LOGINEira
Un frisson glacé me parcourt l'échine, sans raison apparente. Ce n'est pas un esprit. C'est plus viscéral, plus immédiat. C'est la prémonition d'une tempête qui approche.
Je replace le cadre de ma mère dans sa cachette, refermant le tiroir sur un siècle de douleur. L'air de l'appartement, si familier, semble soudain chargé d'électricité. Les ombres dansent différemment, se tordant en des formes suggestives qui chuchotent des avertissements que je ne peux saisir.
Il sait.
La pensée frappe avec la force d'un marteau. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais la certitude m'envahit. Bastian a découvert le lien. Le lien que j'avais espéré, un instant naïf, pouvoir garder pour moi.
Élodie Marchand. Son sourire timide dans la pénombre de mon salon, une semaine plus tôt. Elle était venue par curiosité, comme tant d'autres. Mais la tristesse qui la suivait n'était pas banale. Une ombre froide et ancienne, collée à son aura comme du goudron. Je l'avais sentie, cette ombre. Je lui avais dit. « Un vieux chagrin qui vous suit, ma chère. Il a la forme d'un homme et le parfum du regret. »
Elle avait pâli, son sourire s'était éteint. Elle était partie rapidement, gênée, un peu effrayée. Je n'avais pas insisté. Je fais toujours fuir les gens, d'une manière ou d'une autre.
Et maintenant, elle était morte.
Et Bastian allait croire que j'étais bien plus qu'un simple témoin.
Ma main tremble en versant de l'eau dans la bouilloire. Un réflexe absurde pour se raccrocher à la normalité. Le sifflement de l'appareil se mêle au bourdonnement dans mes oreilles, un chœur de plus en plus pressant.
« Il vient. »
« La tempête. »
« Méfie-toi du cœur qui bat trop fort. »
Les voix des esprits errants, habituellement un brouillard indistinct, se font soudain claires et menaçantes. Ils ne parlent pas de l'assassin. Ils parlent de lui. De Bastian.
Je ferme les yeux, essayant de construire le mur, comme ma mère me l'avait appris. Mais les briques sont friables, ma volonté, liquéfiée par la peur. La peur de ce qu'il va penser. La peur de ce que je lis dans ses yeux, cette attraction qui menace de consumer toutes mes défenses. La peur de lui montrer la faille, l'abîme que j'héberge.
Un coup sec, autoritaire, frappe à la porte.
Mon cœur cesse de battre un instant. Je n'ai pas besoin de regarder par l'œil-de-bœuf. Son énergie, rageuse et blessée, frappe comme une vague contre le bois de la porte.
La bouilloire siffle, stridente, un cri dans le silence soudain.
---
Bastian
Je frappe de nouveau, plus fort. La colère est un goût de métal dans ma bouche. La colère contre elle, pour ses mensonges par omission. La colère contre moi, pour avoir été assez stupide pour frôler la crédulité.
La porte s'ouvre enfin.
Elle se tient là, pâle, fragile dans son pull trop large. Ses yeux, ces immenses yeux qui semblent absorber la lumière, sont agrandis par une appréhension que je ne peux plus confondre avec de la sensibilité. Je la vois maintenant pour ce qu'elle est peut-être : une suspecte. Une inconnue dangereuse.
— Bastian ? souffle-t-elle.
Je passe devant elle sans invitation, faisant irruption dans le sanctuaire. L'odeur de cire et de lavande me semble soudain fausse, un parfum d'usine à illusions.
— Élodie Marchand, je lance, ma voix trop forte dans le petit espace. Vous l'avez rencontrée.
Ce n'est pas une question. C'est un constat, un acte d'accusation.
Elle recule d'un pas, comme frappée. Son silence en dit long.
— Pourquoi ne me l'avoir pas dit ? Pourquoi jouer à la petite médium inspirée qui a des « visions » alors que vous aviez simplement rencontré la victime ? Tout s'explique, enfin ! Les détails, l'air de piano... Elle vous les a racontés !
Eira secoue la tête, une lueur de panique dans le regard.
—Non. Non, Bastian, ce n'est pas ça. Je ne l'ai vue qu'une fois, brièvement. Elle...
— Elle quoi ? ricané-je, avancant vers elle. Elle vous a raconté sa vie ? Ses goûts musicaux ? La couleur de son vernis à ongles ?
— Elle était triste ! crie-t-elle soudain, les poings serrés. Je l'ai sentie ! L'ombre autour d'elle... Je lui ai dit qu'un vieux chagrin la suivait. C'est tout ! Elle est partie ! Je ne l'ai jamais revue !
