LOGINEira
Le jour se lève, gris et las, derrière les vitres sales de ma fenêtre. Je n'ai pas dormi. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage dur de l'inspecteur Bastian, son mépris, ses mots cinglants qui résonnaient encore dans le silence de mon appartement.
Divagations.
Le mot me brûle. C'est ce qu'ils ont toujours dit. Ma famille, les médecins, les rares amis que j'ai perdus. Divagations. Comme si je n'étais qu'un esprit dérangé, incapable de distinguer le réel de l'imaginaire.
Mais je sais. Mon dieu, que je sais.
La douleur d'Élodie est toujours là, une blessure ouverte dans le tissu de l'air. Une présence fantomatique qui attend que justice soit rendue. Et moi, je suis assise là, impuissante, rejetée par celui qui détient le pouvoir d'agir.
Un coup frappé à la porte me fait sursauter si violemment que je renverse ma tasse de thé froid. Le liquide brun se répand sur le sol comme un mauvais présage.
Qui ? Personne ne vient me voir. Personne.
Le coup frappé again, plus insistant cette fois. Autoritaire.
Mon cœur se met à battre la chamade. C'est lui. Je le sens. Cette même énergie de pierre et de doute, mais maintenant teintée d'une détermination froide, implacable. Il est là, de l'autre côté du bois.
Je me lève, les jambes flageolantes. Dois-je faire la morte ? Prétendre que je ne suis pas là ? Mais il ne partira pas. Je le sais.
Je prends une profonde respiration, tentant de calmer le tremblement de mes mains, et j'ouvre la porte.
Il remplit l'encadrement. Plus grand encore que dans mon souvenir, vêtu d'un manteau sombre que les intempéries de la nuit ont maltraité. Ses yeux gris me scrutent, analysant, jugeant. Il n'y a plus de mépris brut, mais une méfiance aiguisée comme une lame.
— Eira.
Il connaît mon nom. Bien sûr.
— Inspecteur.
Ma voix est un filet rauque. Je m'efforce de soutenir son regard, de ne pas me laisser transpercer.
— Puis-je entrer ?
Ce n'est pas vraiment une question. C'est un ordre poli. J'hésite une seconde, puis je m'écarte, lui permettant de pénétrer dans mon sanctuaire, dans mon désordre, dans ma folie.
Il fait deux pas à l'intérieur, son regard balaie la pièce rapidement : les bougies, les herbes séchées, les livres anciens empilés, l'atmosphère chargée. Je vois ses narines se pincer, comme s'il sentait une odeur désagréable. L'odeur de l'inexplicable.
— Vous avez dit des choses, cette nuit, commence-t-il, sans préambule. Des choses que vous n'auriez pas dû savoir.
— Je vous l'ai dit. Je les ai vues.
— Ne recommencez pas avec ça, coupe-t-il, une lueur d'impatience dans le regard. Épargnez-moi le discours sur les visions. Parlez-moi des faits. Comment saviez-vous pour le carrelage ? Pour la phrase ?
— « Personne ne comprendra », je murmure.
Son silence est lourd. Il me fixe, cherchant la faille, le truc, l'explication logique.
— C'était dans le journal ? Un voisin bavard ? Avez-vous parlé à un autre flic ?
— Je n'ai parlé à personne. Je suis rentrée directement ici après que vous m'ayez… congédiée.
Il serre les mâchoires. Je vois les muscles de sa mâchoire se contracter.
— La boucle de ceinture. Les losanges. Personne n'en avait parlé. Personne.
— Je l'ai vue. Quand elle est tombée. La lumière a accroché le métal.
Je vois le combat intérieur se jouer sur son visage. La raison qui se débat contre l'évidence. Le pilier de béton qui commence à se fissurer sous une pression inimaginable.
— Donnez-moi autre chose, dit-il enfin, la voix plus basse, presque rauque. Un détail que nous n'avons pas. Un détail que seul le tueur ou… ou quelqu'un qui y était pourrait connaître.
Il ne croit pas aux visions. Mais il est prêt à les utiliser. Par désespoir. C'est un premier pas.
Je ferme les yeux, me laissant envahir à nouveau par la mémoire de la vision. Je dépasse la peur, la chute, l'odeur de sang. Je cherche dans les recoins, dans les fragments épars.
— Il y avait… de la musique. Très loin. Un air classique. Un piano. Je ne le connais pas. Et… une odeur. Autre que le sang. Une odeur sucrée, chimique. Comme du vernis à ongles.
