre de les cueillir pour elle.

Mais ce qui a le plus impressionné Sophie, c’est cette année-là où ses parents venaient de mourir. Extraordinairement fragile, Sophie était tombée gravement malade et envoyée à l’hôpital. Elle avait été hospitalisée pendant trois jours avant de se réveiller.

À son réveil, Sophie avait été si effrayée qu’elle avait serré Théo dans ses bras. Elle avait pleuré si fort qu’elle n’avait pas pu reprendre son souffle. Tout en sanglotant, elle lui avait demandé :

« Tonton, suis-je en train de mourir ? »

Théo lui avait répondu alors :

« Sophie, personne ne t’enlèvera à moi. Pas même le Roi des Enfers. Je te reprendrai de ses griffes ! »

Il avait juré à ce moment-là avec conviction, et il l’avait vraiment protégée pendant dix années entières. De l’âge de huit ans à l’âge de dix-huit ans, Sophie était heureuse et insouciante. Quelles que soient les difficultés, Théo n’avait jamais pensé à l’abandonner.

Jusqu’à ce soir… les coups de couteau du cambrioleur l’avaient transpercée pendant que Théo, chez Camille, ignorait ses vingt appels pour prendre soin de Camille qui avait de la fièvre.

Sophie avait fait la connaissance de Camille il y a trois mois. Trois mois plus tôt, après un baiser volé, tout avait basculé.

Ce jour-là, elle avait donné un baiser à Théo alors que ce dernier était endormi. Brusquement, il s’était réveillé et lui avait demandé ce qu’elle avait fait. Sophie, sans rien caché, lui a courageusement déclaré sa flamme. Mais Théo, l’air étonné, lui avait directement opposé un refus. Et pour la repousser, il avait commencé à fréquenter des femmes. Finalement, il avait amené chez lui Camille, qui était digne de lui. Dans la maison, ces deux personnes s’embrassaient même quand Sophie était présente.

Ce soir, alors que des cambrioleurs la poignardaient à mort, ses appels désespérés avaient été interceptés par Camille :

« Théo prépare ma soupe, il n’a pas temps de répondre à ton appel. »

À son dernier souffle, Sophie a conclu un pacte avec le Roi des Enfers : sept jours sur terre contre l’oubli éternel. Elle devait régler toutes ses affaires de ses propres mains.

Sophie a hoché la tête pour s’arracher de ses souvenirs. Elle s’est approchée du calendrier mural. Si Théo avait été assez attentif et minutieux, il aurait pu constater que ce calendrier avait seulement sept pages.

En arrachant la première page, Sophie a murmuré :

« Jour un de nos adieux, tonton… »