Ophélie
Sept mois se sont écoulés depuis cette nuit qui a bouleversé ma vie, sept mois de changements silencieux mais irréversibles. Mon ventre s’arrondit chaque jour un peu plus, et avec lui, la certitude que je ne pourrai jamais revenir en arrière. Je sens mon corps transformer la mémoire de cette nuit en vie, en ce petit être qui bouge maintenant contre ma peau, un garçon dont je ne connais ni le nom, ni le visage exact de son père, juste un souvenir flou, un éclat de regard que je n’arrive pas à effacer.
Je revois encore ce matin-là, celui où j’ai découvert ce test de grossesse qui changea tout. Je me rappelle l’avoir pris machinalement, presque incrédule, et avoir fixé les deux petites lignes roses, impossibles à ignorer. Je me suis sentie désemparée, fragile, et en même temps étrangement exaltée. La vie avait surgi dans mon corps comme un éclair inattendu, un mélange de peur et d’émerveillement que je n’avais jamais ressenti auparavant.
Je me souviens avoir pensé : Est-ce possible ? Moi ? Maintenant ? Mon esprit a tourbillonné, repassant chaque détail de cette nuit fatale, chaque souffle, chaque contact, chaque frisson de plaisir brutal. Et puis une sensation étrange, profonde, m’a envahie : l’enfant que je portais était un fragment de cette nuit, un souvenir vivant de ce feu qui avait brûlé tout mon être.
Je me revois appeler Léa, la voix tremblante, l’émotion à peine contenue :
— Léa… je… je suis enceinte.
Elle a ri, un rire doux, rempli de joie et d’incrédulité, avant de me prendre dans ses bras. Ce moment m’avait bouleversée autant qu’il m’avait soulagée. Enfin, il y avait quelque chose à chérir, quelque chose de tangible au lieu de cette nuit insaisissable. Mais en même temps, une part de moi s’était figée : je ne connaissais pas son père, je n’avais que ce visage flou, ces yeux sombres et brûlants, ce souvenir qui me hantait encore.
Aujourd’hui, assise sur le canapé, mon ventre rond contre mes mains, Léa est là à mes côtés, massant doucement mes épaules endolories. Ses gestes sont précis, attentifs, emplis d’une tendresse qui me réchauffe le cœur. Je ferme les yeux et soupire.
— Alors… tu n’as toujours aucune nouvelle de lui ? me demande-t-elle, sa voix douce mais curieuse.
Je secoue la tête, et un sourire fatigué se dessine sur mes lèvres.
— Non… Je n’ai rien cherché non plus, avouai-je. Fatiguée de chercher, fatiguée de courir après un fantôme que je ne peux attraper. Je ne sais même pas si je veux le retrouver, en fait… je veux juste que mon fils naisse et que je puisse lui offrir une vie sans ce poids.
Elle me regarde avec une tendresse infinie, ses doigts caressant mon bras comme pour me soutenir plus encore que mes propres forces.
— Ophélie… ce n’est pas facile, je sais… Mais tu ne peux pas rester seule avec tout ça. Il faut que tu aies du soutien, et moi je serai là, toujours, pour toi.
Je souris à travers ma fatigue, laissant mes yeux errer sur le plafond, sur les ombres de la pièce. Mon fils, conçu dans un instant de passion sauvage, reste un secret, un trésor et une énigme. Et pourtant, cette vie grandit en moi, me rappelle que malgré tout, le monde continue, que l’amour et la surprise peuvent surgir même dans le chaos le plus inattendu.
Léa change de ton, plus enjoué, presque espiègle :
— Demain, il faut que tu viennes avec moi à ce mariage… Tu as besoin de sortir, de respirer autre chose que les murs et les rendez-vous médicaux, de te rappeler que tu peux encore être Ophélie, pas seulement maman.
