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Chapitre 2 — L’entrebâillement

Author: L'invincible
last update Last Updated: 2025-06-29 23:20:41

Hugo

Elle est entrée sans frapper.

Ou plutôt : elle a frappé trop doucement, comme si elle ne voulait pas vraiment que je l’entende. Un murmure contre le bois, un geste de pure forme. Juste assez pour que l’effraction paraisse polie. Et déjà, son prénom résonnait dans mon esprit, comme une note tenue trop longtemps.

Elle a ouvert la porte lentement, glissé sa tête, puis son corps. Sans hésitation. Une apparition. Parfaite. Calculée.

— Bonjour, professeur.

Elle a insisté sur le mot. Professeur. Une armure sur sa langue, mais qui sonnait déjà comme un jeu. Comme un gant lancé. À mi-chemin entre le respect et la provocation.

Je l’ai regardée. Trop longtemps.

Elle portait une robe noire aujourd’hui. Fluide. Une matière presque vivante, qui ondulait à chacun de ses pas. Elle avait noué ses cheveux, mais quelques mèches encadraient son visage avec un désordre trop maîtrisé pour être accidentel. Et toujours cette façon de s’asseoir… lente. Étudiée. Comme une caresse offerte au silence.

Elle s’est installée dans le fauteuil face à mon bureau, croisant les jambes sans un mot, laissant la robe glisser sur ses cuisses.

— Vous vouliez me parler de votre mémoire, je crois.

— Oui. Sur les figures de l’attente dans la littérature amoureuse.

Je lève les yeux. Elle me fixe déjà. Ce regard-là n’est pas celui d’une étudiante. C’est celui d’une femme. Qui sait. Qui sent.

L’attente. Évidemment.

Une part de moi sourit intérieurement. Une autre se raidit. Parce que je vois clair dans son choix. Ce n’est pas un sujet. C’est une offrande. Ou une attaque.

— Un angle précis ? ai-je demandé, en tentant de reprendre le dessus.

— L’attente comme mise en tension. Comme désir à l’état brut. Je pensais travailler sur Duras, Barthes… et peut-être Bataille.

Je m’appuie contre le dossier de mon fauteuil. Son ton est calme. Neutre. Mais ses genoux se sont rapprochés. Ses mains croisées sur ses cuisses, enserrant la robe. Il y a quelque chose d’officiel dans sa posture. Comme une audace parfaitement mise en scène.

— Vous pensez que l’attente peut suffire ? Que c’est une forme d’érotisme en soi ?

Elle incline la tête. Lentement. Ses cheveux effleurent sa clavicule. Son sourire est discret. Juste un frémissement dans la bouche.

— Ce n’est pas ce que vous avez dit, en cours, professeur ?

Que certaines tempêtes n’ont pas besoin d’éclater pour brûler ?

Ma mâchoire se crispe. Je retiens un souffle. Ce qu’elle fait… Ce qu’elle dit…

Elle me pousse sur une ligne que je n’ai pas choisie. Et pourtant, je n’ai pas envie de la repousser. C’est ça, le plus inquiétant.

Je baisse les yeux. Feuillette des papiers inutiles. Je veux la contenir. La cadrer. Me recentrer.

— C’est un angle intéressant. Il faudra veiller à ne pas tomber dans l’interprétation personnelle.

— Je ferai attention.

Elle marque une pause. Me laisse respirer. Puis :

— Même si, parfois, ce sont les lectures les plus personnelles qui laissent les traces les plus profondes… non ?

Je relève la tête. Brusquement.

Ses pupilles sont dilatées. Elle sourit à peine. Elle a conscience de chaque mot. De chaque silence. Elle joue avec mes frontières.

Je me lève. Je dois respirer. L’air est lourd, épais. Je marche vers la fenêtre, l’ouvre à peine. Dehors, juin étouffe. L’humidité s’accroche à tout. Même à mes pensées.

— Vous avez des textes de référence ? Des premiers jalons ?

Elle se lève aussi. Mais elle ne reste pas de son côté du bureau. Elle contourne. Me rejoint. Doucement. Trop près.

Elle entre dans mon espace. Dans mon air. Elle le trouble.

— J’ai commencé une liste. Mais…

Elle tend une feuille. Nos doigts se frôlent. À peine. Mais assez pour que mon pouls se détraque.

… j’aimerais surtout avoir les vôtres.

Je prends la feuille sans la lire. Je sens encore sa chaleur sur ma peau. Ridicule. Cinq secondes de contact. Et mon corps s’électrise.

Je recule. Un pas. Instinctivement.

Mais elle ne suit pas. Elle s’arrête. Elle reste là. Ancrée. Présente.

Et dans le silence, elle relance.

— Professeur… Vous pensez que l’attente est toujours passive ?

Ou qu’elle peut être… active ?

Je la regarde.

Elle ne bouge pas. Mais tout en elle parle. Son souffle. Sa posture. Son odeur. Elle est là, devant moi, comme un texte vivant. Un poème charnel, tendu à l’extrême.

Elle sait. Que je la vois. Que je la veux, peut-être.

Elle attend.

Elle n’attend pas ma réponse. Elle la connaît. Elle voit mon trouble, mes gestes un peu trop rapides, mon regard qui se détourne. Elle sent mes défenses tomber une à une.

Et elle ne frappe pas. Elle s’en va.

— Merci pour votre temps, dit-elle simplement.

Je vous enverrai un mail avec mes idées plus précises.

À jeudi prochain, professeur.

Elle se détourne. S’éloigne. Et chaque pas est un adieu suspendu. Ou une promesse.

Elle sort. Ferme la porte doucement.

Et je reste là. Seul. Figé.

Il y a ce parfum, dans la pièce. Léger. Presque fruité. Mais tenace. Comme si son corps avait marqué l’air.

Je ferme la porte à clé. Lentement. Je m’assieds. Mes mains tremblent à peine. Ma gorge est sèche.

Il va falloir que je mette un terme à ça. Vite.

Mais une voix me souffle, tout bas, déjà :

Tu ne veux pas arrêter.

Et je sais que cette voix…

C’est la sienne.

En moi.

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