Les jours suivants, Elara et Kaelen marchèrent sans relâche vers le nord-est, longeant des crêtes couvertes de cendres et de lichen bleu, où la lumière semblait hésiter à pénétrer. Au-delà des falaises brisées s’étendait une vallée nommée Vareth, un ancien territoire oublié sur toutes les cartes humaines. Pourtant, Elara en avait découvert le nom inscrit dans les marges de la carte révélée par la Pierre-Mémoire.
Un nom effacé par le temps, rayé par les cartographes officiels. Vareth. Terre du Souffle de Verre.
— "Tu es certaine de ce que tu as vu ?" demanda Kaelen une nuit, alors qu’ils partageaient le feu d’un ancien sanctuaire brisé.
— "Oui", répondit Elara. "Le Souffle de Verre est un phénomène, pas un artefact. C’est une tempête. Une magie ancienne, qui pétrifie tout sur son passage… mais qui conserve les souvenirs."
Kaelen fronça les sourcils. Il connaissait les légendes. Des voyageurs changés en statues de cristal. Des villages figés pour l’éternité. Mais jamais il n’avait imaginé que cela puisse être une piste.
— "Tu crois qu’on peut y trouver une trace de l’artefact ?"
— "Je crois qu’on peut y trouver ceux qui savaient où il était. Figer une âme, c’est figer sa mémoire, non ?"
Kaelen ne répondit pas. Il observait Elara avec ce regard mélancolique, chargé de respect, mais aussi d’un doute profond. Chaque jour, elle changeait. Sa manière de marcher, d’observer le monde, d’écrire ses cartes. Elle devenait… quelque chose d’autre. Plus qu’une cartographe. Un témoin. Une porteuse d’histoire.
Le troisième jour, ils parvinrent aux portes de Vareth.
La vallée s’ouvrait comme une gueule immense, protégée par deux statues d’êtres ailés à moitié enfouis dans la roche. Le vent qui soufflait-là n’avait rien de naturel : il vibrait, chuchotait, fredonnait même une mélodie ancienne. Elara eut la chair de poule.
Ils pénétrèrent dans la vallée. Très vite, le sol changea. Le sol était craquant, lisse, couvert d’un dépôt cristallin. Et puis ils les virent.
Les formes figées.
Des silhouettes humaines. Hommes, femmes, enfants. Leurs traits conservés avec une précision terrifiante. Certains hurlaient, d’autres semblaient prier ou fuir. Leurs vêtements, leurs armes, même la sueur sur leur front… tout était transformé en verre.
Elara s’approcha d’un homme agenouillé. Il tenait un parchemin contre sa poitrine. Ses yeux, ouverts, reflétaient une terreur immense.
— "Ils sont… morts ?" demanda-t-elle doucement.
Kaelen hocha la tête. "Pas vraiment. Le Souffle de Verre fige le corps et l’esprit. Mais leur âme reste enfermée dans ce cristal. Si tu savais les appeler, ils pourraient te parler."
— "Et si je brise le verre ?"
— "Tu les libères. Et ils meurent. Définitivement."
Elara regarda autour d’elle. Toute une cité était là, figée depuis des siècles. Les tours de pierre avaient survécu. Les étals du marché. Même un chat, sa patte en l’air, figé en plein saut.
Elle sentit un vertige.
Puis elle le vit.
Un cercle gravé dans le sol, au centre de la ville. Une ancienne table de mémoire, comme elle en avait vu dans ses visions. Elle y courut, le cœur battant, suivie par Kaelen.
La table était recouverte de symboles. Certains brillaient encore faiblement.
— "C’est ici qu’ils enregistraient leur histoire", murmura Kaelen. "Avant la fracture. On y déposait des souvenirs, des images. On y communiquait avec ceux qui savaient."
Elara posa ses mains sur la pierre. Un choc l’envahit.
Elle se retrouvait au milieu d’un conseil. Des sages aux visages graves. Ils débattaient de l’avenir du monde, de la montée des ténèbres, de la convoitise des humains.