Je suis tout près d'elle, maintenant. Je peux voir les veines bleutées sous la peau fine de ses tempes, le tremblement imperceptible de sa lèvre inférieure. La bouilloire hurle, un bruit insupportable.
— Vous êtes au cœur de mon enquête, Eira, je gronde, la voix basse et menaçante. Et vous me faites perdre mon temps avec vos histoires de fantômes. Qui êtes-vous vraiment ?
Son menton se relève, une étincelle de défi dans son regard noyé de larmes.
—Vous le savez très bien. Je suis celle que vous méprisez. Celle qui voit ce que vous refusez de voir. Même quand la vérité vous gifle au visage.
Son regard plonge dans le mien, et soudain, l'espace d'une seconde, la colère se brise. Je ne vois plus la suspecte, la mystique. Je vois la femme de la photo. Celle qui a perdu sa mère. Celle qui a peur. Une vulnérabilité si brute, si authentique, qu'elle désarme toute logique.
La bouilloire se tait brusquement, ayant atteint son point d'ébullition.
Dans le silence retrouvé, un autre son nous parvient. Faible, distant.
... une mélodie... triste... un air de piano...
C'est un murmure, à la limite de l'audible. Il ne vient ni d'elle, ni de moi. Il semble emplir la pièce, sortir des murs eux-mêmes.
Eira ferme les yeux, une grimace de douleur sur son visage.
—Elle est là, chuchote-t-elle. Elle veut vous montrer.
Je me fige. Le souffle coupé. Ce n'est pas un enregistrement. Ce n'est pas une hallucination. C'est... présent. L'air même semble se densifier, devenir froid.
L'air de piano que personne ne connaissait. Celui que j'ai entendu sur la bande-son du meurtrier, dans le silence de mon bureau.
Et Eira, les yeux toujours fermés, murmure des mots qui me glacent le sang.
— Elle dit... elle dit de chercher l'homme qui porte une bague avec un serpent. Il lui a offert des fleurs. Des lys. Ils sentaient... la terre fraîche. Comme une tombe.
Ses yeux se rouvrent, emplis d'une terreur et d'une pitié immenses.
—Il n'est pas loin, Bastian. Il vous regarde, peut-être. Il a peur que vous compreniez.
Toute ma colère, mon scepticisme, ma rage, s'effondrent. Il ne reste plus que ce fait, impossible, incontournable, qui résonne dans la pièce silencieuse.
Elle ne ment pas.
Elle n'est pas folle.
Elle est en communication avec une morte. Et cette morte nous parle.
Je recule d'un pas, le cerveau en ébullition, le monde que je connaissais réduit en cendres. Je la regarde, cette femme que je ne comprends pas, qui défie toutes les lois de mon univers.
Et je réalise, avec une clarté effrayante, que la plus grande menace n'est pas son don.
C'est la peur dans ses yeux. Et le désir irraisonné, primal, qui monte en moi, de la protéger de cette peur, même si cela signifie marcher avec elle dans les ténèbres.
BastianMa balle s'encastre dans le chambranle là où sa tête se trouvait une fraction de seconde plus tôt. Il a disparu dans la chambre.Eira trébuche et tombe contre moi. Je l'agrippe, la poussant derrière moi, la plaquant contre le mur pour la protéger.— Vous êtes blessée ?— Non, non... je... sanglote-t-elle.Son corps tremble contre le mien. Un mélange de rage et de soulagement m'envahit. Elle est vivante.Un bruit de fenêtre qu'on force résonne depuis la chambre. Merde. Il va s'échapper.— Restez ici ! Ne bougez pas !Je fonce dans la chambre. La fenêtre est grande ouverte, les rideaux flottant au vent de la nuit. L'homme a disparu.Je m'approche, risquant un coup d'œil. La cour de l'immeuble, deux étages plus bas. Vide. Il a sauté, ou il a un complice en bas.Je frappe le mur du poing, la frustration et la colère m'étouffant.Je reviens vers le couloir. Eira n'a pas bougé. Elle est toujours adossée au mur, les bras serrés autour d'elle, les yeux fermés. Des larmes silencieuses
EiraIl ne finit pas sa phrase. Il n’en a pas besoin. L’homme aux lys n’était pas un amant romantique. C’était un prédateur qui était venu préparer le terrain. Ou effacer ses traces.— Il savait, Bastian, je souffle, une main sur la poitrine pour comprimer la douleur. Il savait qu’il allait la tuer quand il a apporté ces fleurs. C’était… un élément du rituel.La brutalité de cette pensée me fait vaciller. Bastian est à mes côtés en un instant, sa main se refermant fermement sur mon coude pour me stabiliser.— Assez, dit-il, sa voix étranglée. Vous en avez assez fait.Son contact est une ancre dans le chaos sensoriel qui m’assaille. C’est réel. C’est solide. C’est vivant. Je me tourne vers lui, et dans la pénombre du salon hanté, nos regards se croisent.La peur est toujours là. La sienne, la mienne. Mais autre chose, aussi. Une compréhension mutuelle née dans les décombres de nos certitudes. Il voit ma vulnérabilité, l’effort surhumain que cela me coûte. Et je vois son combat intérieu
