Chapitre 3 : La Malédiction

Le feu crépitait dans l’âtre de la vieille maison, jetant des ombres dansantes sur les murs tapissés de livres anciens et de toiles effacées par le temps. Shelby était assise dans le fauteuil en cuir de son père, enroulée dans une couverture de laine rugueuse. Ses doigts jouaient machinalement avec le médaillon en forme de lune qu’elle n’avait pas quitté depuis la veille.

Son père entra dans la pièce, portant un vieux cahier relié en cuir. Il le posa délicatement sur la table basse, puis s’assit face à elle. Sa mère resta en retrait, les bras croisés contre sa poitrine, le regard inquiet.

— Tu es prête ? demanda doucement son père.

Shelby hocha la tête. Elle n’était pas sûre de l’être, mais il fallait qu’elle sache. Tout.

Il ouvrit le cahier. Des pages manuscrites, noircies d’encre, exhalaient une odeur de poussière et d’encre sèche. C’était un journal — celui de son arrière-grand-mère, Lylia Elkson.

— La malédiction, commença son père, n’est pas née du hasard. Elle est le fruit d’un pacte ancien, passé entre un ancêtre lointain et une entité de la forêt appelée Aeshrar, l’Esprit de la Lune Sombre.

Shelby fronça les sourcils.

— Un pacte ? Quel genre de pacte ?

— Un pacte de survie. Il tourna une page, révélant un dessin à l’encre : une silhouette d’homme à genoux devant un loup gigantesque aux yeux blancs. Notre ancêtre, Elian Elkson, a été pourchassé par des hommes et laissé pour mort dans les montagnes. L’Esprit de la Lune lui a offert la force et la vitesse d’un loup pour survivre, mais en échange, tous ses descendants porteraient en eux la marque de la lune.

Shelby sentit son estomac se nouer.

— Une marque ?

Son père désigna son poignet. Sous la lumière vacillante, la peau semblait vibrer. Un motif lunaire, à peine visible, apparaissait parfois quand la lumière touchait l’angle parfait. Elle avait toujours cru que c’était une tache de naissance étrange.

— C’est le sceau, dit-il. Une cicatrice spirituelle. Tant que le porteur ne subit pas de choc traumatique, la malédiction reste en sommeil. Mais une fois activée, elle est irréversible.

Shelby se mordit la lèvre.

— Alors je suis… condamnée ?

— Pas condamnée. Liée. Sa mère s’avança enfin. Mais la lune ne t’oblige pas à devenir un monstre. Elle t’offre un pouvoir, oui, mais aussi un choix. Et ce choix, Shelby, c’est celui de vivre avec ou de te laisser consumer.

Elle s’assit à ses côtés et caressa tendrement ses cheveux.

— Mais tu dois comprendre ce que cela implique.

Son père reprit la parole :

— À chaque pleine lune, ton corps répondra à l’appel. La transformation est inévitable au début. Ta vision changera. Ton odorat, ton ouïe… tout deviendra plus vif. Ta peau sera plus sensible. Ta colère, plus présente.

Shelby frissonna.

— Et si je perds le contrôle ?

— C’est déjà arrivé. Sa mère baissa les yeux. Ta tante… Clara. Elle s’est transformée pour la première fois à dix-neuf ans. Mais elle n’était pas préparée. Elle a blessé quelqu’un. Pas mortellement, heureusement, mais elle n’a jamais réussi à se le pardonner.

Shelby se leva et marcha lentement jusqu’à la fenêtre. La forêt derrière la maison semblait plus sombre que d’habitude. Plus… vivante. Comme si elle aussi retenait son souffle.

— Je sens quelque chose en moi, murmura-t-elle. Un feu. Un battement ancien. Quand je suis seule, la nuit… c’est comme si je n’étais pas seule.

— C’est ton loup, répondit son père. Il ne vit pas à part de toi. Il est toi. Mais il n’obéit qu’à ton cœur, pas à ta peur.

Elle se retourna vers eux, le regard tourmenté.

— Et si je ne suis pas assez forte ?

Sa mère s’approcha, lui prit les mains.

— Alors nous serons là pour te relever. Comme nous l’avons été pour les autres avant toi. Mais tu n’as pas le droit d’abandonner, Shelby. Pas toi. Pas maintenant.

Son père tourna une autre page. Cette fois, c’était un schéma : les différents stades de transformation. D’abord les yeux. Puis les ongles, les crocs, la poussée musculaire, les pulsations cardiaques. Puis la métamorphose complète.

— À la première pleine lune, tu ne pourras pas l’éviter. Il faudra t’enfermer. Ici, dans la cave. On l’a aménagée pour ça. Mais avec l’entraînement, tu apprendras à transformer seulement certaines parties, ou à résister à l’appel.

— Et si je refuse la transformation ?

Sa mère hésita.

— Refuser, c’est comme retenir sa respiration indéfiniment. Tu finiras par exploser.

Shelby s’assit à nouveau, ébranlée.

— Et Brade ? Lui, il semblait… habitué. Maîtrisé.

— Alors il a été entraîné. Probablement par une meute. Il pourrait t’aider à comprendre ce que nous ne pouvons pas t’enseigner.

— Mais vous ne vouliez pas que je le voie, répliqua Shelby. Pourquoi ?

Son père ferma le journal.

— Parce que certaines meutes ont tourné le dos à l’humanité. Elles ne croient pas au contrôle. Pour eux, la bête est la véritable nature. Et toi, Shelby… tu es née sous la Lune Sanglante.

— L’alpha…

Il acquiesça.

— Beaucoup te voudront. Pour te contrôler. Ou pour t’éliminer.

Un long silence tomba sur la pièce.

Shelby respira profondément. Puis elle demanda :

— Comment je saurai… quand ça commencera ?

— Tu le sentiras. Comme un tremblement intérieur. Une montée d’énergie incontrôlable. Ton cœur battra comme un tambour. Ton souffle deviendra rauque. Et si tu ne te calmes pas, le loup prendra le dessus.

Elle se leva, résolue.

— Alors il faut que je m’entraîne. Avant que la pleine lune n’arrive.

Son père sourit tristement.

— C’est dans cinq jours.

Shelby inspira profondément, la gorge nouée. Cinq jours. Cinq nuits pour apprivoiser un feu intérieur qu’elle n’avait jamais connu.

Avant de remonter se coucher, elle demanda doucement :

— Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je née sous cette lune ?

Sa mère la serra contre elle, et lui murmura :

— Parce que tu es destinée à changer les choses, Shelby. Pour le meilleur… ou pour le pire.