Ophélie
Les hôtels de luxe ont tous la même odeur, un mélange de cire, de linge trop blanc et de parfum artificiel qui flotte dans l’air. Quand je pousse la porte tambour, j’ai toujours l’impression de pénétrer dans un monde parallèle, une bulle où rien n’existe en dehors de l’apparat, où chaque détail est pensé pour briller, mais où tout respire au fond la solitude. Les tapis trop épais étouffent le bruit de mes talons, les lustres étincellent comme des pièges dorés, et chaque regard qui se pose sur moi semble chercher à deviner ce que je viens faire ici.
Je marche vers l’ascenseur avec cette démarche que j’ai apprise, souple, mesurée, comme si j’étais née pour ces lieux alors que je n’en suis qu’une passagère clandestine. À l’intérieur, mon reflet se projette dans la paroi métallique. Je vois une étrangère. Une robe de satin noir qui épouse mes hanches, des lèvres trop rouges, des yeux soulignés d’un khôl qui tente de masquer la fatigue. Une image fabriquée, un masque que j’ai fini par porter comme une seconde peau. J’ai envie de rire de cette caricature ou de pleurer, je ne sais pas.
La réception m’a donné le numéro de chambre : 608. J’ai murmuré ce chiffre comme une litanie tout au long du couloir. Chaque porte derrière laquelle je suis déjà entrée a pris quelque chose de moi, une miette de mon âme, une parcelle de mon innocence. Et pourtant mes pas ne s’arrêtent pas, parce qu’il le faut.
Devant la porte, mon cœur cogne plus fort qu’il ne devrait. J’ai beau me répéter que ce n’est pas la première fois, la peur revient toujours, ce vertige sourd qui me donne envie de m’enfuir. J’appuie sur la sonnette. Le temps se suspend.
La porte s’ouvre.
Je reste figée. Parce que l’homme qui apparaît n’a rien à voir avec ceux que je connais. Pas de costume criard, pas de sourire vulgaire, pas ce regard lourd qui me catalogue. Il est simplement là, chemise entrouverte, les manches retroussées, et ce visage grave qui n’a pas besoin de forcer pour imposer le silence. Ses yeux, sombres, intenses, se posent sur moi sans insistance, comme s’il voulait me voir et non m’acheter.
Je retiens ma respiration.
Il dit seulement :
— Entrez.
Sa voix grave vibre dans ma poitrine, un mélange de douceur et d’autorité. Je franchis le seuil et découvre la chambre. Immense, dorée, tapissée de miroirs. Je déteste ces miroirs. Ils me renvoient mille reflets de moi-même, mille silhouettes que je ne reconnais pas, comme si je ne pouvais jamais échapper à mon rôle.
Je m’avance, pose mon sac près d’un fauteuil, et déjà je prépare mes phrases automatiques, celles que je sers pour créer de la distance. Mais il m’arrête.
— Je n’ai pas besoin que vous parliez.
Je relève les yeux. Et dans son regard, je sens qu’il ne ment pas.
Il avance vers moi, sans précipitation, chaque pas résonne comme un battement sourd dans mon corps. Je voudrais reculer, garder le contrôle, redevenir cette femme de façade. Mais je ne peux pas. Je reste là, hypnotisée.
Quand ses doigts se posent sur ma joue, ma peau s’embrase. Je ferme les yeux malgré moi. Je devrais me protéger, me rappeler que tout cela est faux, qu’il ne s’agit que d’un travail. Mais tout s’efface. Il me regarde avec une intensité qui m’ôte toute défense, comme si mes artifices s’effondraient les uns après les autres.
Je tremble pas de peur. D’un vertige inconnu.
Ses lèvres trouvent les miennes et je me perds. Le baiser est lent, brûlant, presque tendre. Rien à voir avec la hâte ou la brutalité des autres. Je sens mon corps s’ouvrir malgré moi, mes mains se crispent contre son torse, mes genoux vacillent.
