LOGINDaphné Delacroix détestait les imprévus, et encore plus la moquette tachée. Le vin rouge, sur un beige crème d'époque, relevait de l’affront personnel. Elle masqua l'incident en se positionnant stratégiquement, faisant mine de converser avec un ambassadeur ennuyeux, tout en ajustant le micro dissimulé près de sa gorge.
— Gustave, vous êtes sur écoute, n'est-ce pas ? murmura-t-elle sans bouger les lèvres. — Je suis devant la porte des hommes, Madame. L’odeur du désespoir est palpable, répondit la voix sèche de Gustave dans l’oreillette. — J’ai besoin que Cédric sorte immédiatement. Sophie Leclerc, la bibliothécaire, est sur le point d’être abordée par un architecte de quarante-cinq ans dont la femme est décédée il y a six mois. C’est un profil compétitif !
Daphné jeta un regard à Alexandre, qui parlait toujours de fusions avec Béatrice, l'air aussi passionné que s'il lisait un bilan comptable. Plan A stable, pour l'instant. Mais Benjamin...
Benjamin, l'artiste, se tenait non loin, prétendument en train d'attendre Éloïse Dubois (la restauratrice d’art). En réalité, son objectif était fixé non pas sur les œuvres, mais sur une serveuse. La jeune femme portait l'uniforme noir du traiteur, mais ses cheveux étaient coiffés en tresses complexes et un petit tatouage de libellule apparaissait au-dessus de son poignet. Elle riait avec une spontanéité que Daphné détestait : la spontanéité non filtrée.
— Gustave, mettez une pression psychologique sur Cédric pour qu'il sorte. Je vais m'occuper du Cadet.
Daphné abandonna l'ambassadeur au milieu d’une phrase sur les accords commerciaux et se dirigea, telle une panthère, vers Benjamin.
— Benjamin ! Quel beau cliché vous pourriez prendre de ces magnifiques lustres de Murano ! lança-t-elle, s’interposant entre lui et la serveuse. — Intéressant, Mère, mais ces lustres ne racontent pas d’histoire. Regardez-la, dit Benjamin, insistant du menton vers la serveuse qui tournait le dos. Elle a une vie, des rêves, une fatigue qui se voit dans la courbe de son épaule. Je parie qu’elle est étudiante en botanique.
Daphné plissa les yeux. Botanique ? C’était la dernière chose qui figurait dans le Cahier Secret.
— Cette jeune femme est charmante, mais elle est… de passage. Éloïse Dubois est là, elle s’intéresse aux couleurs et à la lumière, comme vous.
Au même instant, le talkie-walkie de Daphné crépita : « Il résiste, Madame. Je crois qu’il est en train de se nettoyer les chaussures avec le papier absorbant. »
— Un génie ! souffla Daphné. Elle se tourna vers Benjamin, essayant la douceur. Mon chéri, promets-moi que tu iras parler à Éloïse. C’est la jeune femme avec la robe en velours vert, près du Portrait d’une Dame de l’aile Ouest. — Je promets d'aller lui parler après avoir pris quelques clichés en cuisine. C’est là que se trouve le vrai spectacle.
Benjamin, armé d’un sourire innocent, se faufila dans une porte de service.
Daphné resta figée un instant. Plan B : échec. Benjamin s’est enfui dans la zone de non-droit.
Elle reprit la direction des toilettes, foudroyant du regard le majordome.
— Gustave, bougez-vous ! Je le prends en main.
Elle frappa trois coups secs à la porte des hommes.
— Cédric ! C’est Maman. Ouvrez immédiatement. — Non ! répondit une voix étouffée. Je suis hideux ! J’ai une énorme tache de vin qui ressemble à un continent sur l’Antarctique de mon smoking ! — C’est une simple auréole, et elle s’estompera. J’ai Sophie qui est seule et l’architecte approche. Pensez à Baudelaire ! Les Fleurs du Mal ont bien plus de taches que votre smoking ! — Baudelaire était maudit, Maman ! Je ne veux pas être maudit !
Daphné posa sa tête contre la porte, ses yeux se fermant d'exaspération. Elle avait une vision : Benjamin courait après une étudiante en botanique et Cédric s'enfermait pour cause de catastrophe œnologique.