Je fronce légèrement les sourcils, hésitante. L’idée de me montrer en public, ronde et enceinte, me fait peur. La fatigue m’écrase, les regards me terrifient, mais… une part de moi, celle qui avait encore goûté au vertige et à l’abandon de la nuit, murmure qu’un changement, même minime, pourrait faire du bien.
— Très bien… j’essaierai, dis-je enfin, presque à contre-cœur. Pour toi. Pour nous.
Léa sourit, rayonnante. Elle comprend, elle sait que c’est un petit pas, mais un pas important.
— Tu verras, ce sera bien. Juste toi et moi, un peu de musique, des fleurs, des robes et du vin… Tu oublieras tout le reste, au moins pour quelques heures.
Je hoche la tête, essayant d’imaginer ce monde léger dont elle parle, un monde sans obsession, sans traces de la nuit passée, où mon fils n’est qu’un espoir et non un rappel constant. Mais quelque part, dans un coin de mon esprit, le visage de l’homme que je ne connais pas, ce regard intense, ce souffle brûlant, refuse de s’effacer complètement.
Demain, je serai Ophélie, enceinte, fragilisée et fatiguée, mais je serai là. Et depuis sept mois, je me sens prête à laisser un peu de lumière entrer dans mon monde, même si les ombres de cette nuit ne me quitteront jamais entièrement.
ÉLODIELe vent gifle mon visage quand je monte dans la voiture, mes mains tremblent sur le volant, je n’arrive même pas à mettre la clé dans le contact. Ma respiration est saccadée, ma vue trouble. Tout ce que je vois, c’est la porte derrière moi, cette porte que j’ai claquée comme on ferme un chapitre, et pourtant je sens encore son odeur, sa voix, son silence.Je veux partir, m’arracher à tout ça, m’éloigner de cette maison maudite, de cette mascarade.— Élodie !Sa voix.Marc.Je ferme les yeux, mais le bruit de ses pas se rapproche, pressé, désespéré. Il me rattrape avant que je puisse fuir. Sa main se pose sur la portière, m’empêchant de l’ouvrir.— Laisse-moi, Marc. Laisse-moi partir.— Non. Pas comme ça.Il se penche, son visage à quelques centimètres du mien, ses yeux pleins d’une panique que je n’avais jamais vue. Le vent emporte nos mots, mais je l’entends encore, ce ton brisé, cet homme qui essaie de rattraper l’irréparable.— Élodie, tu ne peux pas partir, murmure-t-il. Ce
ÉLODIELe silence après la phrase de la grand-mère n’a rien d’un silence ordinaire.C’est une suspension du monde, une fissure dans la réalité.Tout s’arrête.Même la respiration de la maison semble s’éteindre.Je reste là, droite, les muscles tendus, le cœur battant trop fort. Ophélie est toujours assise, les jambes croisées, un léger sourire aux lèvres, ce genre de sourire qui ne dit pas « je suis désolée » mais « j’ai gagné ». Ses doigts glissent nonchalamment sur le velours du canapé, caressant l’accoudoir comme si c’était déjà le sien. Comme si elle marquait son territoire.Chaque geste qu’elle fait m’écorche les nerfs.Je la hais. Physiquement. Intensément.Et pourtant, elle reste là, impassible, tranquille, le menton légèrement relevé.Je voudrais hurler, la gifler, la tirer par les cheveux jusqu’à la porte et la jeter dehors.Mais mon corps ne bouge pas.Ma rage est trop grande, elle me paralyse.— Non, dis-je enfin, d’une voix rauque, étranglée. Non. Elle ne reste pas ici.Pa