Le silence qui suit les mots d’Eira est plus bruyant qu’un coup de feu. Il gronde, chargé de l’indicible, de l’impossible devenu tangible. L’air est froid, bien trop froid pour la saison. La mélodie fantôme s’est éteinte, laissant une vacuité sonore qui oppresse les tympans.Bastian n’est plus l’homme en colère qui faisait irruption ici quelques minutes plus tôt. Il est un flic en état de choc, un rationaliste face à l’abîme. Je le vois lutter, ses pensées presque visibles, se heurtant au mur de sa propre réalité qui se fissure.— Une bague. Un serpent, répète-t-il d’une voix rauque, méconnaissable.Ce n’est plus une question. C’est une confirmation. Un détail que seul le tueur, ou sa victime, pouvait connaître. Les lys, la terre fraîche… Autant d’éléments qui n’ont jamais été divulgués.Il ne me regarde plus avec méfiance, mais avec une sorte de terreur respectueuse. Comme on regarde un animal sauvage et imprévisible, capable à la fois d’une beauté à couper le souffle et d’une danger
EiraUn frisson glacé me parcourt l'échine, sans raison apparente. Ce n'est pas un esprit. C'est plus viscéral, plus immédiat. C'est la prémonition d'une tempête qui approche.Je replace le cadre de ma mère dans sa cachette, refermant le tiroir sur un siècle de douleur. L'air de l'appartement, si familier, semble soudain chargé d'électricité. Les ombres dansent différemment, se tordant en des formes suggestives qui chuchotent des avertissements que je ne peux saisir.Il sait.La pensée frappe avec la force d'un marteau. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais la certitude m'envahit. Bastian a découvert le lien. Le lien que j'avais espéré, un instant naïf, pouvoir garder pour moi.Élodie Marchand. Son sourire timide dans la pénombre de mon salon, une semaine plus tôt. Elle était venue par curiosité, comme tant d'autres. Mais la tristesse qui la suivait n'était pas banale. Une ombre froide et ancienne, collée à son aura comme du goudron. Je l'avais sentie, cette ombre. Je lui avais di
BastianLe moteur de la voiture tourne au ralenti, un ronronnement mécanique qui ne parvient pas à couvrir le bourdonnement dans ma tête. Mes doigts tambourinent sur le volant. Je devrais être au commissariat. Éplucher les relevés téléphoniques d'Élodie Marchand, interroger ses collègues, faire mon travail de flic.Au lieu de ça, je suis garé deux rues plus loin, en train de fixer le vide, l'image d'Eira incrustée derrière mes paupières.Un air de piano. Du vernis à ongles.Comment ? Putain, COMMENT ?Toutes les explications rationnelles s'effritent l'une après l'autre comme du plâtre pourri. Elle n'était pas sur les lieux. Elle n'a pas parlé aux voisins. Les infos sur le vernis à ongles n'ont pas fuité. C'était impossible.Sauf si...Je serre le volant si fort que le cuir grince. Non. Je refuse. Je refuse de traverser ce miroir. C'est un territoire glissant, un marécage de superstitions et de charlatanismes où j'ai vu trop de familles se perdre, trop de vies gâchées en quête de répon
EiraLe jour se lève, gris et las, derrière les vitres sales de ma fenêtre. Je n'ai pas dormi. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage dur de l'inspecteur Bastian, son mépris, ses mots cinglants qui résonnaient encore dans le silence de mon appartement.Divagations.Le mot me brûle. C'est ce qu'ils ont toujours dit. Ma famille, les médecins, les rares amis que j'ai perdus. Divagations. Comme si je n'étais qu'un esprit dérangé, incapable de distinguer le réel de l'imaginaire.Mais je sais. Mon dieu, que je sais.La douleur d'Élodie est toujours là, une blessure ouverte dans le tissu de l'air. Une présence fantomatique qui attend que justice soit rendue. Et moi, je suis assise là, impuissante, rejetée par celui qui détient le pouvoir d'agir.Un coup frappé à la porte me fait sursauter si violemment que je renverse ma tasse de thé froid. Le liquide brun se répand sur le sol comme un mauvais présage.Qui ? Personne ne vient me voir. Personne.Le coup frappé again, plus