Puis apparut une image : un fragment de l’artefact originel. Une pierre d’obsidienne renfermant une lumière mouvante. Elle avait été confiée à une protectrice, une cartographe, la dernière capable de lire les lignes du monde.
Elara sentit ses jambes flancher.
Elle vit son visage. Ce n’était pas elle. Mais… c’était une ancêtre. Une femme aux traits familiers, entourée de papiers, de plumes, de cartes.
Elle entendit son nom : Elyrène.
Et elle comprit.
— "Mon sang…" murmura-t-elle. "Ma lignée… nous avons gardé le fragment. Nous étions les Gardiennes. Et nous avons… trahi."
Quand elle revint à elle, elle tomba à genoux. Kaelen la rattrapa.
— "Je… je l’ai vue", dit-elle en haletant. "Une ancêtre. Une cartographe comme moi. Elle avait l’artefact. Mais elle a choisi de le cacher… de l’éloigner de tous les peuples. Pour empêcher une nouvelle guerre."
— "Et maintenant ?" souffla Kaelen.
Elara leva les yeux. La cité figée brillait autour d’eux, comme si elle les observait.
— "Maintenant, il faut la retrouver. Son tombeau. Ses cartes. Il faut que je retrace son parcours. Et peut-être… que je fasse ce qu’elle n’a pas pu."
Kaelen se redressa.
— "Alors nous devons quitter cette vallée."
Elara regarda une dernière fois les âmes figées autour d’elle. Elle posa la main sur le bras du vieil homme au parchemin, et murmura un mot d’excuse.
Puis ils quittèrent la cité de verre.
Mais, dans leur sillage, la poussière scintillante se mit à frémir, et une voix brisée s’échappa du vent :
"Elara…"
Elle se retourna. Personne.
Mais elle savait que Vareth ne l’avait pas oubliée.
Le monde avait changé.Pas dans le fracas. Ni dans les cris. Mais comme la mer qui se retire lentement de la rive : un pas, puis un autre, laissant derrière elle des coquillages oubliés, des empreintes dans le sable, des trésors que nul n’avait cherchés.La Fracture avait laissé ses cicatrices. On ne pouvait pas marcher une heure dans ce nouveau monde sans tomber sur des traces de son passage : une faille qui scintillait comme un miroir brisé, une rivière qui se divisait en trois cours distincts avant de se rejoindre, une colline qui respirait par ses crevasses. Mais ces blessures, au fil du temps, étaient devenues paysages. Et les paysages, eux, étaient devenus des lieux de vie.Les anciennes cartes reposaient désormais dans les Archives Vivantes, non plus pour dicter… mais pour inspirer. On venait les consulter comme on vient écouter un conte ancien : non pour répéter, mais pour se souvenir que le chemin avait été ouvert par d’autres. De nouvelles cartes, mouvantes, souples, pre
La pluie tombait doucement sur les ruelles de Virellia.Ce n’était pas une pluie lourde, orageuse ou destructrice, mais une pluie tiède, presque caressante, qui glissait sur les tuiles et murmurait aux pierres. Chaque goutte, en frappant le sol pavé, semblait réveiller une mémoire ancienne, comme si la ville tout entière respirait par son réseau de caniveaux, de marches et de fissures. L’air avait cette odeur de terre gorgée d’eau, de bois mouillé et de métal patiné.Elara aimait ces instants. Des moments de pause, entre deux séismes du destin. Depuis la Fracture, les jours s’étaient succédé avec une intensité qui les avait laissés haletants, comme si chaque lever de soleil devait apporter un nouvel effondrement, un nouvel éclat d’inconnu. Mais ce soir-là, quelque chose se taisait. Le monde s’était apaisé un temps. Les lignes étaient stables, la carte silencieuse dans sa sacoche. Même les brumes, si souvent imprévisibles, semblaient couler avec douceur.Et pourtant… une impressio