— Écoutez-moi bien, Cédric. Vous allez sortir. Je vais vous confier une mission vitale pour la famille Delacroix. J’ai besoin de vous comme intermédiaire.
Le verrou de la porte glissa lentement. Cédric sortit, le visage rougi par la panique, la tache de vin à peine dissimulée.
— Quelle mission ? demanda-t-il, l'air soupçonneux. — Alexandre. Mon avocat d'affaires. Il est sur le point de faire une erreur catastrophique. Il parle à Béatrice de Valois depuis trente minutes et n'a pas prononcé un seul mot personnel ! Il est en train de saboter son mariage futur ! — Mais... que voulez-vous que je fasse ? — Allez immédiatement les interrompre. Inventez une urgence, un faux coup de fil, n’importe quoi ! Détournez-le des affaires et forcez-le à parler de quelque chose de romantique avec Béatrice. C’est une urgence. Vous êtes mon agent secret.
Cédric, obnubilé par l'idée d'une mission qui le rendait utile (et lui permettait d'éviter Sophie), se redressa, la peur laissant place à une nouvelle anxiété : celle de l'échec stratégique.
— D’accord, Maman. Je le fais.
Il se dirigea vers Alexandre et Béatrice. Daphné le regarda partir. La bibliothécaire était toujours seule. Le plan B pour Cédric était de le faire agir comme un agent double, puis de le diriger, épuisé par l'effort, vers le calme de Sophie.
Mais alors que Cédric approchait de son frère, il ne vit pas la serveuse, celle-là même qui avait distrait Benjamin, s'approcher d'Alexandre. Elle tenait une flûte de champagne et un plateau. Et elle semblait se diriger tout droit vers la conversation la plus importante de la soirée.
C’était un soir de décembre, et Paris était recouvert d’une fine pellicule de givre. L’hôtel particulier des Delacroix brillait de mille feux, mais l’atmosphère à l’intérieur n’avait rien du faste habituel des galas.Les trois frères étaient là. Alexandre, tenant fermement la main de Lyra ; Benjamin, l’air sombre mais présent ; et Cédric, dont le bras entourait les épaules d'une Sophie intimidée mais résolue. Ils se tenaient face à la cheminée, comme un tribunal attendant l'accusée.Daphné entra. Elle ne portait pas son armure de soie habituelle, mais un simple pull en cachemire gris. Elle semblait plus petite, plus humaine. Dans ses mains, elle tenait l'objet du délit : le Cahier Secret.— Merci d'être venus, commença-t-elle, sa voix stable malgré l'émotion. Je sais que la confiance est une porcelaine qui, une fois brisée, ne se recolle jamais parfaitement. Mais je ne vous ai pas fait venir pour des excuses. Je vous ai fait venir pour une fin.Elle s'approcha de la cheminée. Les flam
Cédric marchait dans les rues de Paris comme un somnambule. Dans sa poche, il sentait le poids du petit fragment de parchemin que Sophie lui avait offert — ce mot "Amor" qui lui semblait maintenant être une cruelle ironie.Il arriva devant le petit appartement de Sophie, près de la place Monge. Il hésita, puis frappa. Quand elle ouvrit, elle portait un vieux gilet en laine et tenait un livre. Son sourire s'éteignit en voyant la mine dévastée de Cédric.— Cédric ? Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes blanc comme un linge.Il entra sans dire un mot et s'assit à la petite table de la cuisine, là où ils avaient bu du thé quelques jours plus tôt.— Sophie, je dois vous dire quelque chose. Quelque chose de terrible. — Vous êtes marié ? Vous avez tué quelqu'un ? plaisanta-t-elle, avant de voir qu'il ne riait pas.— C’est pire. Notre rencontre... le homard... le fait que je sois venu aux Archives ce jour-là... Tout cela était écrit.Il lui raconta tout. Le Cahier Secret, le "Plan C", les enquêt
