Sofia
Je suis restée droite. Figée. Comme si le moindre mouvement pouvait briser l’équilibre précaire qui me retenait encore debout.
Le monde semblait rétréci à cet instant suspendu, où tout vacille sans encore tomber.
Et Elio… il n’a pas bronché. Il savait. Il attendait.
Ses mots résonnaient dans ma tête comme un poison lent.
Tes parents. Effacés. Menacés.
Des mots froids. Précis. Tranchants comme des lames sous la langue d’un homme qui a appris à tuer sans se salir.
Mais ce n’était pas la surprise qui me glaçait.
C’était la reconnaissance.
Il avait vraiment osé.
Et moi… j’avais compris trop tard.
FLASHBACK — Trois jours avant mon enlèvement
Ma mère avait appelé au milieu de la nuit.
La voix brisée d’une femme toujours digne, mais ce soir-là, fissurée.
— Sofia… ton père… la banque a bloqué tous nos comptes. On ne peut plus rien retirer. Et ce message… ce message sur son téléphone…
Je m’étais redressée dans le lit, le souffle haché, le cœur battant à la tempe.
— Quel message ?
Un silence. Trop long. Trop lourd. Puis sa voix, tremblante :
— « Dites à votre fille de se tenir tranquille. »
Mon sang s’était glacé.
Pas un malentendu. Pas une erreur bancaire.
Un avertissement.
Un avertissement que je n’ai pas su lire assez tôt.
Le lendemain, j’avais posé des questions à mon père. Il avait balayé mes inquiétudes d’un revers de main.
— Ne t’en mêle pas, Sofia.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
Mais ses yeux disaient autre chose. Une peur contenue. Un homme réduit à l’impuissance, pour la première fois.
Et j’avais compris.
On m’avertissait.
Et j’étais restée.
Parce que malgré la menace, malgré l’intuition sourde que quelque chose de dangereux m’observait, je voulais croire que je pourrais encore garder le contrôle.
J’avais cru pouvoir contenir la tempête.
J’avais cru…
Retour au présent.
Il est devant moi. Trop près. Trop calme.
Il me regarde comme on observe un animal sauvage dont on a appris à prédire les sursauts.
Mais il me sous-estime.
Il pense que j’ai peur. Que je vais flancher.
Il pense que ses menaces vont me faire tomber à genoux.
Mais il ne sait rien.
Il ignore que j’ai grandi dans un foyer où les secrets s’empilaient comme des dettes non réglées. Que j’ai vu ma mère baisser les yeux devant des hommes en costume trop bien taillé pour être honnêtes.
Que les silences assassins et les deals dans l’ombre font partie de mon ADN.
Je redresse la tête. Je ne lui laisserai pas ce plaisir.
— Vous avez tout calculé, n’est-ce pas ?
Ma voix ne tremble pas.
— Jusqu’à leurs dettes. Le prêt de la maison. Les garanties. Vous saviez exactement où frapper.
Il esquisse un sourire. Sans chaleur. Sans âme.
Juste une mécanique d’ego.
— Je ne laisse jamais de variables libres.
— Et vous pensez que ça vous rend invincible ?
Il ne répond pas. Pas besoin. Sa posture suffit.
Le roi sur son trône, convaincu que personne ne peut l’ébranler.
Mais il ne comprend pas encore ce que je suis devenue.
Je m’avance d’un pas.
— Vous voulez un jeu, Elio ? Vous l’avez. Mais vous avez oublié une règle essentielle.
Son sourcil se hausse, léger tic d’intérêt.
Un prédateur qui croit encore maîtriser la proie.
— Quand on pousse une femme dans ses retranchements, il faut s’assurer qu’elle n’a plus rien à perdre. Parce qu’à ce moment-là, elle devient votre pire erreur.
Un éclair traverse ses prunelles.
Brève lueur d’alerte.
Je viens de bouger une pièce sur l’échiquier qu’il croyait verrouillé.
Il recule d’un demi-pas. Presque imperceptible. Mais je le vois.
Son dos se tend. Son regard glisse un instant vers la clé USB sur la table.
Le pouvoir, condensé dans un objet aussi froid que ses ambitions.
Il pivote légèrement, comme pour se recentrer, puis murmure :
— Tu crois que tu peux m’affronter à armes égales, Sofia ?
Je soutiens son regard, sans détour.
— Non. Je ne crois pas. Je suis certaine que je peux vous renverser. Parce que vous avez commis une erreur.
