MasukBastian
Le moteur de la voiture tourne au ralenti, un ronronnement mécanique qui ne parvient pas à couvrir le bourdonnement dans ma tête. Mes doigts tambourinent sur le volant. Je devrais être au commissariat. Éplucher les relevés téléphoniques d'Élodie Marchand, interroger ses collègues, faire mon travail de flic.
Au lieu de ça, je suis garé deux rues plus loin, en train de fixer le vide, l'image d'Eira incrustée derrière mes paupières.
Un air de piano. Du vernis à ongles.
Comment ? Putain, COMMENT ?
Toutes les explications rationnelles s'effritent l'une après l'autre comme du plâtre pourri. Elle n'était pas sur les lieux. Elle n'a pas parlé aux voisins. Les infos sur le vernis à ongles n'ont pas fuité. C'était impossible.
Sauf si...
Je serre le volant si fort que le cuir grince. Non. Je refuse. Je refuse de traverser ce miroir. C'est un territoire glissant, un marécage de superstitions et de charlatanismes où j'ai vu trop de familles se perdre, trop de vies gâchées en quête de réponses fantômes.
Mais le visage d'Élodie, figé dans la mort, me hante. Et cette femme, Eira, avec ses yeux qui voient trop, est la seule à tenir une clé. Une clé que je ne comprends pas.
Mon téléphone vibre. Moreau.
— Bastian ? T'es où ? Le frère de la victime vient d'arriver. Il est bouleversé, mais il est prêt à parler.
— J'arrive.
Je passe la première, soulagé de pouvoir me raccrocher à du concret, à de la chair et du sang. Un frère en deuil, ça, je sais gérer. C'est de la douleur humaine, tangible. Pas des chuchotements dans le noir.
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Eira
Le silence après son départ est plus lourd qu'avant. Il était là, dans mon espace, avec son énergie de tempête contenue. Maintenant, il ne reste que l'écho de sa présence et le vertige de ce qui vient de se passer.
Il a écouté. Il a entendu.
Ce n'est pas de la croyance. Pas encore. C'est de la nécessité. Une brèche ouverte par le désespoir. Mais c'est un début. Un début qui me terrifie.
Parce que le laisser entrer, même à contrecœur, c'est lui montrer mon monde. Un monde de douleur et de folie. Un monde qui a déjà détruit ceux que j'aimais.
Je marche jusqu'à la commode, ouvrant un tiroir caché. Sous des piles de linge, mes doigts trouvent le cadre froid. Je le sors. Une photo. Moi, plus jeune, souriante, les yeux pleins d'une lumière qui s'est éteinte depuis longtemps. Et à côté de moi, une femme aux cheveux bouclés, son bras autour de mes épaules. Ma mère.
Son regard est doux, mais il y a une tristesse ancienne au fond de ses iris. La même tristesse qui m'habite.
Elle avait le même "don". Elle appelait ça un fardeau. Elle essayait de me protéger, de me apprendre à construire des murs. Mais les murs n'ont pas tenu. Les voix, les visions, la douleur des autres... c'était trop fort. Pour elle.
Je revois son visage, de plus en plus pâle, de plus en plus distant. Elle se noyait, et je ne pouvais rien faire. Je sentais son âme se déchirer, happée par les courants qu'elle ne pouvait plus contrôler. Le jour où ils l'ont trouvée, son regard était vide. Elle était partie depuis longtemps déjà, consumée de l'intérieur par des feux que personne d'autre ne voyait.
Je pose un doigt tremblant sur son visage photographié.
— Je ne veux pas finir comme toi, maman. Je ne veux pas qu'il me voie finir comme toi.
Parce que c'est ça, la vraie peur. Bien plus que son scepticisme ou son mépris. C'est la peur qu'en me laissant approcher, il ne voie la fissure en moi, la faille par laquelle la folie de ma mère pourrait bien s'engouffrer. Et qu'il soit là pour témoigner de ma chute.
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Bastian
Le frère d'Élodie, Thomas Marchand, est effondré. Il sanglote, la tête dans les mains, dans la salle d'interview trop blanche. Son chagrin est réel, déchirant. C'est une douleur que je connais, que je respecte.
— Elle était si joyeuse, ces derniers temps, hoquette-t-il. Elle avait rencontré quelqu'un. Elle... elle ne voulait pas en dire beaucoup. Elle disait que c'était trop récent, trop fragile. Mais elle rayonnait.