Daphné Delacroix resta immobile au centre de la pièce, le Cahier Secret serré contre sa poitrine. Elle fixa la porte close comme si, par la seule force de sa volonté, elle pouvait faire revenir ses fils, effacer les dernières minutes et réécrire la scène.Mais la réalité ne se laissait pas corriger à l’encre violette.— Madame ?La voix de Gustave, feutrée et prudente, s’éleva du fond du couloir. Le majordome s’approcha, portant un plateau avec une seule tasse de tisane fumante. Il observa le désordre — le carnet jeté, le vase déplacé par le geste brusque d'Alexandre, et surtout, le visage de sa patronne.— Ils sont partis, Gustave, murmura Daphné sans le regarder. — Je crains que oui, Madame. Monsieur Cédric semblait particulièrement... ébranlé. — Ébranlé ? J'ai passé des mois à lui construire un avenir ! J'ai trouvé la femme parfaite, j'ai orchestré des rencontres que le destin lui-même aurait été trop paresseux pour organiser ! Et il me traite de monstre ?Elle se laissa tomber dan
Le retour à Paris fut silencieux. Dans le jet privé, Alexandre et Lyra s'étaient endormis côte à côte, épuisés par l'adrénaline de Naples. Daphné, elle, ne dormait pas. Elle griffonnait dans une marge de son carnet, cherchant comment transformer l'incident Visconti en une "expérience de croissance nécessaire" pour justifier son ingérence.Le lendemain matin, dans le grand salon des Delacroix, l'atmosphère était lourde. Cédric était passé prendre des nouvelles de ses frères, le visage encore rayonnant de sa soirée avec Sophie.— Mère, vous êtes rentrée ! Tout s'est bien passé en Italie ? demanda Cédric avec sa gentillesse habituelle. — Un succès total, mon chéri. Alexandre est sain et sauf, et l'objet a été retrouvé. Un peu de grabuge, mais rien qu'une Delacroix ne puisse gérer.Daphné fut appelée par Gustave pour une urgence en cuisine — une question de température de cave à vin. Elle posa négligemment son sac à main sur le guéridon de l'entrée.Cédric, cherchant un stylo pour noter u
L’air de la sacristie de San Felice était devenu glacial. Le Comte Visconti, que Daphné avait pris pour un noble excentrique et un allié de circonstance, se tenait là, l'élégance prédatrice, entouré de ses deux "gardes du corps" qui ressemblaient plus à des exécuteurs qu’à des majordomes.— Comte, commença Daphné, sa voix ne trahissant qu'un léger tremblement, vous faites une erreur de casting monumentale. Je ne suis pas une touriste que l'on intimide.— Oh, je le sais, Madame Delacroix, répondit Visconti en jouant avec une chevalière en or. C’est pour cela que je vous garde ici. Votre fils a fait le travail difficile : il a localisé l'objet. Mademoiselle Lyra a fourni l'expertise. Et vous... vous avez fourni la couverture parfaite. Qui soupçonnerait une transaction de la Camorra en présence d'une grande dame parisienne ?Alexandre fit un pas en avant, protégeant Lyra de son corps. Sa posture n'était plus celle d'un avocat plaidant, mais celle d'un homme prêt à en découdre.— Laissez-
Dans la pénombre feutrée des archives Visconti, la tension était palpable. La salle sentait la poussière, le papier vieilli et le désir de contrôle de Daphné.Alexandre et Lyra travaillaient côte à côte à une immense table en acajou. Alexandre, le costume impeccable, maniait les registres de transport du XVIIIe siècle, cherchant des manifestes. Lyra, les manches retroussées, examinait des lettres privées et des inventaires de cargaison.Daphné se tenait à l'écart, prétendant lire un journal italien, mais écoutant chaque mot.— Regarde ça, Alexandre, murmura Lyra, pointant une note manuscrite. Un inventaire de bord datant de 1944. Une caisse est marquée "Contenu sensible – Propriété V.F." — V.F. ? C'est la signature de l'officier de liaison que nous cherchions, dit Alexandre. Cette caisse a été déroutée de son transport original vers Palerme. Elle a été déclarée "endommagée" et déchargée ici, à Naples, pour être stockée.— Mais où ? s'interrogea Lyra. Les documents disent qu'elle a été