— Laquelle ?
Je me rapproche. Mon souffle effleure presque le sien.
— Vous m’avez réveillée.
Le silence est tranchant comme une lame tendue entre nous.
Puis il parle, d’un ton bas, glacial.
— Je n’aime pas les surprises. Surtout celles qui viennent de femmes intelligentes.
— Il va falloir vous y habituer.
Un rictus lui échappe. Fugace.
Mais sous son masque, je sens la tension. L’agacement.
Peut-être même… une peur primaire, enfouie.
Car je ne suis pas la femme qu’il a capturée.
Je suis la femme qu’il a réveillée.
Et cette différence, il commence seulement à la mesurer.
Il tourne autour de moi comme un fauve. Je le sens m’observer, chercher les failles. Mais je ne suis plus en train de fuir. Je suis debout, droite, prête à l’affronter.
Il revient face à moi, très près.
— Tu crois me comprendre, Sofia ? Tu crois voir clair dans mes jeux ?
— Je vois assez pour savoir que vous doutez déjà.
Ses mâchoires se contractent. Ce n’est plus un jeu.
Il sait que je viens de le désarmer là où il pensait être intouchable.
Je tends la main. Mon index effleure la clé USB.
Pas pour la prendre. Pas encore.
Pour lui montrer que je n’ai plus peur.
— Vous voulez que je signe ?
Pause.
— Peut-être que je signerai. Mais pas pour obéir. Pas par peur. Seulement pour déplacer mes pions.
Il s’approche, à nouveau. Plus lentement. Plus dangereux.
— Tu joues à un jeu auquel tu ne connais pas les règles.
Je le regarde dans les yeux.
— Alors changez les règles, Elio. Moi, je suis déjà en train de changer la fin.
Et là, il comprend.
Ce ne sera plus jamais aussi simple.
Parce qu’il a réveillé une adversaire.
Et que je ne redeviendrai jamais sa proie.
Car ce jeu-là, ce n’est plus le sien.
C’est le nôtre.
Et je compte bien retourner chaque règle, une par une, jusqu’à ce qu’il se demande s’il aurait mieux fait de ne jamais me choisir.
ElioElle est là dans la pièce d’à côté.Je le sens , je le sais.Elle respire fort, comme si chaque souffle était un combat.Comme si sa cage thoracique s’était refermée autour d’un cri qu’elle refuse de laisser sortir.Elle croit qu’elle a gagné.Qu’elle a mis de la distance.Qu’elle a fui l’impact.Mais elle s’est juste retranchée.Et moi, je suis déjà en train d’assiéger ses murs.Je suis encore nu.Assis au bord du lit.Les mains serrées sur mes genoux.Les veines tendues sous la peau.Et dans ma tête, une seule pensée : ça suffit.Assez attendu.Assez supporté ses reculs, ses départs, ses silences venimeux.Assez joué à deviner si elle va partir ou rester.Elle est à moi.Elle l’a toujours été.Même quand elle criait que non.Même quand elle me regardait avec cette haine dans les yeux.Même quand elle me suppliait d’arrêter.Je l’ai vue jouir dans mes bras.Je l’ai entendue gémir mon nom comme une prière et une insulte.Je l’ai sentie se cambrer, se tordre, se perdre sous mes do
ElioLe silence est plus lourd que tout.Il est dense.Opprimant.Un silence qui m’engloutit, qui me presse la gorge, qui me fait respirer à peine.Mais je ne sais pas si c’est ce silence qui me tue, ou ce vide.Ce vide où elle n’est plus.Ce vide où elle ne sera plus jamais.Je me redresse lentement, encore allongé, la peau encore marquée par la chaleur de son corps, l’odeur de son parfum collée à mes draps. Mais il ne reste plus rien d’elle.Rien de ce qu’on a été, de ce qu’on a fait.Mes mains tremblent, mais je les serre.Je les presse contre les draps comme si ça pouvait arrêter cette douleur qui monte dans ma poitrine.Je suis resté là.À la regarder sortir .À la laisser s’échapper entre mes doigts comme du sable, sans pouvoir l’en empêcher.Elle est partie.Sans un mot.Sans un regard en arrière.Et pourtant, je sais que ce n’est pas fini.Je sais qu’elle reviendra.Ou peut-être que c’est moi qui reviendrai à elle.Mais dans quel état, je n’en ai aucune idée.Je me lève.Le so