J'ouvre les yeux. Son expression a changé. La méfiance est toujours là, mais elle est mêlée à quelque chose de nouveau. De l'incrédulité, oui, mais aussi un éveil brutal.
— Le voisin du dessous, marmonne-t-il, comme pour lui-même. Elle a parlé de la musique. Son fils prend des leçons de piano. Elle a dit qu'il jouait quand… quand c'est arrivé.
Il fait quelques pas dans la pièce, agité. Puis il se retourne vers moi.
— Le vernis à ongles. L'autopsie préliminaire a relevé des traces de solvant, type dissolvant, sous les ongles de la victime. Elle s'est débattue. Elle a peut-être griffé son agresseur.
Il me regarde, et pour la première fois, il n'y a plus de mur entre nous. Il y a un pont fragile, tendu au-dessus d'un abîme de doute.
— Personne ne sait ça. Moi, le médecin légiste, et maintenant vous.
Le silence qui s'installe est différent de tous ceux que nous avons partagés. Il n'est plus chargé de mépris, mais d'une tension électrique, presque insoutenable. Nous nous regardons, deux naufragés sur le même radeau improbable, ballottés par une mer de mystère.
— Je… je ne peux pas vous expliquer comment, inspecteur. Je le souhaiterais, mais je ne le peux pas.
Il hoche lentement la tête, son regard toujours rivé sur moi. La fissure en lui s'est agrandie. Et à travers elle, je perçois autre chose. Non plus de la curiosité professionnelle, mais une attraction brute, confuse, qu'il réfute avec autant de force qu'il réfutait mes visions quelques minutes plus tôt.
— L'enquête continue, dit-il finalement, rompant le charme. Restez disponible. Je… je reviendrai peut-être vous poser d'autres questions.
Il se dirige vers la porte, puis s'arrête sur le seuil.
— Et Eira…
Je lève les yeux vers lui.
— Ne parlez à personne de ça. Personne.
Il part, refermant la porte derrière lui moins brutalement que la veille. Je reste immobile, le corps vibrionnant de l'énergie de sa visite. Il ne croit toujours pas. Mais il écoute. Et dans son monde de certitudes, c'est une révolution.
Je porte une main à mon cœur qui bat trop vite. Ce n'est pas seulement à cause de l'enquête, de la peur, ou du soulagement d'être enfin prise au sérieux.
C'est à cause de lui. De la façon dont son regard, enfin, m'a vraiment vue. Et de la terreur et l'excitation mêlées que cette idée provoque en moi.
BastianL’obscurité n’est pas totale. Des lignes bleutées, fluorescentes, courent sur le sol et les murs de la petite cellule où je suis enfermé. Des lignes qui forment ces mêmes spirales, ces mêmes nœuds. Elles ne brillent pas par elles-mêmes. Elles semblent absorber la faible lumière qui filtre d’une grille haute dans la porte, la transformant en cette lueur spectrale et froide.Ma tête bourdonne. Un coup porté de derrière, alors que je pénétrais dans ce repaire. Pas assez fort pour m’assommer longtemps. Juste assez pour me désarmer et me traîner ici.Je suis assis sur une chaise, les poignets attachés derrière le dos avec des liens en plastique serrés à couper la circulation. Pas de chaise en métal. Une chaise en bois, ancienne, au dossier droit. Elle est fixée au sol.En face de moi, ce n’est pas un mur.C’est une vitre.Un miroir sans tain.Je me vois dedans, pâle, une trace de sang séché à la tempe, les yeux injectés de rage et d’impuissance. Mais je sais, viscéralement, que de
EiraLa route file sous les roues, une bande grise qui serpente vers la lisière du monde connu. Les bois de la Brume se dressent devant moi, un mur de verdure sombre et humide. Mon cœur bat à tout rompre, synchronisé avec le vrombissement du moteur. La vision ne m’a pas quittée. Elle est là, en surimpression sur le pare-brise sale : la trappe qui se referme, le sourire de Vaneau, les yeux de Bastian aveuglés par une fureur protectrice qui va le perdre.Je gare la voiture à l’orée du chemin de terre, là où Bastian s’est garé avant moi. Les portières des voitures de police sont encore grandes ouvertes, vides. L’équipe est déjà en approche, en tenue, protocole. Trop lent. Trop bruyant.Je sors. L’air est froid, silencieux à en être oppressant. Aucun chant d’oiseau. Aucun bourdonnement d’insecte. Seul le vent fait bruire très haut la cime des arbres, comme un murmure lointain.La maison est là. Basse, trappue, avachie sur elle-même. La lucarne ronde est un œil vitreux qui reflète le ciel