Les cendres de la fracture flottaient encore dans les vents.Elles ne tombaient pas comme celles d’un feu éteint, mais comme une pluie lente de poussières lumineuses.Elles s’accrochaient aux vêtements, se déposaient sur les cheveux, s’infiltraient dans les plis de peau.Et lorsqu’on les effleurait, elles ne salissaient pas : elles scintillaient brièvement, comme si elles retenaient en elles un reste de lumière du cœur du monde.Mais ce n’étaient pas des cendres de mort.Plutôt des braises, tièdes encore, des éclats de promesses suspendues.Chaque grain semblait murmurer une possibilité, un chemin, un mot ancien que seuls les rêveurs savaient entendre.Le monde n’était plus le même. Les cartes anciennes, qu’on avait jadis conservées dans les voûtes profondes, ne valaient plus que pour mémoire, comme des reliques d’un langage que l’on n’emploierait plus jamais.Désormais, tout devait être redessiné. Chaque rivière cherchait un nouveau lit. Les frontières invisibles se déplaçaient au gr
La première secousse fut douce. Presque imperceptible. Comme un souffle que l’on sent à peine mais qui traverse tout le corps. Un simple frémissement dans le sol, une respiration trop lente pour être humaine. Pourtant, tous le sentirent, viscéralement, comme une vibration qui ébranlait l’âme avant le corps.Elara leva brusquement les yeux de la carte vivante. Les contours mouvants, les lignes impossibles, les filaments argentés qui s’entrelaçaient au rythme de sa respiration semblaient danser sous ses doigts. Elle savait que quelque chose de profond venait de se réveiller.— Ça a commencé, murmura-t-elle, la voix tremblante mais ferme.Le ciel s’assombrit sans nuages. Le bleu s’effilochait en larges traînées d’encre mouvante. L’air vibrait, chargé d’une énergie que personne ne pouvait contenir. Une aura irisée monta des racines de la terre elle-même, comme si la forêt tout entière respirait d’une même tension, prête à se déchirer. Les arbres penchèrent légèrement, leurs branches invers
La lumière du matin perçait à travers les branches inversées de la forêt comme à travers les vitraux d’un temple oublié. Chaque feuille pendait à l’envers, laissant pendre ses nervures vers le ciel, et les bourgeons luminescents pulsaient doucement au rythme de l’aube, respirant avec le monde. L’air avait cette odeur d’écorce humide et de pierre chauffée par un feu invisible. Ici, rien ne ressemblait à la veille. Chaque aube semblait réécrire les contours des arbres, la couleur des mousses, la place des sentiers. Le monde n’était plus un décor figé : il était une partition en perpétuelle composition, une mélodie improvisée dont chaque note venait juste de naître.Elara, agenouillée sur le sol, traçait lentement un cercle avec la pointe de sa dague. Le sable et les fragments de pierre s’écartaient sous sa main assurée. Mais cette fois, ce cercle n’était pas un retranchement. Ce n’était pas un refuge contre l’inconnu. C’était… une invitation. Une ouverture à ce qui viendrait.Elle marqua
Ils descendirent du ciel comme des cendres portées par le vent.Mais ce n’étaient plus les mêmes êtres qui avaient quitté la terre.Le fragment avait laissé en eux une empreinte. Invisible, mais vibrante. Une tension nouvelle, insaisissable, qui faisait frissonner l’air autour d’eux comme une corde d’instrument sur le point de rompre. Les oiseaux s’étaient tus. Même le vent semblait hésiter à les toucher, comme si le monde les percevait… les reconnaissait… ou les redoutait.Elara serrait la carte vivante contre sa poitrine. Elle ne révélait encore aucun tracé visible, mais chaque fibre du parchemin pulsait au rythme de ses propres pensées, comme si la frontière entre la matière et l’esprit s’effaçait peu à peu. Elle pouvait sentir le souffle de l’objet, un battement doux et régulier, presque comme celui d’un cœur endormi.Le sol qu’ils retrouvèrent n’était pas tout à fait le même que celui qu’ils avaient quitté.Les arbres autour du point d’atterrissage semblaient avoir changé d’angle,