Un amant. Une piste. Du concret. Je prends des notes, posant des questions douces. C'est mon métier. C'est solide.
Puis il lâche, comme en passant, en essuyant ses larmes :
— Elle était même allée chez ce médium, vous imaginez ? Par curiosité, elle disait. Elle trouvait ça marrant. Elle riait en disant que la femme lui avait fait peur en lui parlant d'un « vieux chagrin qui collait à elle comme une ombre ».
Le monde semble s'arrêter de tourner. Le bruit de fond du commissariat s'éteint.
— Un médium ? je demande, ma voix étrangement calme.
— Oui, une femme dans son quartier. Un nom bizarre... Eira, je crois.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Eira.
Élodie Marchand était allée la voir. Avant de mourir.
La coïncidence explose, volant en éclats. Ce n'est plus une coïncidence. C'est un lien. Ténu, mais un lien.
Thomas Marchand continue de pleurer, ignorant l'orage qui gronde en moi. J'acquiesce, je prends des notes mécaniquement, mais mon esprit est ailleurs.
Elle ne me l'a pas dit. Pourquoi ? Pourquoi me cacher qu'elle avait rencontré la victime ?
Toutes les théories les plus sombres refont surface. Le charlatan qui se croit investi d'une mission. La malade mentale qui pourrait être passée à l'acte. La manipulatrice qui joue avec la police.
Mais alors... pourquoi me donner des détails aussi précis ? Pourquoi se mettre en danger ?
Rien ne colle. Rien.
Je raccompagne Thomas Marchand, les idées en vrac. Moreau me regarde, inquiet.
— Ça va, Bastian ? T'as une tête épouvantable.
— J'ai besoin d'air.
Je sors, m'adossant au mur froid du bâtiment. La ville grouille autour de moi, indifférente.
Eira.
Je la croyais témoin. Spectatrice.
Mais elle est au centre de tout ça. Elle connaissait la victime.
Et soudain, la vision de son appartement me revient. Les bougies. Les herbes. L'atmosphère lourde, oppressante. L'odeur de l'inexplicable.
Et ses yeux. Ces putains d'yeux qui semblaient voir à travers moi.
L'attraction confuse que j'ai ressentie se mue en une méfiance bien plus profonde, bien plus dangereuse. Mêlée à une fascination morbide.
Je dois la revoir. Tout de suite.
Mais cette fois, ce ne sera pas pour lui demander gentiment des détails.
Cette fois, ce sera pour lui demander des comptes.
BastianL’obscurité n’est pas totale. Des lignes bleutées, fluorescentes, courent sur le sol et les murs de la petite cellule où je suis enfermé. Des lignes qui forment ces mêmes spirales, ces mêmes nœuds. Elles ne brillent pas par elles-mêmes. Elles semblent absorber la faible lumière qui filtre d’une grille haute dans la porte, la transformant en cette lueur spectrale et froide.Ma tête bourdonne. Un coup porté de derrière, alors que je pénétrais dans ce repaire. Pas assez fort pour m’assommer longtemps. Juste assez pour me désarmer et me traîner ici.Je suis assis sur une chaise, les poignets attachés derrière le dos avec des liens en plastique serrés à couper la circulation. Pas de chaise en métal. Une chaise en bois, ancienne, au dossier droit. Elle est fixée au sol.En face de moi, ce n’est pas un mur.C’est une vitre.Un miroir sans tain.Je me vois dedans, pâle, une trace de sang séché à la tempe, les yeux injectés de rage et d’impuissance. Mais je sais, viscéralement, que de
EiraLa route file sous les roues, une bande grise qui serpente vers la lisière du monde connu. Les bois de la Brume se dressent devant moi, un mur de verdure sombre et humide. Mon cœur bat à tout rompre, synchronisé avec le vrombissement du moteur. La vision ne m’a pas quittée. Elle est là, en surimpression sur le pare-brise sale : la trappe qui se referme, le sourire de Vaneau, les yeux de Bastian aveuglés par une fureur protectrice qui va le perdre.Je gare la voiture à l’orée du chemin de terre, là où Bastian s’est garé avant moi. Les portières des voitures de police sont encore grandes ouvertes, vides. L’équipe est déjà en approche, en tenue, protocole. Trop lent. Trop bruyant.Je sors. L’air est froid, silencieux à en être oppressant. Aucun chant d’oiseau. Aucun bourdonnement d’insecte. Seul le vent fait bruire très haut la cime des arbres, comme un murmure lointain.La maison est là. Basse, trappue, avachie sur elle-même. La lucarne ronde est un œil vitreux qui reflète le ciel