Il me guide vers le lit sans brusquerie, ses gestes sont précis, sûrs, comme s’il me connaissait déjà. Mes vêtements tombent un à un, le satin glisse sur ma peau comme de l’eau, et je n’ai plus la force de jouer un rôle. Je ne suis plus la call girl, je suis une femme qui cède, qui brûle, qui renaît.
Chaque caresse est une déflagration, chaque baiser une morsure douce qui me rappelle que je suis encore vivante. Je n’ai jamais ressenti ça. Pas avec un client, pas avec un amant. C’est autre chose. Comme si, au-delà du désir, il cherchait à me briser et à me réparer en même temps.
Je gémis contre sa bouche, mes doigts s’accrochent à sa nuque, mes cuisses s’ouvrent d’elles-mêmes comme si mon corps avait décidé avant moi. Les miroirs m’entourent, me renvoient mille reflets de ma nudité offerte, et pour une fois je ne détourne pas le regard. Parce que dans ses yeux à lui, je me vois autrement. Pas comme une femme vendue, mais comme une femme désirée, choisie.
La nuit s’étire comme une transe. Ses mains, sa bouche, son souffle, tout me dévore et me délivre. Je me laisse emporter, sans barrière, sans masque, comme si je savais déjà que cette nuit ne se répétera jamais et que je dois la vivre jusqu’au bout.
Quand je m’abandonne enfin, dans un gémissement étouffé, je sens que ce n’est pas seulement mon corps qui cède, c’est tout le reste. Une partie de moi que je croyais morte vient de renaître dans ses bras.
Et au fond de moi, une certitude se
grave déjà : je ne pourrai jamais l’oublier.
ÉLODIELe vent gifle mon visage quand je monte dans la voiture, mes mains tremblent sur le volant, je n’arrive même pas à mettre la clé dans le contact. Ma respiration est saccadée, ma vue trouble. Tout ce que je vois, c’est la porte derrière moi, cette porte que j’ai claquée comme on ferme un chapitre, et pourtant je sens encore son odeur, sa voix, son silence.Je veux partir, m’arracher à tout ça, m’éloigner de cette maison maudite, de cette mascarade.— Élodie !Sa voix.Marc.Je ferme les yeux, mais le bruit de ses pas se rapproche, pressé, désespéré. Il me rattrape avant que je puisse fuir. Sa main se pose sur la portière, m’empêchant de l’ouvrir.— Laisse-moi, Marc. Laisse-moi partir.— Non. Pas comme ça.Il se penche, son visage à quelques centimètres du mien, ses yeux pleins d’une panique que je n’avais jamais vue. Le vent emporte nos mots, mais je l’entends encore, ce ton brisé, cet homme qui essaie de rattraper l’irréparable.— Élodie, tu ne peux pas partir, murmure-t-il. Ce
ÉLODIELe silence après la phrase de la grand-mère n’a rien d’un silence ordinaire.C’est une suspension du monde, une fissure dans la réalité.Tout s’arrête.Même la respiration de la maison semble s’éteindre.Je reste là, droite, les muscles tendus, le cœur battant trop fort. Ophélie est toujours assise, les jambes croisées, un léger sourire aux lèvres, ce genre de sourire qui ne dit pas « je suis désolée » mais « j’ai gagné ». Ses doigts glissent nonchalamment sur le velours du canapé, caressant l’accoudoir comme si c’était déjà le sien. Comme si elle marquait son territoire.Chaque geste qu’elle fait m’écorche les nerfs.Je la hais. Physiquement. Intensément.Et pourtant, elle reste là, impassible, tranquille, le menton légèrement relevé.Je voudrais hurler, la gifler, la tirer par les cheveux jusqu’à la porte et la jeter dehors.Mais mon corps ne bouge pas.Ma rage est trop grande, elle me paralyse.— Non, dis-je enfin, d’une voix rauque, étranglée. Non. Elle ne reste pas ici.Pa
