ElioLe soleil descend lentement sur l’enceinte, teintant les murs de pierre d’un or fatigué.Il est dix-neuf heures passées.Elle n’a pas bougé.Je le sais parce que tout ici me revient : les images, les rapports, les silences. Le majordome m’a laissé un mot discret à côté de mon bureau. Toujours dans sa chambre. Il a cessé de proposer des plateaux depuis midi. Elle n’ouvre même plus sa porte.Elle a verrouillé son monde. Et elle y vit sans moi.Je rentre au domaine après avoir passé l’après-midi à faire le tour de mes points d’ancrage : la librairie, le parc, un appel à Hong Kong, un échange codé avec Milan. J’ai réglé deux problèmes, détruit une alliance, sauvé un contrat.Mais elle… elle reste la seule variable que je ne peux ni acheter, ni menacer efficacement.Elle est ce que j’ai toujours refusé d’admettre : un point fixe en dehors de mes lois.Et ça me ronge.J’entre dans ma salle de bain. L’eau coule chaude, comme une lame qui s’adoucit. Je retire ma chemise, mes gants, mes c
ElioLe thé fume dans sa tasse.Je ne bois jamais rien de chaud au réveil. Je préfère les chiffres glacés, les ordres tranchants, les agendas sans faille. Mais aujourd’hui, je laisse le liquide brûlant mordre mes lèvres, juste pour me rappeler ce qu’est la douleur maîtrisée.Le majordome entre, parfaitement à l’heure. Il incline à peine la tête.— Elle est réveillée, Monsieur. Nous avons entendu du mouvement.Je ne tourne pas la tête.— Dis-lui de venir.— Pour le petit-déjeuner, Monsieur ?— Oui , dans dix minutes , pas plus.Il s’incline de nouveau et disparaît dans un silence précieux. Je l’ai formé ainsi. Comme tous les autres ici : lisses, efficaces, sans émotion. Dans cette maison, on ne sert pas. On obéit.Je l’attends.Je fixe la chaise en face de moi. Vide.Elle est toujours vide.Neuf minutes.Je croque dans une tartine sans faim. J'attends pendant dix minutes, puis dix-sept minutes, mais elle ne descend toujours pas.SofiaJe suis dans ma chambre, plongée dans un livre avec
ElioLe claquement de mes chaussures sur le marbre est une promesse.Tranchant. Régulier. Froid.Comme un cœur dressé à battre pour la domination.Chaque pas mesure ma place dans ce monde : au sommet. Chaque regard fuyant me rappelle que tout ici se plie à ma volonté. La peur est un langage universel ; je parle couramment.« Où est Calderone ? » demandé-je sans ralentir.Le majordome presse le pas derrière moi, toujours une longueur d’écart. Il ne me dépasse jamais. Il sait ce que cela coûterait.— Dans le salon Est, Monsieur. Il vous attend depuis l’aube.Parfait.Les portes s’ouvrent sur un homme déjà trempé de sueur dans son costume de marque. Trop serré pour sa lâcheté. Trop cher pour sa valeur réelle. Il se lève, tend une main que je n’attrape pas. Je m’assieds. Il hésite, puis m’imite, nerveux.Je ne dis rien.Je le regarde s’effondrer de l’intérieur.« Tu devais livrer les caisses hier. »Il avale péniblement.— Il y a eu… un contretemps. Les douaniers… on n’a pas eu le temps d
Sofia Après avoir raccroché, je suis restée là. Immobile.Le téléphone contre ma poitrine. Le cœur qui cogne trop fort, trop vite, comme s’il cherchait à combler un vide que je ne peux plus ignorer. Comme s’il cherchait désespérément un point d’ancrage dans cette maison qui n’est pas la mienne. Qui ne l’a jamais été.Le silence ici est feutré, presque majestueux. Tout est trop lisse, trop bien huilé, comme si chaque objet avait été posé avec la précision d’un architecte maniaque. Une symétrie froide. Une perfection sans chaleur.Il n’est pas là. Et je le sens.Son absence n’est pas seulement un manque, c’est un soulagement coupable. Un espace dans l’air que je peux enfin habiter sans craindre de le déranger. Sans devoir anticiper ses humeurs ou ses silences.Je me lève lentement du fauteuil en cuir. Même mes gestes me semblent étrangers ici. Chaque meuble coûte probablement plus que mon ancien appartement entier. Tout respire la puissance. Le contrôle. L’autorité d’un homme qui n’a
SofiaJe n’ai pas fermé l’œil.Pas vraiment.Je suis restée allongée, les yeux grands ouverts, fixant ce plafond qui m’écrase un peu plus à chaque respiration.Chaque craquement du bois. Chaque soupir du silence. Chaque battement de mon cœur me ramenait à lui. À ce qu’il avait dit. À ce qu’il n’avait pas dit.Il est resté devant ma porte.Je l’ai senti.Son ombre.Sa chaleur.Son silence surtout.Mais il n’a pas frappé.Et moi, je n’ai pas bougé.Je me suis mordue les lèvres jusqu’au sang, pour ne pas céder. Pour ne pas me lever et ouvrir cette foutue porte, les bras tendus vers lui, comme une conne.Il doit faire l’effort.Pas moi.Je l’ai fait mille fois, l’effort. J’ai recousu, j’ai tendu la main, j’ai pardonné des silences, avalé des absences.Mais il ne suffit pas qu’il reste derrière une porte. Il faut qu’il entre. Qu’il parle. Qu’il ose.Et pourtant… il y a cette douleur. Ce vide dans la poitrine, cette sensation que quelque chose s’est fissuré en moi quand je l’ai vu rester là
ElioElle est partie.Pas fâchée.Pas en larmes.Pas brisée comme les autres.Juste… droite. Présente. Vivante.Et c’est peut-être ça qui me tue le plus.Je reste là, seul dans ce salon trop vaste, trop froid, à sentir la morsure de son absence s’imprimer sur ma peau.Son parfum est encore là, suspendu dans l’air, dans mes vêtements, dans mes nerfs à vif.Sa voix aussi, résonne.Ses mots. Tranchants. Injustes. Vrais.Tu veux tout contrôler.Tu veux qu’on t’approche, mais à la distance que tu fixes.Tu veux une complice, une amante, une marionnette. Pas une égale.Je serre les dents.Je pourrais casser quelque chose.La table basse, la lampe, un verre vide, ma main.Mais je reste immobile. Figé comme un môme à qui on vient d’enlever son jouet préféré.Sauf que ce n’est pas un jouet.C’est elle.Et elle ne m’appartient pas.Je me laisse tomber sur le canapé.Ma tête bascule en arrière.Je ferme les yeux.Et pendant une seconde, une toute petite seconde, je me demande ce que ça ferait…D