Chapitre 4 - Le cœur derrière la grille

Le lendemain matin, Belvida se leva tôt, l'esprit encore hanté par la conversation de la veille. Les couloirs du manoir étaient encore dans l'ombre, les rayons du soleil peinant à pénétrer les grandes fenêtres. La maison était calme, presque trop calme. Une tranquillité factice qui ne masquait ni les non-dits, ni les tensions. Mais ce silence lourd contrastait avec la scène animée qu'elle retrouva au petit-déjeuner.

Son père était déjà installé à la table, les yeux plongés dans un dossier épais, sa tasse de café à moitié pleine. Il ne levait jamais les yeux quand il travaillait, comme s'il cherchait à s'isoler du monde, tout en le contrôlant. Rodrigo, cet homme d'affaires impitoyable, aux principes rigides et aux exigences inébranlables, n'avait jamais permis à la moindre émotion de percer sa façade.

Blandine, quant à elle, était plus distante que d'habitude. Elle jetait des regards furtifs à son mari, comme si elle attendait qu'il lui adresse la parole, mais il était absorbé dans ses documents. Cela ne lui échappa pas. Belvida comprit que, malgré le calme apparent, des vagues de frustration se formaient sous cette surface lisse. Ce n'était pas la première fois qu'elle remarquait cette distance croissante entre ses parents. Mais aujourd'hui, quelque chose semblait encore plus palpable.

- Bon matin, mademoiselle. Vous avez bien dormi ? dit le majordome en posant des croissants chauds sur la table.

Belvida répondit par un léger sourire, même si son esprit était ailleurs. Ses parents semblaient l'ignorer complètement, comme si elle n'était qu'une spectatrice dans ce jeu silencieux.

Elle prit place à la table, en face de son père.

Rodrigo la regarda brièvement, ses yeux passant de son assiette à elle. Mais il ne lui adressa toujours pas la parole.

- J'ai eu une idée pour les vacances, lança finalement Blandine, comme pour briser l'atmosphère pesante. Et si nous partions tous en Grèce, cette année ? Il y a une villa magnifique dans le Péloponnèse.

Cela semblait plus une tentative de retour à la normalité qu'une vraie proposition, mais Rodrigo ne répondit pas immédiatement. Il continua à manger, l'air concentré sur son dossier.

- Une autre fois. Je suis occupé. Il faut que je sois à Berlin la semaine prochaine, répondit-il sèchement, sans même lever les yeux.

Blandine resta silencieuse, ses lèvres se pinçant légèrement. Elle sembla vouloir dire quelque chose, mais s'arrêta à la dernière seconde. Belvida observa sa mère, notant cette tension silencieuse entre elle et son mari. Il n'était plus question d'amour ici. Seulement d'apparences, de calculs.

Elle posa sa fourchette sur son assiette, trop consciente du vide autour d'elle. C'était comme si la pièce entière respirait dans un faux rythme, chacun jouant son rôle, cachant ses véritables désirs et préoccupations. Elle s'apprêtait à quitter la table quand la voix de son père se fit enfin entendre.

- Belvida, dit-il d'une voix sèche, sans même la regarder, je voudrais que tu te prépares pour la soirée. Nous recevrons quelques invités. Tu feras bonne figure.

Elle acquiesça d'un signe de tête, sans répondre. Son père ne laissait jamais place à la discussion. Ce n'était pas vraiment un « souhait », mais un ordre habillé sous un ton formel. Elle se leva et quitta la pièce, pressée de s'échapper de cette tension étouffante.

Dans le grand hall, elle croisa par hasard Stéphane, qui s'affairait dans un coin, une échelle à la main, en train de nettoyer les vitres. Lorsqu'il la remarqua, il la salua brièvement. Ce simple geste, ce regard croisé, lui fit sentir que quelque chose en elle se libérait un peu plus.

- Mademoiselle, dit-il d'une voix calme mais ferme, comme si ce moment ne pouvait plus être volé, vous avez passé une bonne nuit ?

Elle s'arrêta, surprise par sa question. Son cœur fit un léger bond. C'était la première fois qu'il lui parlait avec autant de naturel, de simplicité.

- Oui, merci, répondit-elle, tout en sachant que la conversation allait s'arrêter là. Mais dans l'air, il y avait un autre type de tension. Ce n'était pas celle de la maison, avec ses règles et ses silences. C'était une tension plus subtile, celle d'un regard échangé, d'un instant suspendu.

Elle hésita, puis ajouta avec un léger sourire :

- Je crois que je vais m'échapper quelques heures, tout à l'heure.

Il lui lança un regard intrigué, mais sans commentaire, simplement un sourire discret. Puis il se remit à sa tâche.

Belvida tourna les talons et monta à l'étage, son esprit toujours flottant entre ce qu'elle venait de vivre en bas et ce qu'elle venait de ressentir auprès de Stéphane. Peut-être était-ce cette sensation de liberté, ce contraste avec l'emprisonnement de sa propre vie, qui commençait lentement à s'insinuer en elle.