ÉLODIEJe pensais que cette journée serait tranquille, que nous pourrions enfin retrouver Marc et moi un peu de sérénité dans la maison familiale, quand je sens un frisson parcourir mon dos. Quelque chose cloche. L’air semble chargé, lourd, presque oppressant, et mon instinct me crie que je ne suis pas seule dans le confort feutré de notre intimité.Marc est près de moi, calme, mais je perçois un léger tressaillement dans sa posture, un éclair de surprise qu’il s’efforce de contenir. Moi, mon estomac se noue, mes mains deviennent moites, mes doigts s’accrochent au rebord de mon sac comme pour m’ancrer à la réalité.— Marc… quelque chose… je sens… je sais pas…Il fronce légèrement les sourcils, scrutant la maison comme pour vérifier ce que je pressens déjà.— Qu’est-ce qu’il se passe ? murmure-t-il, la voix basse, inquièteJe ne peux répondre. Mon regard se tourne vers l’escalier, et là, je la vois. Cette femme de mauvaise orgues : Ophélie , elle descend lentement, chaque pas mesuré, c
ÉLODIELa semaine de lune de miel s’achève comme un souffle que l’on retient trop longtemps avant de revenir à la réalité, et pourtant chaque instant passé avec Marc semble s’être gravé dans ma chair, dans mes sens, dans ma mémoire, comme si l’océan avait emporté tous les doutes pour les remplacer par une chaleur étourdissante . Mais à présent le soleil s’élève au-dessus de nos têtes, implacable, et nous rappelle que nous devons retrouver notre maison, notre quotidien, et surtout la demeure où trois femmes m’attendent, chacune portant sur elle le poids de l’histoire de Marc, chacune détentrice d’une part de son univers que je n’ai encore qu’effleurée .Nous roulons côte à côte sur l’autoroute bordée d’arbres en fleurs, le vent entrouvre légèrement les vitres, et je sens l’odeur du cuir mêlée à celle des pins et de l’air salin, une odeur qui me rappelle la mer mais qui, paradoxalement, ne fait qu’accroître mon appréhension. Marc conduit en silence, son visage fermé, ses doigts crispé
ÉlodieLa nuit s’est étirée comme une étoffe de soie sur nos corps encore fiévreux, bercée par le ressac de l’océan et la respiration régulière de Marc contre ma nuque, mais je ne dors pas, je n’y parviens pas, mes yeux grands ouverts scrutent la pâleur de la lune filtrant à travers les rideaux, et au milieu de cette paix apparente un souvenir s’impose, brutal, indélébile, comme une écharde plantée dans ma chair : cette femme, son cri, son ventre arrondi, son accusation qui a glacé l’assemblée entière au moment même où nous échangions nos vœux.Je sens ma gorge se serrer, mon ventre se nouer, et soudain je sais que je ne peux plus attendre, que je ne peux pas m’enfermer dans cette bulle dorée sans chercher à comprendre. J’inspire profondément, je me redresse légèrement, mes cheveux encore épars sur ses épaules, et ma voix tremble quand je murmure :— Marc…Il entrouvre les yeux, surpris, encore alourdis de sommeil et de satiété.— Qu’est-ce qu’il y a, Élodie ?Je détourne le regard, i
ÉlodieL’avion s’éloigne, minuscule point dans le ciel, et il ne reste plus que le bruit régulier des vagues, cette respiration profonde de l’océan qui semble battre à l’unisson avec mon cœur. Le sable blanc s’étend à perte de vue, brûlant et doux sous mes pieds nus, la mer reflète les dernières lueurs du jour, et la villa nous attend, comme un écrin isolé, une cage dorée offerte par nos familles… mais une cage dont je n’ai plus peur.Marc marche à mes côtés, ses pas calmes, ses yeux toujours tournés vers l’horizon, comme s’il cherchait à y lire les réponses à toutes les questions qu’il ne prononce pas. Je le regarde, incapable de détacher mes yeux de lui : cet homme est mon mari désormais, mon époux, et pourtant il m’échappe encore, enfermé dans ses silences, dans sa fierté, dans cette réserve héritée de son éducation stricte. Mais ce soir, je le sens, les murs commencent à se fissurer.Je me rapproche, je glisse ma main dans la sienne, et je murmure :— Tu n’as plus besoin de jouer