EiraCe n’est pas une image, c’est une texture. Une sensation sous mes doigts qui n’appartient pas aux livres devant moi. Du cuir lisse, mais traité d’une certaine façon. Une odeur chimique, précise, âcre. La même que dans le rêve. Et avec elle, une autre odeur, plus douceâtre, plus organique. La colle. Une colle spéciale, à base d’os…Ma main se rétracte comme brûlée. Je sais. Je SAIS.Je cours vers la cuisine, attrape un bloc-notes, un stylo. Je n’ai pas de vision claire, mais j’ai une certitude viscérale. Je me mets à dessiner, non pas ce que je vois, mais ce que je sens. Les lignes sont nerveuses, chaotiques. Une forme émerge. Un atelier. Des étagères courbes, pas droites. Une lumière venant d’en haut, petite, circulaire. Une lucarne. Un sous-sol ? Une arrière-boutique ?Et des outils. Des fers à dorer, des couteaux à parer, une presse… mais disposés d’une manière étrange, presque rituelle. Et sur le mur, des motifs. Pas des motifs de reliure. Des entrelacs, des spirales. Comme le
EiraLe sommeil n’est pas un refuge, c’est un champ de bataille.Je tombe dans un rêve qui n’en est pas un. C’est trop net, trop odorant, trop voulu. La cave de mon enfance. L’humidité suinte des murs de pierre, l’air pue le moisi et la terre froide. Mais au fond, ce n’est pas la silhouette floue de ma mère qui m’attend.C’est Lui.Il est assis sur le vieux coffre rouillé, la posture décontractée, un homme dans son salon. Son visage est dans l’ombre, mais je sens son sourire. Un sourire d’affection malsaine.— Tu es venue me voir plus tôt, dit sa voix, douce, presque paternelle. Tu as été impolie. Tu as amené le gendarme.Je ne peux pas bouger. Mes pieds sont enracinés dans la terre battue.— Ce n’est pas un jeu pour les enfants, poursuit-il. C’est une conversation entre grandes personnes. Entre toi et moi. Nous sommes pareils, tu sais. Nous voyons ce que les autres ne voient pas.— Nous ne sommes pas pareils, j’arrive à articuler, mais ma voix est un souffle.— Si. Nous portons le po
EiraLa peur vient après. Elle arrive en vague, froide et tremblante, quand la dernière sirène s’est tue et que les projecteurs des voitures de police ne balaient plus les façades de brique rouillée. Dans l’habitacle de la voiture de Bastian, le silence est un être vivant. Mon corps se souvient du danger, et il tremble, incontrôlable. Mes mains sur mes genoux ressemblent à des oiseaux blessés.Bastian conduit, les yeux droit devant, fixant la route noire. Sa mâchoire est un bloc de granit. Il n’a pas dit un mot depuis qu’il m’a presque portée jusqu’à la voiture, après que les collègues aient ratissé les lieux pour rien. Son silence est plus lourd qu’un cri.Je veux lui parler. Lui dire que j’ai senti le moment où sa colère aveugle s’était transformée en concentration de flic, là-bas, dans la rue. Que c’était ce que j’espérais. Mais les mots restent coincés dans ma gorge, gelés par le contrecoup de l’adrénaline.Il tourne dans notre rue, se gare avec une brusquerie contenue. Il coupe l
EiraDe retour chez moi,le silence est différent. Il n'est plus peuplé seulement des murmures des défunts, mais du rire satisfait du tueur. Je l'entends, ce rire bas et rauque, qui résonne dans les coins sombres de mon esprit. Il se réjouit. Je lui ai offert un public pour ses horreurs.Bastian ne me quitte pas d'une semelle. Il fait du thé, trop fort, et le pose devant moi. Ses gestes sont précis, contrôlés, mais je vois la tension qui couve en lui. La colère. Contre le tueur. Contre l'impuissance. Peut-être même un peu contre moi, pour m'être infligée cela.— Il va falloir que je parte brièvement, dit-il, rompant le silence. Au commissariat. Formaliser la découverte. Lancer l'enquête sur la disparition de la fillette.Je hoche la tête, les mains serrées autour de la tasse brûlante. La chaleur ne parvient pas à chasser le froid qui m'a envahie dans la forêt.— Il sait que tu es mon point d'ancrage, je murmure sans le regarder.Il se fige. — Quoi ?— Dans la cave. Et aujourd'hui dans




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