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Chapitre 4 : La Pierre-Mémoire

Author: Nicemz
last update Last Updated: 2025-06-16 21:24:28

Le vent s’était levé, froid et tranchant, comme s’il venait d’un autre âge. Elara marchait depuis l’aube à travers une lande désolée, balayée par la brume. Derrière elle, les bois noirs du Val de Cendres s’effaçaient peu à peu. Devant, un plateau s’élevait, creusé de failles d’où s’échappait une lumière dorée étrange, irréelle. L’air y vibrait d’une magie ancienne, dense, presque vivante.

Elle consulta sa carte. Les lignes qu’elle y avait tracées à la plume semblaient bouger, se déformer à mesure qu’elle approchait du plateau. Ce lieu ne voulait pas être fixé, pas encore. Elle sut alors qu’elle était proche de son objectif : la Pierre-Mémoire, un vestige oublié dont parlait une rumeur arrachée à un manuscrit rongé par le temps.

La légende disait que celui qui touchait la Pierre verrait le passé du monde. Pas des souvenirs ordinaires, mais des vérités scellées, des fragments de l’histoire d’avant la fracture. Certains avaient été brisés par cette vision. D'autres n’étaient jamais revenus.

Kaelen n'était pas avec elle. Il l’avait attendue aux confins du Val, incapable de traverser une barrière magique qui réagissait violemment à son sang. « Seuls les innocents peuvent franchir la frontière des mémoires », avait-il murmuré, amer. Innocente… Elle ne s’était jamais sentie aussi fautive et perdue qu’en ce moment.

Le cœur battant, Elara posa un pied sur le plateau. Le sol était chaud, presque vivant, comme si le monde respirait sous ses bottes. Au centre, un monolithe de pierre noire se dressait, veiné de lignes argentées qui pulsaient lentement, au rythme de quelque chose… ou de quelqu’un.

Elle s’approcha avec précaution. Il n’y avait aucun bruit, si ce n’est celui de son souffle court. Pas d’oiseaux, pas d’insectes. Le silence semblait attendre.

Lorsque ses doigts effleurèrent la surface de la pierre, un choc électrique la traversa. Ses genoux cédèrent et le monde bascula.

Elle n’était plus sur le plateau. Devant elle, un monde lumineux, intact, sans cicatrice ni faille. Des tours d’ivoire se dressaient entre des forêts d’émeraude. Des fleuves cristallins coulaient paisiblement à travers les cités. Dans les cieux, des créatures ailées, majestueuses, tournaient lentement autour d’un soleil plus doré que dans sa réalité.

Puis vinrent les ombres.

Un conseil secret. Des humains, drapés de robes rouges, leurs mains tachées de l’encre des pactes interdits. Des cartes, comme les siennes, mais gravées de runes interdites. Et à leurs côtés… Kaelen.

Pas le Kaelen qu’elle connaissait. Celui-ci avait des yeux flamboyants, une couronne brisée sur le front, et un regard chargé de colère.

Elle vit le moment où ils brisèrent la Pierre-Matrice, une source de magie originelle destinée à unir les peuples. Ils l’avaient utilisée pour redessiner le monde selon leurs ambitions. Les frontières s’étaient ouvertes, puis fracturées. Les royaumes s’étaient effondrés. Les terres s’étaient tordues, et les mémoires, effacées.

Puis un nom résonna dans l’air.

"Virellia."

La ville d’Elara. Fondée par ceux qui avaient fui, après avoir trahi. Fondée par ceux qui avaient effacé leur passé.

Elle vit un homme, au visage familier, poser la main sur la carte originelle, la déchirer, et enterrer les fragments sous la terre où, des siècles plus tard, sa propre famille bâtirait une maison.

Son sang gela. Cet homme… portait le même médaillon que son père.

Elara se réveilla en sursaut, les mains tremblantes. Le ciel au-dessus d’elle avait changé : plus rouge, plus dense. Le monde semblait avoir vieilli autour d’elle.

Elle mit du temps à reprendre ses esprits. Son carnet avait glissé de sa besace, ouvert à une page blanche désormais remplie de symboles anciens qu’elle ne se souvenait pas avoir tracés. Des lignes couraient, s’entremêlaient, formant la carte du monde ancien — celui d’avant la rupture.

Kaelen apparut à la lisière du plateau. Son regard inquiet rencontra celui d’Elara, et il sut, immédiatement, qu’elle avait vu.

Elle ne parla pas. Pas tout de suite. Le poids de la vérité la broyait.

« Tu savais, n’est-ce pas ? » dit-elle enfin, d’une voix rauque.

Kaelen baissa les yeux. « Je savais que les humains avaient joué un rôle. Je ne savais pas que toi… »

Elle le coupa. « C’est ma famille. Mon sang. C’est nous qui avons enterré la mémoire. Nous qui avons redessiné les cartes. »

Un long silence. Puis elle ajouta, plus doucement : « Peut-on réparer ce qui a été délibérément effacé ? »

Kaelen s’approcha, hésitant. « Pas en tournant la page. Mais peut-être… en retraçant les lignes. Une à une. »

Elara ferma les yeux. Les visions de la Pierre tournaient encore dans sa tête. Mais au fond d’elle, quelque chose avait changé. Elle n’était plus simplement une cartographe curieuse. Elle était l’héritière d’une faute, mais aussi la seule capable de la comprendre et de la transformer.

« Alors allons-y », dit-elle, les yeux brûlants de détermination. « Il est temps de tracer la carte de ce qui a été perdu. »

Ce soir-là, au bord du plateau, elle recopia les symboles qu’elle avait vus. Elle nota les noms oubliés, les terres disparues, les royaumes brisés. Kaelen veillait silencieusement, l’épée plantée dans la terre, comme un vestige d’un temps révolu.

Une nouvelle carte naissait, et avec elle, une promesse :

Le passé ne serait plus une malédiction. Il deviendrait un guide.

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