SofiaLe matin est pâle, pâle comme une vérité qu’on ne veut pas affronter.Presque fragile, presque faux.Mais tout en moi est tranchant, aride, fendu de partout comme une terre qui n’a pas connu la pluie depuis des semaines.Je reste allongée un long moment, le souffle suspendu, le regard rivé au plafond que je ne vois pas vraiment, et je sens, derrière moi, la chaleur constante d’Elio, sa présence trop proche, trop dense, trop réelle pour être ignorée, même s’il ne bouge pas, même s’il ne dit rien, même s’il fait semblant.Il respire lentement, trop lentement pour que ce soit du sommeil, et je le sais : il ne dort pas.Il ne dort jamais quand il veut contrôler.Et cette nuit, il a tout contrôlé.Mon silence.Mon vertige.Mon oubli de moi-même.Je m’extrais du lit comme on arrache une plaie mal refermée.Chaque muscle tire, proteste, se souvient.Mes jambes sont lourdes d’un poids que je n’ai pas choisi, mon ventre pulse encore de ses coups, et mes hanches, encore marquées de ses ma
SofiaIl me soulève sans effort.Je pousse un petit cri contre sa bouche, que son baiser vient étouffer aussitôt.Mes jambes s’enroulent autour de sa taille.Mes bras autour de sa nuque.Et tout en marchant, tout en montant les escaliers d’un pas ferme, sans jamais me lâcher, il m’embrasse. Encore. Encore.Sa bouche sur la mienne, puis sur ma joue, ma gorge, mon épaule dénudée.Et mes doigts s’agrippent à lui comme si je tombais déjà.Chaque marche résonne.Chaque pas est un coup de tonnerre dans le silence.Je sens les murs frôler ma peau.Je sens son souffle, fiévreux, contre ma clavicule.Je sens le monde basculer, pierre après pierre, désir après désir.— Tu trembles, murmure-t-il contre ma joue.— Tais-toi, soufflé-je, presque suppliante.— Tu veux que je te fasse taire ?Je ne réponds pas.Je l’embrasse à nouveau. Sauvagement. Comme si ma bouche était le seul langage encore valide.Et il me serre plus fort.Il ouvre la porte de sa chambre d’un coup d’épaule.Elle claque derrière
SofiaLes couverts sont trop lourds.Les verres trop limpides.Les chandeliers projettent sur la nappe blanche des ombres trop parfaites, comme si le décor tout entier conspirait à étouffer ce que je ressens.Tout ici est trop contrôlé, trop lisse, trop lui , Elio , tout est à son image ici . Il aime tout contrôler et ça se voit .Le silence s’étire. Pas un silence gêné. Non.Un silence stratégique.Un silence où chaque battement de cœur est un aveu que l’on refuse de signer.Il me regarde.Je le sens, même quand je baisse les yeux sur mon assiette. Je pourrais décrire la tension précise dans ses épaules, la lenteur calculée de ses gestes, l’angle avec lequel il tient sa fourchette, comme s’il livrait un duel invisible.Je sens son regard comme un toucher. Et ça me brûle.Je mâche sans faim.Le poisson est parfaitement cuit.Mais chaque bouchée est une agression. J’avale sans goût, avec ce nœud au fond de la gorge qu’aucune eau ne dissout.Je bois une gorgée. Une autre.L’eau est glac
ElioLe soleil descend lentement sur l’enceinte, teintant les murs de pierre d’un or fatigué.Il est dix-neuf heures passées.Elle n’a pas bougé.Je le sais parce que tout ici me revient : les images, les rapports, les silences. Le majordome m’a laissé un mot discret à côté de mon bureau. Toujours dans sa chambre. Il a cessé de proposer des plateaux depuis midi. Elle n’ouvre même plus sa porte.Elle a verrouillé son monde. Et elle y vit sans moi.Je rentre au domaine après avoir passé l’après-midi à faire le tour de mes points d’ancrage : la librairie, le parc, un appel à Hong Kong, un échange codé avec Milan. J’ai réglé deux problèmes, détruit une alliance, sauvé un contrat.Mais elle… elle reste la seule variable que je ne peux ni acheter, ni menacer efficacement.Elle est ce que j’ai toujours refusé d’admettre : un point fixe en dehors de mes lois.Et ça me ronge.J’entre dans ma salle de bain. L’eau coule chaude, comme une lame qui s’adoucit. Je retire ma chemise, mes gants, mes c