ÉLODIEJe pensais que cette journée serait tranquille, que nous pourrions enfin retrouver Marc et moi un peu de sérénité dans la maison familiale, quand je sens un frisson parcourir mon dos. Quelque chose cloche. L’air semble chargé, lourd, presque oppressant, et mon instinct me crie que je ne suis pas seule dans le confort feutré de notre intimité.Marc est près de moi, calme, mais je perçois un léger tressaillement dans sa posture, un éclair de surprise qu’il s’efforce de contenir. Moi, mon estomac se noue, mes mains deviennent moites, mes doigts s’accrochent au rebord de mon sac comme pour m’ancrer à la réalité.— Marc… quelque chose… je sens… je sais pas…Il fronce légèrement les sourcils, scrutant la maison comme pour vérifier ce que je pressens déjà.— Qu’est-ce qu’il se passe ? murmure-t-il, la voix basse, inquièteJe ne peux répondre. Mon regard se tourne vers l’escalier, et là, je la vois. Cette femme de mauvaise orgues : Ophélie , elle descend lentement, chaque pas mesuré, c
ÉLODIELa semaine de lune de miel s’achève comme un souffle que l’on retient trop longtemps avant de revenir à la réalité, et pourtant chaque instant passé avec Marc semble s’être gravé dans ma chair, dans mes sens, dans ma mémoire, comme si l’océan avait emporté tous les doutes pour les remplacer par une chaleur étourdissante . Mais à présent le soleil s’élève au-dessus de nos têtes, implacable, et nous rappelle que nous devons retrouver notre maison, notre quotidien, et surtout la demeure où trois femmes m’attendent, chacune portant sur elle le poids de l’histoire de Marc, chacune détentrice d’une part de son univers que je n’ai encore qu’effleurée .Nous roulons côte à côte sur l’autoroute bordée d’arbres en fleurs, le vent entrouvre légèrement les vitres, et je sens l’odeur du cuir mêlée à celle des pins et de l’air salin, une odeur qui me rappelle la mer mais qui, paradoxalement, ne fait qu’accroître mon appréhension. Marc conduit en silence, son visage fermé, ses doigts crispé
ÉlodieLa nuit s’est étirée comme une étoffe de soie sur nos corps encore fiévreux, bercée par le ressac de l’océan et la respiration régulière de Marc contre ma nuque, mais je ne dors pas, je n’y parviens pas, mes yeux grands ouverts scrutent la pâleur de la lune filtrant à travers les rideaux, et au milieu de cette paix apparente un souvenir s’impose, brutal, indélébile, comme une écharde plantée dans ma chair : cette femme, son cri, son ventre arrondi, son accusation qui a glacé l’assemblée entière au moment même où nous échangions nos vœux.Je sens ma gorge se serrer, mon ventre se nouer, et soudain je sais que je ne peux plus attendre, que je ne peux pas m’enfermer dans cette bulle dorée sans chercher à comprendre. J’inspire profondément, je me redresse légèrement, mes cheveux encore épars sur ses épaules, et ma voix tremble quand je murmure :— Marc…Il entrouvre les yeux, surpris, encore alourdis de sommeil et de satiété.— Qu’est-ce qu’il y a, Élodie ?Je détourne le regard, i
ÉlodieL’avion s’éloigne, minuscule point dans le ciel, et il ne reste plus que le bruit régulier des vagues, cette respiration profonde de l’océan qui semble battre à l’unisson avec mon cœur. Le sable blanc s’étend à perte de vue, brûlant et doux sous mes pieds nus, la mer reflète les dernières lueurs du jour, et la villa nous attend, comme un écrin isolé, une cage dorée offerte par nos familles… mais une cage dont je n’ai plus peur.Marc marche à mes côtés, ses pas calmes, ses yeux toujours tournés vers l’horizon, comme s’il cherchait à y lire les réponses à toutes les questions qu’il ne prononce pas. Je le regarde, incapable de détacher mes yeux de lui : cet homme est mon mari désormais, mon époux, et pourtant il m’échappe encore, enfermé dans ses silences, dans sa fierté, dans cette réserve héritée de son éducation stricte. Mais ce soir, je le sens, les murs commencent à se fissurer.Je me rapproche, je glisse ma main dans la sienne, et je murmure :— Tu n’as plus besoin de jouer