EiraCe n’est pas une image, c’est une texture. Une sensation sous mes doigts qui n’appartient pas aux livres devant moi. Du cuir lisse, mais traité d’une certaine façon. Une odeur chimique, précise, âcre. La même que dans le rêve. Et avec elle, une autre odeur, plus douceâtre, plus organique. La colle. Une colle spéciale, à base d’os…Ma main se rétracte comme brûlée. Je sais. Je SAIS.Je cours vers la cuisine, attrape un bloc-notes, un stylo. Je n’ai pas de vision claire, mais j’ai une certitude viscérale. Je me mets à dessiner, non pas ce que je vois, mais ce que je sens. Les lignes sont nerveuses, chaotiques. Une forme émerge. Un atelier. Des étagères courbes, pas droites. Une lumière venant d’en haut, petite, circulaire. Une lucarne. Un sous-sol ? Une arrière-boutique ?Et des outils. Des fers à dorer, des couteaux à parer, une presse… mais disposés d’une manière étrange, presque rituelle. Et sur le mur, des motifs. Pas des motifs de reliure. Des entrelacs, des spirales. Comme le
EiraLe sommeil n’est pas un refuge, c’est un champ de bataille.Je tombe dans un rêve qui n’en est pas un. C’est trop net, trop odorant, trop voulu. La cave de mon enfance. L’humidité suinte des murs de pierre, l’air pue le moisi et la terre froide. Mais au fond, ce n’est pas la silhouette floue de ma mère qui m’attend.C’est Lui.Il est assis sur le vieux coffre rouillé, la posture décontractée, un homme dans son salon. Son visage est dans l’ombre, mais je sens son sourire. Un sourire d’affection malsaine.— Tu es venue me voir plus tôt, dit sa voix, douce, presque paternelle. Tu as été impolie. Tu as amené le gendarme.Je ne peux pas bouger. Mes pieds sont enracinés dans la terre battue.— Ce n’est pas un jeu pour les enfants, poursuit-il. C’est une conversation entre grandes personnes. Entre toi et moi. Nous sommes pareils, tu sais. Nous voyons ce que les autres ne voient pas.— Nous ne sommes pas pareils, j’arrive à articuler, mais ma voix est un souffle.— Si. Nous portons le po
EiraLa peur vient après. Elle arrive en vague, froide et tremblante, quand la dernière sirène s’est tue et que les projecteurs des voitures de police ne balaient plus les façades de brique rouillée. Dans l’habitacle de la voiture de Bastian, le silence est un être vivant. Mon corps se souvient du danger, et il tremble, incontrôlable. Mes mains sur mes genoux ressemblent à des oiseaux blessés.Bastian conduit, les yeux droit devant, fixant la route noire. Sa mâchoire est un bloc de granit. Il n’a pas dit un mot depuis qu’il m’a presque portée jusqu’à la voiture, après que les collègues aient ratissé les lieux pour rien. Son silence est plus lourd qu’un cri.Je veux lui parler. Lui dire que j’ai senti le moment où sa colère aveugle s’était transformée en concentration de flic, là-bas, dans la rue. Que c’était ce que j’espérais. Mais les mots restent coincés dans ma gorge, gelés par le contrecoup de l’adrénaline.Il tourne dans notre rue, se gare avec une brusquerie contenue. Il coupe l
EiraDe retour chez moi,le silence est différent. Il n'est plus peuplé seulement des murmures des défunts, mais du rire satisfait du tueur. Je l'entends, ce rire bas et rauque, qui résonne dans les coins sombres de mon esprit. Il se réjouit. Je lui ai offert un public pour ses horreurs.Bastian ne me quitte pas d'une semelle. Il fait du thé, trop fort, et le pose devant moi. Ses gestes sont précis, contrôlés, mais je vois la tension qui couve en lui. La colère. Contre le tueur. Contre l'impuissance. Peut-être même un peu contre moi, pour m'être infligée cela.— Il va falloir que je parte brièvement, dit-il, rompant le silence. Au commissariat. Formaliser la découverte. Lancer l'enquête sur la disparition de la fillette.Je hoche la tête, les mains serrées autour de la tasse brûlante. La chaleur ne parvient pas à chasser le froid qui m'a envahie dans la forêt.— Il sait que tu es mon point d'ancrage, je murmure sans le regarder.Il se fige. — Quoi ?— Dans la cave. Et aujourd'hui dans
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